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Messieurs, déclara le lieutenant Quérec. Notre artillerie bombarde les positions allemandes depuis plusieurs heures. Certains d’entre vous ne fêteront pas l’armistice. Faites votre devoir. Vive la France!

Comment se dérober à ces paroles terribles mais envoûtantes?

Des balles frôlèrent l’officier; d’autres rencontrèrent certains de ses hommes qui, aussitôt, s’écroulèrent. Tremblant de froid et bouleversé par sa propre peur, Jacques saisit son fusil. En ligne de tirailleurs, son bataillon atteignit une crête puis, sous les ordres du lieutenant, tira sur les Allemands qui se défendirent. Le soldat parut soulagé du silence de leurs mitrailleuses jusqu’à voir des inconnus en uniforme vert-de-gris plonger une baïonnette dans le corps de ses compagnons.

— Visez le ventre! avait hurlé l’officier en charge de l’instruction des recrues de sa classe.

La guerre, avec toutes ses horreurs, était là.

Des hommes criaient de douleur; aveuglante, la folie semblait gagner les autres. Jacques ne reconnaissait plus les visages de ses compagnons sur lesquels il avait vu un sourire. Étaient-ce là ceux avec qui il marcha vers le front?

Un Allemand surgit brusquement.

Jacques lui asséna un coup de poing sur le visage; l’homme tomba à terre. Était-il mort? Était-il évanoui? Le lieutenant Quérec se jeta sur le corps gisant dans la tranchée et porta son poignard à la nuque de l’ennemi, sectionnant la carotide – le soldat était voué à une mort certaine –. Il avait tué un homme; ce n’était pas un exploit. Il avait ôté la vie; ce n’était pas un crime.

L’offensive de Perthes-lès-Hurlus sur le bois franchi avait échoué. Hélas, les Allemands restaient sur les mêmes positions.

— Quels salauds ! s’emporta Joseph.

Les cadavres des hommes assassinés le matin demeuraient encore aux pieds de leurs camarades qui les prenaient à deux, l’un à la tête, l’autre par les bottes, avant de les jeter par-dessus le parapet.

— V’nez nous les chercher! cria Barnabé aux ennemis venus en renfort jusqu’aux premières lignes.

— Ils ont dû faire v’nir des nouveaux! poursuivit Marius. J’les attends ces enfoirés...

L’imprimeur faisait la guerre avec le plaisir de se battre. Il n’avait rien à venger; le goût du combat l’animait davantage que ses années de service militaire dans le silence des armes. Trois ans de caserne et enfin, la mobilisation!

— J’leur fout’rai bien une raclée...

Jacques pensa toute la soirée puis les jours suivants à l’Allemand mort sous ses yeux.

*

Agenouillée près de son lit, Aurélie priait, un chapelet entre ses mains délicates. Puisse-t-elle être entendue! À l’aube, sa tête était posée sur le lit dans lequel l’adolescente n’avait pas dormi; ni le froid de la nuit ni la posture de son corps endolori ne l’avaient éveillée. Aurélie remplit le pichet en porcelaine sur sa table de nuit et se frotta le visage. Elle se refusa à penser ce que Jacques, et leur père avant lui, se trouvaient forcés d’accomplir.

Sur les hommes assassins, les saints veillaient.

*

— J’suis pas pressé d’dire bonjour là-haut! déclara Marius.

Les hommes ployaient le genou devant l’aumônier qui se tenait devant eux; certains, fervents laïcs, se félicitaient de voir mobilisés les ecclésiastiques. Avec la piété d’un homme d’Eglise, le prêtre devenu soldat exerçait son sacerdoce sur le front. Là où était la place de la prière se trouvait la sienne. N’avait-il davantage célébré de messes en temps de guerre qu’autrefois? En ce jour saint, il avait repris le képi et les bottes rangés sous l’autel improvisé pour la communion de quelques fantassins au repos ayant pu trouver dans les maisons abandonnées plusieurs serviettes blanches de table ainsi que des planches.

