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Des mains expertes et dévouées raccommodaient les habits des réfugiés; elles confectionnaient davantage pour les soldats. Ces femmes saluèrent la générosité d’une voisine qui ouvrait sa maison aux blessés en convalescence, plaignant aussi l’amie sans nouvelles de son époux. Même Blanche ne manqua d’animer la conversation, évoquant un prochain baptême... Toutes pensaient aux soldats luttant sur le front – de peaux de lapins, certaines faisaient même des plastrons qui leur étaient destinés –, aux garçons élevés dans l’héroïsme de leur père. Aurélie découvrait la solidarité de ces toutes âmes pétries de courage. En celles-ci se forgeait la résignation. Il fallait tenir; certes, elles tiendraient. Les femmes s’en sentaient la force. À leurs côtés, l’adolescente apprit le point de croix; elle sut aussi repriser une chemise, broder un ourlet...

— Tu as de l’or dans les doigts! la complimenta Yvonne.

Une camarade de classe avait arboré fièrement un châle qu’elle venait de broder pour une Alsacienne en exil installée avec ses enfants sous son propre toit; cette famille n’avait pu être autorisée à demeurer dans la capitale tandis que le père luttait contre l’Allemagne.

« Justine n’a que faire des réfugiés! »

De nombreuses élèves admirèrent néanmoins son ouvrage d’une politesse convenue. Aux pieds d’Aurélie tombait une écharpe; la jeune fille en venait à bout.

— Mon fils m’a écrit, expliqua Yvonne; il se bat dans le nord du pays. Quel soulagement de recevoir enfin une lettre...

— Voulez-vous nous la lire?

Yvonne posa son ouvrage sur la table basse du salon puis sortit une enveloppe dont elle retira un feuillet. Pour ses amies, les rumeurs dont, par maladresse, toutes se faisaient l’écho, prenaient fin; la réalité de la guerre semblait palpable. Certaines souffraient de l’absence des hommes que celles-ci n’auraient cependant empêchés de partir; elles étaient la douceur qui manquait à ces soldats, la lueur soutenant la monotonie des jours difficiles. La guerre ne leur avait pas enlevé l’espoir de voir la vie revenir à son point de départ.

— Votre père est rentré chez vous, n’est-ce pas, ma chère Yvonne? demanda Louise.

— L’hôpital l’a libéré la semaine dernière; pourtant, il boîte encore.

— Montrons-nous compréhensives, insista Blanche. La guerre va avoir besoin de lits: ceux de l’hôpital et du couvent ne suffisent déjà plus...

La vieille femme avait aperçu une ambulance sur le parvis de l’établissement. Des infirmières en sortaient, poussant des fauteuils ou des civières vers l’hospice.

— Savez-vous que le vieux Thouard y a été admis en donnant tous ses outils? poursuivit Louise. Il entretient le jardin en échange d’un lit. Le pauvre homme est seul depuis la mort de son épouse et n’a aucun enfant pour veiller sur lui.

Comme un soldat, ce veuf n’avait plus rien à désirer.

Puissent les chaussettes, mitaines et écharpes parvenir à ceux qui se battaient sur le front ou demeuraient prisonniers; une chaleur étreindrait ainsi leur corps endolori. La patrie pouvait compter sur ses petites mains!

— Qu’on ne vienne pas me dire que les femmes n’ont aucun droit! se plaignit le notaire, attablé avec des amis dans un café de la ville haute. Elles en prennent. Si la guerre continue, on aura bientôt vu le front envahir jusque notre maison, cédant devant la soudaine autorité de nos compagnes.

— Bientôt, poursuivit son clerc, nous aurons heureusement remporté la victoire. Des volutes de fumée couronnaient ces échanges mêlés de politique, de patriotisme et de haine raciale...

— La chose est entendue, conclut Gustave. Cette guerre est une affaire d’hommes. Messieurs, buvons à nos chers garçons qui souffrent d'être de vrais mâles!

