Chapitre 10 : La traversée
L’aube s’élevait sur la steppe anatolienne dans une pâleur dorée et froide, les montagnes se dessinaient au loin, tels des vaisseaux fantôme flottant dans la brume naissante.
Le moteur du vieux 4x4 grondait tandis que la route se déployait vers le sud-est, droite comme une cicatrice dans le paysage. Layal conduisait, le visage impassible, les yeux fixés sur l’horizon.
Marc, assis à ses côtés, observait en silence le paysage défiler : plaines ocre, collines arides, rares villages accrochés aux pentes. Tout semblait immobile, figé, hormis quelques troupeaux de chèvres accompagnés par des enfants et quelques yourtes éparses au loin.
Il n’avait presque pas dormi depuis Istanbul. Les questions sans réponse, le grondement du moteur et les chaos de la route le tenaient éveillé.
— Tu as faim ? Lui demanda Layal.
— On se tutoie maintenant ?
Il avait été un peu sec, mais il se sentait encore vexé de son accueil de la veille.
N’ayant pas appréhendé le ton de sa réponse, ou passant outre intentionnellement, Layal continua :
— Ouvre la caisse métallique, derrière le siège, il y a quelques khubz préparés, des dattes et un thermos de café.
A la mention du thermos de café, la rancune de Marc s’évapora. Il défit sa ceinture et se contorsionna à l’arrière du véhicule pour ouvrir la caisse, récupérer le thermos, deux khubz emballés de papier d’aluminium et deux gobelets en carton.
Il sortit un des sandwichs qu’il tendit à Layal, versa du café dans une tasse qu’il posa dans le porte gobelet entre les deux passagers, puis s’en servit un également. Une odeur mêlée de poivre et de cardamone lui envahit les narines. Il le bu avec entrain.
— Pouaaah ! cria t’il en recrachant sa gorgée, c’est quoi ça ?
— Café turc. Puissant hein ?
— Oui, je confirme dit-il d’un air un peu dépité en reposant la tasse dans le porte gobelet. Au moins il ne m’en n’aura pas fallu beaucoup pour me réveiller définitivement. Alors… c’est quoi la suite du programme ?
— la prochaine étape c'est le poste frontière d’Habur et après on aura celui d’Ibrahim Khalil côté Irakien à passer, ensuite on file sur Bagdad ;
— Je ne comprends pas… comment veux-tu que je passe la frontière ? Je n’ai pas de visa ! je croyais que Tariq t’avait envoyé pour me faire passer clandestinement ?
— Ouvre la boîte à gants et prends la pochette plastifiée.
Marc s’exécuta. Il ouvrit la pochette transparente dans laquelle il trouva un passeport, une carte d’identité française et une carte de presse. Il tourna un regard incrédule vers Layal :
— Jacques Chancel… c’est une plaisanterie ?
— Non, c’est ta nouvelle identité, tu es journaliste et tu vas en Irak pour faire un reportage sur les derniers attentats de Daech. Tout est carré, et le visa est valable, le plus compliqué a été de trouver ta photo.
Marc scruta les documents avant de les mettre dans la poche intérieure de sa veste.
— Vous êtes militaire ou faussaire ? Ces documents ont l’air tout ce qu’il y a de plus vrai.
— Tariq a des relations, dans certains milieux… répondit Layal, un mince sourire au coin des lèvres.
Marc observa le profil de Layal. Ses cheveux tirés en arrières avec un chignon laissaient voir ses traits fermes mais fins, un joli nez en trompette, et ses yeux bleu acier rivés sur la route. Il se demandait comment une ancienne militaire en était arrivée à faire passer en fraude un chercheur du CNRS avec des faux papiers d’identité pour un homme tel que Tariq.
— Toi et Tariq, vous vous êtes rencontrés comment ?
Laya ne répondit pas tout de suite. Elle resta concentrée sur la route, les doigts crispés sur le volant. Le silence s’éternisant, Marc se demanda s’il n’avait pas franchi une limite avec sa question. Puis elle inspira légèrement.
