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Trempés d’Acier

« Les mois, hélas! se succèdent aux mois sans laisser luire l’espérance, même lointaine, de voir cesser bientôt cette guerre si funeste ou, pour mieux dire, ces massacres. »

(Benoît XV.)

La guerre qui, d’après le sentiment général, devait être de courte durée – les armées étaient si perfectionnées, si meurtrières! les armées mobilisées si nombreuses! – semble au contraire devoir se prolonger indéfiniment. L’opinion, jadis révoltée à l’idée que, des mois entiers, des millions de soldats s’entretueraient, se rend aujourd’hui à l’évidence, accepte sans murmurer trop haut les sacrifices de plus en plus lourds en hommes, en argent, en manque de gagner, que lui impose le conflit préparé, voulu, déchaîné par l’empereur d’Allemagne.

Il ne faudrait cependant pas trop se fier aux apparences. Dans les conversations particulières, des stratèges en chambre s’élèvent amèrement contre le généralissime, d’autres se désolent de la pénurie des affaires. Ailleurs, certains se plaignent d’avoir perdu leur situation, d’être gênés dans leurs voyages ou leurs plaisirs. En un mot, les doléances sont aussi multiples que diverses, qu’injustes aussi, car c’est à remarquer: ceux-là même qui se taisent sont précisément ceux qui auraient le plus le droit de récriminer, ceux qui souffrent le plus de la guerre, ceux qui ont perdu tout espoir de se relever, la paix la plus glorieuse que nous puissions désirer, fût-elle signée.

C’est que ceux-là ont vu, c’est que ceux-là savent, comprennent pourquoi le général Joffre ne peut encore prendre l’offensive sur toute la ligne de front; c’est que ceux-là, témoins quotidiens de l’héroïsme, de l’abnégation de nos soldats dans les tranchées, estiment avec raison que leurs peines personnelles ne sont rien.

Les plaisanteries, les distractions que s’offriraient, d’après les récits des journaux, les soldats pour tuer le temps à cinquante mètres de l’ennemi, légende ou simples incidents plus que rares. La vérité est autre. Ecoutons un de nos confrères du Journal des Débats, qui a vécu la vie des tranchées.

« La journée, écrit-il, coule dans l’inaction, mais dans la fièvre. Que faire dans ces trous?... Le sentiment de l’inutile vous hante et pèse ainsi qu’une fatalité. Que faire? Penser. Mais est-ce possible en pareil état?... Ecrire? Mais c’est à peine si on associe deux idées. Dormir dans les chambres de repos? Tout est humide et glacé, et les réveils sont atroces. Parler? Oui, parler de n’importe quoi, oublier le temps, mais surtout attendre la nuit qui délivrera du cauchemar des jours avec l’action et avec la mort.

« La nuit est venue. Dans la tranchée, chacun est à son poste, l’arme prête, attendant l’instant de la fusillade, et les canons grondent toujours, les obus continuent à passer; la pluie tombe, l’eau coule, elle suinte de la terre, pénètre les défenses de paille ou de planches et alourdit le sol sous les pieds. On s’enlise, une boue laiteuse étreint le bas des jambes, mais les efforts sont trop inutiles, on ne bouge pas, on se laisse enfoncer dans la terre. »

L’heure de la soupe a sonné. Est- elle bonne? Là où les cuisines accèdent, le repas est chaud; il réconforte et réjouit, constate notre confrère, mais ailleurs?... Empruntons-lui encore quelques citations:

« La nourriture est portée dans des seaux par des hommes, à pied... quatre et cinq kilomètres dans la nuit inquiétante, dans des boyaux de tranchées. Les porteurs sont accablés sous le poids: ils sont fatigués et, moitié pour se décharger, moitié parce qu’ils ont soif, ils boivent du vin dans les seaux; ils reprennent la route, ils s’arrêtent encore, ils tâtonnent, heurtent les murs, et la terre éraflée tombe dans le vin, dans les plats. Quand on est au terme, le repas si abondant de l’intendance – car l’intendance fait une nourriture remarquable – est froid, réduit, horrible. Mais la bonne humeur des soldats n’est pas changée. Ils plaisantent le cuisinier et ses maîtres d’hôtel. En vérité, ces gens sont trempés comme l’acier.

« Et pour dessert, voici la bataille. »

Nous n’en parlerons pas. Devant l’ennemi, dans l’ardeur du combat, dans le feu de l’action, le soldat français est ce qu’il fut toujours: courageux, audacieux, narguant la mort, multipliant, sans même s’en douter, les actions d’éclat, bravant les balles, les pluies d’obus, recherchant les corps-à-corps. Nos enfants sont les dignes fils de nos ancêtres, les preux qui firent la France; nous avons le droit d’en être fiers, mais non de nous en étonner.

Par contre, nous avons lieu de nous réjouir et d’être même quelque peu stupéfaits de leur résistance au spleen, à l’ennui mortel de la vie de tranchées. Un miracle s’est produit: les fils de France ont puisé dans leur patriotisme une nouvelle qualité: sans rien perdre de leur maestria, ils ont appris à être patients, à subir passivement, sans plaintes, une existence absolument contraire à leur tempérament. Ils plaisantent, ils plaisantent encore, ils plaisanteront toujours; cependant, ils ne peuvent douter que, des semaines, des mois, très probablement, ils devront continuer à s’immobiliser, à attendre, dans l’inaction, l’heure que choisira le généralissime pour bondir sur l’ennemi et le bouter enfin hors de nos frontières.

Des hommes sachant ainsi calmer leurs nerfs, dompter leur nature, sont réellement trempés d’acier. La paix se fera attendre, c’est vrai; elle n’en sera ni moins belle, ni moins glorieuse, car elle nous aura été acquise par le double héroïsme de nos armées, héroïsme de valeur militaire durant l’action.

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