Aux yeux de ces notables, une femme se devait d’être discrète, manipulant avec précaution et, en silence, les objets qu’elle pouvait avoir à prendre en main; quand bien même ces derniers n’étaient pas fragiles, elle avait à agir comme s’ils pouvaient se briser à tout moment. N’était-elle frêle jusqu’à susciter de la compassion et appeler ainsi à être protégée? Comme ses amis, le maire observait la mobilisation des femmes; tous n’avaient craint que l’invasion allemande.

— Nous sommes prêts, insista le notaire. Je vous l’assure en tant que Français. Nous ne sommes plus en 1870! La guerre sera terrible mais courte. N’avons-nous pas hissé plusieurs fois notre drapeau?

— Méfions-nous, poursuivit le pharmacien. Nos ennemis ne sont pas tendres! Il y a plus de vice en eux que dans la bouche de ma défunte mère.

— L’Angleterre marche heureusement avec nous; quant à l’Italie, celle-ci reste neutre. Qu’espérer de plus?

Seul Constant se montrait prudent; le médecin ne semblait jamais prendre parti lors d’égales conversations que sa petite-fille surprenait quelquefois au sein de son cabinet. Plus qu’une erreur, la guerre était une absurdité à ses yeux. Ce fut avec émoi que le vieil homme avait accueilli l’annonce de la mort de Jean Jaurès, quelques jours avant la mobilisation; il ne s’apitoyait, d’ailleurs, sur les territoires français perdus. Lui ne se sentait pas de taille à lutter contre un empire.

Sur les murs des salles de classe, l’Alsace et la Lorraine se rappelaient aux écoliers. Certes, la géographie de la France connaissait d’étranges maux; la patrie était souffrante. Quand retrouverait-elle ses provinces?

— Plusieurs d’entre nous espèrent revoir leur famille, déclara l’instituteur. Sachez que nos efforts la soutiennent.

Alban songea à l’un de ses camarades, sans nouvelles de son oncle depuis le début de la guerre. Pourvu que celui-ci ne nourrisse pas l’ennemi... Aux yeux des écoliers, il était préférable de détruire son jardin que de lui servir à manger.

— Ces Allemands sont des ogres, affirma Odilon pendant le déjeuner. Mon père me dit qu’ils sont trop gourmands: ils veulent s’agrandir en mangeant la France!

— Le mien est parti à la guerre en me faisant promettre de ne jamais serrer la main d’un Allemand, même vainqueur, déclara fièrement Séraphin.

Combien de cailloux les enfants avaient-ils jeté dans la propriété d’Ernst?

Les pommes qui poussaient dans son verger étaient agréablement sucrées... D’un goût délicieux, ces fruits se tenaient à la portée de leurs petites mains audacieuses; les garçons n’avaient qu’à se hisser sur la pointe de leurs souliers cloutés pour se régaler. Les plus âgés se servaient toujours en premier, ne laissant le tour à leurs cadets que lorsqu’ils estimaient être rassasiés. Aucun d’entre eux ne le respectaient plus depuis le début de la guerre; aussi Ernst sortait rarement pour les chasser. Cet Alsacien avait quitté son village près de Colmar lorsque les Français battirent en retraite face à leurs ennemis; lui n’était qu’un petit garçon. À la mort de ses parents, installés comme commerçants, il avait vendu la boutique et conservé leur maison. Son nom fit souvent obstacle; heureusement, il était d’une grande gentillesse. Tout en sermonnant les petits malins qui le défiaient sous ses pommiers, lui souriait dès que leurs têtes blondes disparaissaient dans le jardin public attenant. Célibataire et sans enfant, Ernst n’en était que plus curieux. La guerre le rendit étrange; on ne le regardait plus qu’à travers le doute.

Que faisait-il près de la gare certains jours?