— C’était il y a quatre ans, près de Mossoul. J’étais affecté à la Direction de la Police de Protection des Antiquités. Nous étions en patrouille de nuit au Tell Nebi Yumus lorsque nous avons vu un pickup qui circulait tous feux éteints.
Marc l’écoutait en silence, concentré sur son récit.
— On encercle le véhicule, on débarque, armes levées… et on trouve Tariq. On fouille le véhicule et on y trouve des statues, des tablettes, des poteries… il avait entassé ça dans des caisses de fruits. Il disait qu’il voulait les sauver.
— Vous l’avez cru ? demanda Marc. Lui-même s’était toujours demandé si Tariq n’avait pas des activités à la limite de la légalité.
— Non. On l’a arrêté, menotté et soumis à un interrogatoire en bonne et due forme. Autant nous avons vite compris qu’il ne faisait pas parti d’un groupuscule terroriste, autant nous étions persuadés qu’il allait revendre ses trouvailles au marché noir en Turquie, et qu’il s’était retrouvé au mauvais endroit au mauvais moment.
Marc repensait à toutes les tablettes que Tariq lui avait envoyé à Paris, les photos qu’il arrivait à obtenir et que ne cessaient de le surprendre…
— Vous avez trouvé à qui il les vendait ?
— Non, c’est ça le pire. Il disait vrai. Lors de l’interrogatoire il nous a exhorté de surveiller le Tell Kuyunjik, a quelques centaines de mètres de Tell Nebi Yunus, de l’autre côté de la route, c’est là, disait-il, que les hommes de Daech avaient prévu de commettre un attentat.
— Le Tell Kuyunjik ? là où se trouve la bibliothèque d’Assurbanipal ? Il y a encore des milliers de tablettes, des bas-reliefs, des archives complètes…
— Oui, et il risquait sa peau pour les préserver. La nuit suivante, nous avons pu déjouer l’attentat annoncé par Tariq.
— Alors vous l’avez relâché ?
Elle hésita, puis ajouta :
— Non, enfin, pas vraiment. Je l’ai aidé à s’échapper et je suis parti avec lui.
— Mais pourquoi ? tu étais dans l’armée, tu as a déserté ? pour Tariq ?
— Pas pour Tariq, mais pour ses idées. Nous avons eu le temps d’échanger longtemps tous les deux, et j’avais besoin de donner un sens à ma vie. C’est lui qui me l’a donné. Dans l’armée, j’exécutais des ordres et des hommes. Avec Tariq, on sauvegarde notre histoire et notre patrimoine.
Le 4x4 fit un soubresaut, et au loin, on devinait les premiers bâtiments épars du secteur frontalier : des miradors, des barbelés, la silhouette métallique d’un poste de contrôle.
— On arrive à Habur, dit Layal, qui semblait soulagée de ne pas avoir à continuer la conversation. Elle réduit légèrement la vitesse du véhicule.
— J’espère que ça va passer… murmura Marc dont l’inquiétude montait d’un cran.
— Pour toi, oui.
Layal prit une inspiration qui n’augurait rien de bon et reprit :
— Pour moi, sur celui d’Habur, normalement ça ira aussi, mais sur le poste frontière Irakien… Ça dépendra s’il y en a qui me connaissent.
Le Defender s’immobilisa derrière une file de véhicules poussiéreux. Des soldats turcs arpentaient la zone, fusils en bandoulière, le regard menaçant.
Layal se redressa sur son siège.
— Reste calme, ne regarde pas les soldats dans les yeux et si on te demande quelque chose, c’est moi qui réponds.
Marc la regarda en haussant les sourcils, « rester calme » se répétât-il intérieurement, « facile à dire… ».
La file de véhicule avançait lentement. A mesure qu’ils approchaient du poste, la tension augmentait dans l’habitacle du 4x4.
Un garde turc fit signe au 4x4 d’avancer, et deux soldats approchèrent, la main sur leurs fusils.