Les canons, hélas, donnaient parfois la réplique...

— Dieu n’existe pas, soupira Jacques. Dieu n’existe pas. Le premier dimanche que j’ai vécu sur le front, je me voyais protégé par ce jour où le monde fut créé; je me trompais. Dieu n’existe pas. Même à la Noël, les canons ont tiré. Dieu n’existe pas.

Des fidèles en prière pouvaient voir, en ce matin de mars, les obus éclater au loin. Que n’avaient-ils souvent dû reprendre en hâte les fusils, laissant les psaumes! Au prochain assaut, le prêtre laisserait sa soutane pour porter les blessés non vers l’église, mais auprès d’un médecin qui, au nom de la science, parviendrait peut-être, lui, à sauver les hommes. Pouvait-il espérer pour ces derniers une rédemption? L’aumônier s’étonnait de la force que le mal avait déployée pour les encourager à montrer les poings; néanmoins, il guiderait ces âmes égarées.

— I’ doit y avoir du monde avec saint Pierre! s’exclama Athanase. J’aime mieux rester ici.

Des hommes munis de lanterne circulaient dans la tranchée, entraînant les grognements et les injures de ceux qui, enrôlés dans leur vareuse, attendaient. Ne rien faire que laisser passer le jour puis contempler la nuit toujours trop longue absorber la vie menée durant le jour. Jacques la trouvait belle sous ces étoiles qu’il n’avait jamais vraiment pris le temps de regarder.

— Quel gâchis!

L’officier marchait devant celui qui allait recevoir ses ordres; son ordonnance les suivait, une lampe à la main. Seul le bruit de leurs pas prévenait de leur arrivée.

— On ne pouvait continuer à servir de cible à l’ennemi...

Des uniformes? Les hommes avançant en première ligne n’observaient que les lambeaux de coton sur le no man’s land!

Jacques avait tué un ennemi en le regardant dans les yeux. Était-il un assassin? Le doute lui avait évité de se sentir coupable jusqu’à cet instant où il se trouva face à l’Allemand qui mit un doigt sur la gâchette, trop tard. Jacques l’avait tué, assurément. Que de silhouettes ne vit-il tant de fois tomber ce jour-là... Le soldat avait même lutté de toutes ses forces pour sortir un camarade de la terre brune qui l’ensevelit, entre vie et mort, par l’explosion d’un obus; ce furent les hurlements du lieutenant Quérec qui le firent abandonner ses efforts désespérés. Jacques sentit les larmes ruisseler sur ses joues couvertes de glaise que le feu allemand ne cessait de bouleverser; la paume de ses mains contemplée alors lui parut souillée d’une terre sèche de plusieurs jours. L’attaque avait été brève, mais violente.

De nombreux hommes jetés avec leurs armes dans la mêlée des vivants et des morts étaient parvenus à prendre la première ligne adverse. Une victoire pour les communiqués du lendemain; les héros, eux, ne pensaient qu’à dormir. Pourvu que la paille ne soit pas trop humide...

— Tu en fais une tête! s’exclama Antoine.

Guéri de la diphtérie, le soldat se contentait de manger ou de dormir; Jacques s’était empressé, à son retour de convalescence, de soulager son ami de ses corvées, fut-il éreinté par celles que le sergent exigeait déjà de lui.

— J’vous emmerde! hurla l’ordonnance aux hommes qui le questionnaient. Et encore, j’suis poli.

Enfin, le capitaine ouvrit un drap de lit trouvé dans une maison abandonnée par ses propriétaires et qui tenait office de porte. Les ordres furent formels. Devait être repoussée l’attaque prévue cette nuit au nord de Mourmelon-le-Petit.

Et je voudrais mourir, un soir, sous un ciel rose, en faisant un bon mot pour une belle cause.

Comment au front la poésie d’Edmond Rostand pouvait-elle trouver écho?