À l’église, le vieil homme venait communier toujours après les autres fidèles; seul le père Ambert, que ses paroissiens trouvaient trop généreux, semblait ne pas le rejeter – les laïcs lui reprochaient, au contraire, de faire preuve de faiblesse –. Un inconnu rédigea en vain un courrier au préfet, accusant Ernst de renseigner l’ennemi par une lettre qu’il venait de poster. Les longues promenades que l’Alsacien faisait en compagnie de son chien étaient d’ailleurs vues d’un mauvais œil; même les excréments de l’animal paraissaient maudits. Les Allemands ne se nourrissaient-ils pas de ces immondices abandonnées sur le pavé? Certaines discussions s’arrêtaient lorsque quittant la mairie où il se présentait chaque matin, Ernst rentrait chez lui; les uns et les autres, tels d’amers corbeaux faits homme ou femme, craignaient de le laisser surprendre un mot concernant leur fils ou leur mari sur le front – lui demeurait sans nouvelle de ses amis contraints au silence, contraints également de servir l’occupant, et ignorait leur sort comme celui du maire de sa commune natale, fusillé pour avoir essayé, selon les Allemands, de protéger des francs-tireurs –. Même les commerçants se montraient désobligeants, vérifiant l’argent qu’ils lui prenaient et passant un coup d’éponge sur le comptoir après chacun de ses passages.

Nombreux étaient les habitants qui, amassant des denrées ou des billets tant qu’ils le pouvaient encore, se mirent à attendre devant les épiceries, les guichets de banque... Revivre soixante-dix? Aucun ne voulait manquer de quoi que ce soit. Les étals furent bientôt vides. Des poches sortaient quelquefois plusieurs timbres achetés au bureau de poste qui jamais ne franchirent les limites de l’octroi, circulant tant de fois que d’ingénieuses mains les couvrirent de fines feuilles d’aluminium – de délicates gens la refusèrent, elles, par souci d’hygiène –; Blanche ne s’étonnait même plus de proposer une étrange monnaie lorsqu’elle se rendait auprès d’un marchand...

« Parti endosser l’habit des défenseurs de notre valeureux pays »

Ces quelques mots annoncèrent la fermeture d’une boutique de jouets en ville.

— Ma petite-fille aura un poupon français pour fêter Noël! affirma Yvonne.

— Les modèles fabriqués en Alsace sont ravissants, reconnut Louise. Ils ont de jolis yeux bleus et des cheveux d’une laine soyeuse...

Aurélie offrirait une paire de mitaines à son père.

*

Lorsque le télégramme bleu qu’il tenait entre ses mains était arrivé, Gustave étudiait les logements disponibles pour accueillir les nouveaux réfugiés annoncés par le préfet; des réquisitions de chevaux attendaient déjà un examen de sa part. Que l’élu n’oublie pas les allocations versées aux femmes des soldats mobilisés! Resterait-il assez de fonds pour les œuvres de bienfaisance? Aux maux de la guerre répondaient des actes officiels. Gustave se décida enfin à frapper.

Les morts appartenaient au passé; aux autres de penser à l’avenir.

Blanche avança vers le buffet puis retourna le portrait du défunt, comme elle l’avait fait pour sa fille. Interdit, Alban lâcha son cartable de cuir.

Les mollets nus, l’enfant portait en cet automne de hautes chaussettes de laine; sa grand-mère avait cousu la culotte et la veste bleues qu’il arborait fièrement. Alban ne refusait que de mettre la cravate afin de ne pas l’air d’un monsieur à neuf ans. De belles boucles brunes honoraient son front altier sous un béret aux couleurs de la haute mer par un ciel d’été qu’il héritait de Jacques.

— Notre père est mort, confia-t-il à son plus jeune frère qu’il vint trouver aussitôt. Personne ne nous embêtera plus à l’école.

Comme pour sa mère qu’il n’avait pas connue, Félix ne versa aucune larme; le garçon ne ressentait étrangement rien d’autre qu’une absence, même pas le regret de n’avoir appris l’alphabet pour écrire au soldat. Son frère s’était isolé près de l’étang dans une cabane faite de branchages dont Jacques partageait le secret.

« De temps en temps, pensa Aurélie en faisant un signe de croix, il faudrait arrêter la guerre pour compter les morts ».