— Kimliklerinizi çikztin ! dit sèchement l’un d’eux en s’approchant de la portière de Layal.
Son regard glissa sur les papiers que lui tendait la jeune femme, pendant que le deuxième soldat s’engagea à faire tour de la voiture.
Marc sentit la sueur lui couler le long du dos tandis que le premier soldat s’attardait sur son passeport.
— Français ? Pourquoi venir ici ? cracha le soldat dans un français très approximatif en regardant Marc.
— Il est journaliste, je l’accompagne pour un reportage sur les attentats en Irak, voilà sa carte de presse.
— Pas à toi la question, à lui, rétorqua le militaire.
Marc resta un court moment tétanisé, regarda Layal, puis répondit :
— Je… je suis journaliste pour France Télévision, c’est une grande chaine française, nous voulons faire un reportage sur les dommages causés par les attentats sur les sites historiques irakiens.
— Ah, France Télévision, tu connais Anaïs alors. Anaïs Baydamir très connue en France, c’est cousine éloignée à moi.
Marc était certain que son visage devait être d’un rouge cramoisi et que les perles de sueurs le long de ses tempes étaient aussi visible qu’une guirlande de noël sur un sapin enneigé.
— Oui ! bien sûr ! Elle présente la météo !
— Evet ! Ah ah ! Météo ! France Télévision.
Il se tourna vers son camarade qui scrutait l’intérieur du véhicule par la porte arrière.
— Eh ! Mehmet, Anais'i tanıyor o !
— tamam, kim olduğunu bilmiyorum. Arkasında hiçbir şey yok, répondit l’autre.
— Bah ! Lui rien connaître, rétorqua le soldat en sortant un tampon qu’il apposa d’un geste ferme sur le passeport. Allez-y.
Sans attendre plus longtemps, Layal accéléra et ils se retrouvèrent sur le pont permettant de franchir la rivière Habur Çayı, séparant la Turquie de l’Irak.
Juste de l’autre côté du pont, c’était le poste frontière Irakien qu’il fallait passer maintenant.
Layal regarda Marc à la dérobée.
— Bien joué pour la météo.
— Aucun mérite, je regarde juste les informations le soir et la météo avant. Manie de célibataire endurcie.
— Pour le poste d’Ibrahim Khalil, ça va être quitte ou double. Soit ce sont les Kurdes qui le gardent aujourd’hui et ça passe, soit ce sont les autorités Irakienne, et alors…
— Et alors ?
— Tu prie pour qu’il n’y ait pas un ancien camarade de régiment.
Le poste d’Ibrahim Khalil était un édifice massif, couvert d’un auvent triangulaire bétonné, soutenu par deux piliers de pierre trapézoïdaux.
Il n’y avait qu’un véhicule devant eux, déjà cerné par trois douaniers en uniforme vert olive. Deux 4X4 étaient positionnés de chaque côté des accès, moteurs allumés, prêts à bondir.
Sur les portières, des écussons rouge, blanc, vert avec un soleil jaune au centre.
— Des Kurdes. Des Peshmerga, murmura Layal soudain soulagée.
Même rituel. Un des soldats demanda les papiers des passagers lorsque leur tour arriva. Des regards inquisiteurs, mais le passage fut ouvert sans discussion.
Pressés d’en finir, Layal et Marc repartirent sans demander leur reste, et ne virent pas un des militaires s’écarter du groupe pour passer un appel sur son téléphone portable.
Quelques instants après, Layal accéléra vivement.
— Parfait ! plus que six cent kilomètres et nous serons à Badgad, sept heures de route. Si nous n’avons pas d’ennui.
La route, en plutôt bon état, serpentait dans les montagnes et les vallées du nord. Ils croisaient d’autre véhicules, parfois poussifs, mais les tronçons à quatre voies permettaient les dépassements et rattraper le retard.