Oh! frappé par la seule arme noble qui soit, et par un ennemi qu’on sait digne de soi, sur un gazon de gloire et loin d’un lit de fièvres, tomber la pointe au cœur en même temps qu’aux lèvres!

Jacques se rapprocha du jeune homme qui venait de reprendre avec éloquence les vers du dramaturge; celui-ci contemplait à présent le ciel parsemé d’étoiles, la tête rejetée en arrière sur la paroi molle de la tranchée de laquelle, baïonnette au canon, il s’apprêtait à sortir aux premières lueurs du jour. Comme tant d’autres, Célestin confiait son destin à la guerre. Le sourire tranquille, il accomplissait à vingt ans son devoir d’homme et de citoyen; son honneur s’élevait au-dessus de l’horreur. Fût-elle inutile, la mort d’un soldat n’en était que plus belle à ses yeux.

— Les batailles de jadis promettent la gloire aux combats présents, affirma Célestin. Nous mourrons en soldats pour mieux être honorés. Comment renier la guerre en nous? Il n’est de héros que morts.

Jacques admettait lui-même que tous les hommes ne voulaient la guerre, mais aucun ne pouvait se résoudre à ne pas être de ceux qui luttent. Quelle punition d’en être privé!

— Quand j’étais petit, se souvint Célestin, je voulais être chevalier pour combattre l’épée à la main sur un fougueux destrier; j’aurais sauvé une jeune fille qui, amoureuse de moi et conquise par mon courage, m’aurait épousé...

— T’es d’corvée pour les latrines! ordonna brusquement le sergent.

Un rêve d’enfant s’effaça devant cette écœurante réalité de la guerre.

Erat, est, fuit, ajouta Jacques dont les mots étaient une promesse d’amitié tendue vers le normalien. C’est, ce sera, ce fut.

*

Hortense prit ses affaires sans dire un mot, appelée par le directeur; elle avait compris. Même ses camarades la regardèrent sortir du cours de latin d’un air grave. Depuis la mobilisation, Aurélie la savait seule avec une grand-mère aveugle dont les doigts meurtris par les rhumatismes pouvaient à peine travailler. Ses voisins veillaient néanmoins sur elle. Quelquefois, la jeune fille trouvait des fagots de bois sur le seuil de sa porte, certains légumes... En ce jour où le directeur vint la trouver en classe, Hortense ôta des mains de sa grand-mère endormie un chandail inachevé; elle défit une à une les mailles maladroites et reprit l’ouvrage. La vieille femme tricotait chaque jour; elle tricotait la nuit: elle tricotait...

— Veux-tu que nous écrivions à ton père, ma petite? proposa celle-ci.

Hortense prit ses mains.

— Nous n’enverrons plus de lettres...

Pas une femme osa présenter ses condoléances indiscrètes; toutes venaient néanmoins plus que de coutumes observer le courage de l’orpheline en congé. Fille d’un commerçant en mercerie dont le commis avait repris les affaires, Hortense ne manquait pas d’aiguilles, ni de fils ou de boutons; Aurélie achetait auprès d’elle toutes sortes d’articles de couture.

En tenue de deuil, son amie reprit place à ses côtés après plusieurs jours d’absence. Hortense avait sacrifié son père et attendait désormais la victoire, comme une évidence.

Les choses allaient de soi.

Que les enfants se consacrent sérieusement à leurs études serait une récompense digne de la souffrance des hommes. L’instituteur n’avait-il pas vanté le courage des soldats qui laissaient un fils à la maison? Poursuivant un débat sur celui qui avait lutté bravement contre l’armée romaine, le vieillard précisa que Vercingétorix n’avait été vaincu qu’avec honneur. À Louis XIV, les Français devaient surtout la grandeur de leur pays.

— Odilon, pouvez-vous nous parler de son règne?

— Assurément, maître.

L’élève se prépara à une formidable leçon d’histoire, lui qui ne brillait que dans le regard des autres. — Roland Garros?