L’orpheline se vêtit de couleurs funestes et coiffa ses longs cheveux juste au-dessus de la nuque en un chignon. Si Georges avait pu mourir chez lui, il aurait eu une place dans le caveau de famille; un pantalon noir et une chemise blanche étendus sur le lit qu’il avait quitté donnèrent néanmoins corps au disparu.

De son père décédé plusieurs semaines auparavant, un petit garçon reçut le prénom. La femme qui venait d’accoucher semblait épuisée; elle logeait chez une amie qui lui épongeait le front en sueur. Ses propres enfants tendaient l’oreille, debout derrière la porte de sa chambre, lorsqu’avait résonné un cri. Combien de naissances le médecin avait-il vécues? Ses mains expertes ne perdaient leur savoir-faire.

Constant était un grand homme.

Les cheveux bruns et la moustache soigneusement taillée, il demeurait très séduisant. Constant était médecin, comme son défunt père avant lui. De nombreuses demoiselles avaient autrefois attendu de lui un regard; il épousa Blanche. Sa mère décéda peu après ses noces d’une pneumonie foudroyante. Des joies parvinrent à combler cette absence; aussi, la demeure familiale ne parut guère longtemps trop grande. Le couple perdit hélas deux enfants en bas âge dont un à la naissance – le second succomba à la méningite –. Il fallut attendre longtemps de voir grandir un premier enfant! Constant était déjà bien âgé lorsque sa fille vint au monde. Élevée dans la tradition chrétienne, Mathilde fut gâtée comme la promesse d’un bonheur tant attendu. Jusqu’au mariage de celle-ci, le médecin ne croyait pas perdre à nouveau la fierté durement acquise d’être père. Il ne pleura pas la mort de la jeune femme mais, ses cheveux devinrent gris.

Georges n’était plus.

La lumière s’échappa du lustre qui surplombait le velours tiède tandis que le vent chahutait avec les branches des platanes que la municipalité n’avait pas encore fait élaguer sur le quai. Délicieux potiron! Félix appréciait dans le silence la pâle lueur d’une lampe à pétrole que son grand-père avait allumé dans l’obscurité; la flamme dansait devant ses yeux émerveillés.

— J’ai peur, se plaignit le petit garçon dans la nuit.

Le vent avait mué en tempête; même les murs de la demeure tremblaient de peur devant ce souffle puissant qui châtiait tuiles, branches et pots de terre.

— Reste auprès de moi si tu veux, murmura sa sœur.

Fermant les yeux, le sommeil emporta l’enfant dans ses rêveries où l’attendait son père; Aurélie l’entendit prononcer le nom que tous deux cesseraient désormais d’articuler.

*

Endeuillée une fois encore, Blanche visita une amie dont le fils unique avait trouvé la mort depuis plusieurs semaines; cette pauvre femme n’avait plus de place en son cœur que pour la douleur. Le soleil était assez haut et éclairait la salle à manger. Blanche approcha du fourneau éteint depuis de trop longues heures. L’hiver n’était-il aux abois? Allumant des braises sous la bouilloire, la vieille femme frotta vigoureusement ses mains l’une contre l'autre – la chaleur se répandit lentement en elle – et contempla quelques instants les flammes bleuâtres qui vacillaient.

— L’eau chauffe, murmura Blanche. Nous allons prendre un thé ensemble.

Au jour des funérailles, toutes deux s’étaient agenouillées telles ces familles en souvenir des disparus en mer – de faux cercueils et des plaques pieuses honoraient les hommes morts au loin –. Les rôles étaient distribués. Au père Ambert de s’assurer que le soldat tué au combat avait eu une messe; Gustave avait prononcé un discours empreint de fierté, ne cédant ni aux larmes ni à la tristesse. Toute disparition en patriote d’un homme sacrifiant sa vie et luttant contre le barbarisme germanique ne représentait-elle un honneur pour celles et ceux que l’absent laissait?

Certaines femmes avaient compris qu’il leur faudrait donner encore; un soldat ne suffirait pas...

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