Arrivé aux environs d’Elbil, la circulation se densifia. Plus l’objectif s’approchait, plus Marc se sentait nerveux. Layal lui refusait en plus de se dégourdir les jambes lors des ravitaillements d’essence. Il n’en pouvait plus de rester assis dans cette voiture. Les rares arrêts qu’elle s’était autorisés étaient toujours dans des endroits déserts, et seulement de quelques minutes.
Après Elbil, la circulation devint à nouveau plus éparse, mais ils durent se plier à plusieurs contrôles de sécurité.
Ils traversèrent pendant plus d’une heure une plaine aride, avec pour seul relief des collines desséchées au sommet aplati.
Un pipeline borda soudain la route, accompagnant les voyageurs sur plusieurs kilomètres. Puis Marc vit apparaitre au loin un complexe industriel avec de grand silos métalliques, des cuves, et d’immenses cheminées d’où s’échappaient par intermittence des flammes immenses.
— Ce sont des raffineries ? Demanda Marc.
— Oui, la région est très active, il y a un champ pétrolifère important prêt d’ici. On est à Kirkouk. Il faut que l’on s’arrête chez une connaissance pour téléphoner à Tariq et lui indiquer que nous arrivons d’ici trois à quatre heures au point de rendez-vous.
— Encore quatre heure ? Mais on a fait les deux tiers du trajet en trois heures ? Kirkouk n’est qu’à deux cent cinquante kilomètres de Bagdad.
— Oui, mais la route est totalement pourrie entre les deux villes, et le risque est grand de tomber dans des embuscades.
— Charmant, murmura Marc en reportant son regard sur le paysage. Puis se retournant à nouveau vers Layal :
— Tu ne peux pas l’appeler avec un téléphone portable ?
— Je pourrais.
— Et alors, pourquoi on s’arrête ?
— Je n’ai pas envie que l’on soit géolocalisé. Puis après une pause elle rajouta :
— Mais je me demande si nous n’avons pas déjà été localisé…
— Comment ça ?
— Il y a un nuage de poussière qui nous suit depuis Elbil, je n’arrive pas à distinguer le véhicule, mais cela m’étonne qu’il reste toujours à la même distance. Il va falloir ruser avant d’arriver chez mon contact, et être prudent en ressortant de la ville.
Après la zone industrielle, Marc aperçu les premières maisons des faubourgs de Kirkouk. Les bâtisses avaient un ou deux étages, elles étaient carrées avec des terrasses et, pour la plupart, du linge étendu dessus. Les stigmates de la guerre et des attentats étaient encore visibles : immeubles détruits, des trous dans les trottoirs, une reconstruction chaotique dans les zones éloignées du cœur de la ville.
La circulation se faisait difficile, avec le bruits permanent des Klaxons et des exhortations des conducteurs. Le regard de Layal se portait régulièrement sur le rétroviseur. Soudain, elle braqua le volant à gauche et accéléra en s’engouffrant dans une ruelle entre deux immeubles. Elle tourna à nouveau à droite, failli renverser un vieux monsieur qui n’eut pas l’air de s’en soucier, puis vira à gauche. Arrivée au bout de la rue, elle se faufila dans la circulation d’un autre boulevard se dirigeant vers le centre-ville.
Après avoir regardé dans son rétroviseur une nouvelle fois, elle semblait rassurée.
— S’ils nous suivaient, ils ne sont plus derrière.
— C’est qui « ils » interrogea Marc ?
— On n’en est pas encore certain. Tariq t’expliquera répondit-elle en se stationnant devant la devanture d’une petite épicerie.
— Attends moi, j’en ai pour cinq minutes, profite en pour te dégourdir les jambes, mais ne t’éloigne pas.
Layal revint en effet rapidement, avec un gros sac de sport noir qui semblait assez lourd à porter et qu’elle posa à l’arrière du Defender.
Elle remonta dans la voiture et reprit la route.
— Tariq nous attend, il a hâte de te voir.
— Oui, moi aussi. C’est quoi dans le sac ?
— Kalashnikov, arme de poing, grenades. Je t’ai dit que cette partie de la route peut être compliquée.

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