L’aviateur avait perfectionné le tir à travers l’hélice. Au désespoir de René, il était prisonnier des Allemands depuis son atterrissage forcé entre leurs lignes. Le petit garçon était intarissable sur les exploits du seul héros digne d’intérêt à ses yeux. Engagé volontaire, cet as avait abattu plusieurs avions ennemis depuis sa mobilisation; or, tous les hommes cités en héros par le maître d’école étaient morts. Lorsque celui-ci fit allusion à Marie Curie, certains de ses élèves chahutèrent dans les rangs.

— Une fille? s’écria l’un d’eux.

*

— J’épous'rais bien celle qui m’écrit, confia Athanase. Elle m’gâte comme un gosse et ses lettres embaument un doux parfum d’femme...

— La mienne a l’âge d’êt’ma fille, expliqua amèrement Joseph qui demeurait sans nouvelles de sa famille depuis plusieurs mois.

— Il est arrivé un drôle de truc à un gars qu’j’ai croisé à l’hosto, interrompit Marius.

— Raconte! s’exclama Célestin. — Le soir-même, il est mort. Il avait plus qu’une jambe. Bon sang! C’qu’il pouvait sentir... D’vinez c’qu’il a vu! Lui qui s’imaginait embrasser une jolie Parisienne a eu la surprise d’voir la porte s’ouvrir sur une ménagère, pas trop laideron d’ailleurs. Il était v’nu la voir pendant une perm’ à Pâques.

— Débite sinon j’te fais avaler mon Lebel! s’impatienta Athanase.

— « J’lui ai fait la cour! » qu’il s’vantait.

— Il l’a séduite? osa demander Célestin.

Raymond donna un brusque coup de coude à son voisin.

— Non, il a balayé sa cour...

Des rires fusèrent dans l’obscurité. La guerre pesait bien lourd sur les épaules des soldats pour les suivre au repos; tous avaient été vaccinés contre la typhoïde et se sentaient d’humeur paresseuse. Certaines soirées d’été paraissent longues. Antoine écrivait; peut-être le jeune homme se déclarait-il à sa mère vivant et en bonne santé, taisant les cadavres et les rats. Qui lirait de tels mots sans détourner les yeux aussitôt? Jacques, lui, observait un compagnon écraser dans son quart quelques grains de café avec la lame de son couteau avant de passer sa main sur celle-ci, ignorant son officier qui fumait. Comment oublier l’éclat d’obus qui lui ôta de la bouche sa pipe, sans une égratignure?

— J’m’ennuie, mon lieut’nant.

— Astiquez votre fusil.

— Sauf vot’respect, poursuivit Barnabé. J’crois qu’botter l’cul des Boches m’plairait assez. Y a longtemps qu’j’ai pas vu la couleur d’leurs yeux. Ça m’embêterait d’les laisser à la r’lève...

L’officier rit.

— Patience, soldat.

Soudain, Jacques considéra avec sérieux un camarade qu’il vit arriver telle une bête égarée parmi les siens. Cet homme que tous respectaient – il avait participé à la bataille des frontières en Moselle –, était revenu, une nuit, avec une paire de bottes allemandes qu’il avait lui-même ôtées à un soldat tué lors d’un précédent assaut et laissé, depuis, aux corbeaux. Aucun imprudent n’avait jugé nécessaire de le ramener entre les lignes ennemies...

Gaston semblait être la guerre.

Sa bravoure était sans égal, son endurance exemplaire. Il dormait peu; levé le premier et couché après ses camarades, il semblait ne jamais fléchir. Tous les nouveaux conscrits en firent ainsi leur parrain; Gaston fut, hélas, blessé par l’un d’eux au cours d’une mission de reconnaissance.

En ce soir de juin, le soldat regagna la tranchée, son arme blanche tachée d’un sang rouge vif accrochée à sa ceinture. Jacques savait que cet homme taciturne achevait ses adversaires d’un coup bref dans la poitrine; lui grommelait plus qu’il ne parlait. Lorsque Gaston revenait parmi les siens, les gémissements des blessés couchés à quelques mètres s’étaient tus. Comment laisser à l’ennemi un avantage? D’un côté comme de l’autre du champ de bataille, certains fantassins évoquaient une femme – à leurs yeux écœurés, un guerrier luttait toujours pour celle qu’il aimait –; d’autres évoquaient la folie. Même les Allemands le craignaient. Une fois, Gaston s’était occupé d’un cheval affreusement mutilé dont le hennissement arrachait des larmes amères à ceux qui l’entendaient.

La guerre ne finissait pas.

*

Le képi bas et les épaules lasses, certains hommes marchaient vers l’arrière; la guerre était finie pour ces prisonniers dévisagés sans pudeur par un opérateur des armées. Occupant toute la chaussée, la large cohorte obligea les Français qui montaient en ligne à s’écarter; chacun regardait l’autre, entre curiosité et mépris. Tels des trophées exposés sur le mur d’un salon, les soldats qu’Aurélie dévisageait avec curiosité semblaient la fixer eux aussi du regard. Cette invention paraissait digne d’un prodige depuis qu’elle l’avait découverte avec son père lors d’une foire annuelle; des images s’animaient sur un drap blanc tendu tandis qu’un homme faisait tourner la manivelle d’une boîte étrange d’où émanait un fin rayon de lumière happé par l’écran de tissu. Le conflit se racontait, enfin. Qu’importaient les reconstitutions publiées par les journaux! Il était possible de reproduire les mouvements des Allemands se dirigeant vers un camp de prisonnier... Des sifflements emplirent soudain la salle.

— Ils nous envahissent et il faut encore qu’on les laisse passer! se plaignit un spectateur des derniers rangs.

*

Recouvert pudiquement du drapeau des siens, le corps du lieutenant Quérec fut ramené à l’arrière immédiat du front sur un boyau long de deux kilomètres avec la solennité d’une procession funéraire par ses propres hommes. Malgré les entrelacs du sol boueux, malgré la pluie tombant en gouttes fines, aucun d’entre eux ne songea à poser le cercueil que des sapeurs avaient confectionné de leurs mains. Un aumônier les accompagnait en priant. Plusieurs fois, Jacques sentit ses forces l’abandonner; il ne sentait plus ses pieds. Le souffle court émanant de sa bouche témoignait de son épuisement. Sur les derniers mètres, le caporal, las, voyait à chaque virage le boyau sans imaginer d’autre issue que la route conduisant au cantonnement. Tournant les yeux vers une génisse en pâture, Jacques vit l’animal déféquer lourdement sur le champ.

— Même les vaches en chient! s’exclama un soldat.

L’officier trouva une place dans un cimetière communal parmi d’autres dépouilles. Jacques jeta quelques pelletées de la terre creusée à quatre mains sur le corps sans vie, puis l’un de ses camarades accrocha la plaque d’identité du lieutenant sur une croix de bois improvisée avec deux branches de sapin noir ramassées en chemin. Tous avaient pu acheter une couronne de fleurs à une vieille femme sans le sou qui confectionnait des gerbes mortuaires pour survivre; ceux-ci n’auraient pas laissé les territoriaux du secteur enterrer leur mort. Ils n’eurent pas un mot entre eux en le quittant après des adieux devant sa sépulture, le casque sur la poitrine blessée. Sur les marches de l’église, Athanase alluma une cigarette, aussitôt imité par ses pairs. Tous regagnèrent le front au crépuscule; leurs compagnons se plaignaient de la soupe qui n’arrivait pas à eux. Pauvre porteur! Affublé de toutes sortes de noms, celui-ci déposa en silence plusieurs boules de pain de son maculées de terre et des bidons de potage.

— Encore tiède! s’indigna Antoine.

L’homme de corvée haussa les épaules. Il avait suivi le même boyau que ses camarades portant le corps du lieutenant Quérec mais lui seul avait glissé, ne voyant plus où il posait ses souliers crottés; il s’était égaré en voulant éviter un projectile qui s’abattit sur le no man’s land. Dans la tranchée, avalant le bouillon, des soldats bougonnaient encore; ils savaient déjà que, le lendemain, il leur faudrait écoper, balayer puis réaménager...

Les obus avaient remplacé la charrue.

Un jour, Jacques s’était arrêté brusquement derrière certains de ses camarades, comme si ses pas hésitaient à le condamner; la terre meuble étreignait ses souliers figés dans l’angoisse née de la stupeur. Avancer dans ce cloaque où serpentait une rivière inconnue que nul géographe ne saurait nommer? Celle-ci était de boue; celleci était de sang; celle-ci était de mort. Un artilleur avait dû laisser son cheval, les pattes engluées dans la boue, sans parvenir à l’en sortir. Les yeux effrayés de l’animal lui semblaient plus terribles encore que ceux de ses camarades noyés dans cette terre n’appartenant à personne – lui ne savait pourquoi il agonisait ainsi –. L’instinct de survie lui avait commandé de lutter puis, épuisé, il avait cessé de se battre; sa funeste délivrance parut si douce après d’énormes souffrances. Ce cheval avait flairé le danger lorsque son maître perçut un sifflement. Était-ce l’instinct de la mort?

Un déferlement de feu accueillit soudain la relève.

Lorsqu’il se retourna, Jacques ne vit qu’une épaisse fumée. Des hommes s’en étaient allés tels des marins dont les larmes adressées par celles et ceux qui les pleurent se dispersent sur l’océan devenu leur tombeau. Il s’était approché d’un camarade qu’il ne sut vivant jusqu’au moment où celui-ci cligna des yeux; le regard morne et le teint maculé de glaise ne le distinguaient guère d’un cadavre en attente de sépulture... Jacques n’osa s’approcher de ses autres frères d’armes pour les voir morts; il s’y résigna néanmoins entre deux fusées éclairantes lancées par les ennemis pour prendre les lettres écrites aux familles.

— Les gars, êtes-vous blessés ? s’était inquiété le caporal, tapi derrière un Allemand probablement tué la veille.

— Non, avait répondu une voix.

La même question, posée quelques instants plus tard, ne reçut cette fois aucune réponse. Jacques rampa à la force de ses poings. Ses jambes, ne pouvant plus le porter, produisirent un frottement doux; elles glissaient sur la boue telles des sangsues accrochées à sa peau.

« Grignoti! Grignota! Qui grignote ma maison? »

À de récents propos du général Joffre, les mots de la sorcière habitant entre des murs de pain d’épices et derrière des volets en chocolat revinrent chanter aux oreilles du soldat qui avait autrefois tremblé lorsque sa mère lui lisait le récit d’un garçon errant avec sa sœur dans une forêt bien moins terrifiante que ne l’était la sournoise ogresse.

Enfant, le jeune homme avait souvent retourné la branche pourrie d’un arbre sous lequel grouillaient d’écœurants insectes; il lui semblait déjà être devenu l’un de ces rampants. Jacques ne put s’empêcher de dévisager un muet compagnon de son escouade qui ne l’aurait pas même écouté – les genoux repliés sur la poitrine, celui-ci était probablement mort de frayeur –. Que lui aussi n’avait-il souvent eu peur! Peur de perdre la poésie qui le nourrissait, déjà enfant; peur de mourir sans une lettre aux siens; peur de ne plus rien craindre, par amertume... Tant de frissons avaient parcouru son corps tremblant de cette peur atroce! Certes, Jacques se souvenait de ce sentiment plus que de tout autre.

Le sergent ordonna le départ.

Enfin, la compagnie gagna les tranchées perdues dans l’obscurité; certains hommes étaient auparavant venus jusqu’aux lignes allemandes, égarés entre les trous creusés par les obus. Les soldats pouvaient-ils avancer dans la glaise sans un guide? Aux premiers mots échangés entre les sentinelles qui la virent fuir en hâte, la relève avait compris son erreur.

— Dites, les gars!

— Ouais, maugréa Athanase en sueur.

— Vous vous rappelez des Boches qui s’planquaient quand on leur a lancé par-d’ssus l’parapet nos casques qu’on avait pissé d’dans? poursuivit Marius. Ils étaient pas ben loin d’nous...

Toute la nuit, Jacques avait veillé et, lorsqu’il se coucha enfin, celui-ci ne put trouver le sommeil, évanoui dans l’aube du jour naissant.

*

Quelle beauté!

Aurélie observa longuement un vase ébréché que son frère avait fait travailler avec goût par un camarade en pensant à elle. La jeune fille se revit les mains chargées de fleurs cueillies dans la prairie dont elle garnit la porcelaine qu’elle fit choir sur le sol carrelé du salon. Accourue du jardin où elle lisait, Mathilde ne l’avait pas jeté; offert à son mariage par une amie, ce cadeau vit encore d’autres bouquets. Aurélie aimait davantage les assiettes gravées sur lesquelles des scènes de la campagne se racontaient devant ces yeux amusés – Blanche en avait hérité de sa propre mère –; elle ne se lassait pas d’admirer les personnages.

À honorer ces soldats qu’elles soignaient, les femmes n’encourageaient-elles pas la guerre? Certaines élèves arrivaient en classe, une bague de cuivre au doigt; l’une d’elles pleurait la mort de son dernier filleul et se déclarait résignée à ne plus en adopter. Une professeure reconnut porter aussi l’anneau en laiton adressé par son époux mobilisé. Offert par un parent ou un ami, le bijou évoquait le sacrifice d’un être aimé. Seule Justine méprisait cet artisanat qu’elle considérait médiocre jusqu’à ce qu’elle ait reçu d’une parente éloignée une pierre bleue provenant des ruines de la cathédrale de Reims dont les vitraux gisaient, tels des blasphèmes, en lambeaux.

Perthes-lès-Hurlus, 1915.

Le vase rougit sous la lumière vacillante de la bougie qui éclairait la chambre de la jeune fille. Sa chair avait tué, son écorce meurtri; néanmoins, il dansait. Où étaient passés les éclats du métal qui manquaient à l’obus ainsi sculpté?

Louise se tenait, fière et digne, au bras de son fils. Nul regard ne soutint le sien; nulle pitié ne heurta la sienne. Personne ne lui dirait qu’elle n’avait pas souffert. Cette veuve était belle dans son malheur! Louise portait le bonnet de police à la mode cet automne et, honorant son front, un voile de crêpe brun pour son défunt époux. Le jeune homme boitait. Quelle marque hideuse sur son visage! Aucun passant ne détournait les yeux sans le voir; des commerçants regardaient surtout, le chapeau sur la poitrine, les deux êtres avançant côte à côte et, sur la place de l’hôtel de ville, quelques enfants s’arrêtaient de jouer.

À l’église, les paroissiens éprouvaient pour cette veuve un profond respect. Tous connaissaient le sacrifice qui l’honorait; à leurs yeux, celui-ci avait éprouvé sa foi. La quête l’ignorait. Elle avait donné, certes, mais rappelait toujours le panier en osier; son argent irait à l’Eglise.

Assurément, Louise méritait de la patrie.

Son fils à ses côtés, cette femme semblait ravie du bonheur de le garder près d’elle, mutilé mais vivant. Tous deux saluèrent des amis.

Un élégant notable assis dans l’une des loges esquissa un air satisfait.

— Qu’avez-vous, mon ami? demanda son épouse.

— Je vous ai parlé de ce compositeur né allemand qu’un premier programme osa faire figurer parmi nos compatriotes...

— Offenbach?

— Lui-même.

— Ma chère, sourit le notable, vous ne l’entendrez pas cet après-midi.

Apparut un vieil homme vêtu avec goût; les voix se turent. Des musiciens exécutèrent un rondeau qu’Alban prit pour une danse indienne, ignorant que son compositeur avait qualifié de sauvages les protagonistes de cet opéra. Lesquelles goûteraient au parfum baroque du calumet offert par la paix? Certains spectateurs la trouvaient incertaine; d’autres ne doutaient que des forces ennemies, lesquelles étaient, à leurs yeux, insuffisantes pour remporter la victoire. Blanche se félicitait d’avoir mené ses petits-enfants au théâtre – son époux était, hélas, retenu au chevet d’un patient –; tous sourirent des miaulements émis par deux jeunes femmes sur une musique de Rossini. Aux numéros d’un illusionniste qui fit ensuite disparaître un lapin dans un mouchoir, Félix applaudit; sa sœur, quant à elle, ouvrit de grands yeux ravis lorsque, sur la scène, Coppélia fut animée par la malice d’une villageoise promise à un homme qui en paraissait épris. De sa marche, Casse-noisette défendit son royaume contre l’envahisseur.

— Mesdames, messieurs! clama soudain le directeur du théâtre. L’Italie vient d’entrer en guerre contre nos ennemis ottomans; elle aussi nous honore comme les défenseurs du droit et de la civilisation que nous ne cesserons d’être.

Le naufrage du Lusitania par un sous-marin allemand avait bouleversé les consciences. Comment oublier que des innocents avaient péri noyés? Que de spectateurs ignoraient encore l’échec de certains alliés britanniques auprès des Russes sur la presqu’île de Gallipoli dominée par les Turcs...

Allons, enfants de la patrie,

Le jour de gloire est arrivé.

Debout et, la main sur le cœur, un baryton entonnait l’hymne français.

Contre nous de la tyrannie

L’étendard sanglant est levé.

Entendez-vous, dans les campagnes

Mugir ces féroces soldats?

Ils viennent jusque dans nos bras.

Égorger nos fils, nos compagnes!

Aux armes, Citoyens!

Formez vos bataillons.

Marchez, qu’un sang impur abreuve nos sillons.

*

Prêts à mener l’assaut, des hommes aux bras vengeurs attendaient, courbés à l’abri d’un bois pour ne pas être vus avant l’heure; le lieutenant Honnot consulta sa montre. Encore cinq minutes! Chargées d’espoir, lourdes de désespoir, longues étaient-elles... Cent mille soldats avaient rendez-vous avec leurs camarades de l’Artois pour des offensives que le général Joffre associait à des victoires: l’artillerie française écraserait son adversaire d’une puissance de feu dont celui-ci ne se relèverait pas; des fantassins surgiraient alors brusquement de l’horizon menaçant.

— Comment qu’on peut savoir si les barbelés ils ont été détruits, mon lieut’nant? demanda Joseph.

— En arrivant jusqu’aux tranchées allemandes.

— Leurs mitrailleuses vont nous faucher! s’indigna Barnabé.

— Nous aurons fait notre devoir, soldat.

Guénolé se retourna brusquement vers les hommes de son escouade.

— Les copains, vous m’laisserez pas seul? J’veux pas laisser ma carcasse ici... J’veux une vraie tombe avec une croix d’ssus. Vous y pens’rez?

Antoine posa sa main sur l’épaule de son camarade.

— Z’êtes chic!

Depuis la mobilisation générale, Guénolé avait maigri. Son pantalon serré à la ceinture laissait encore deviner de larges cuisses et ses joues, des réserves pour les jours à venir; les mets servis par les hommes de corvée au ravitaillement ne satisfaisaient plus, hélas, son palais de gourmet. Ramasser les fruits de la mer dans la vase du littoral, le pantalon replié jusqu’aux genoux... Cuisinier dans un restaurant breton de la côte sauvage, il ne rêvait plus de moules marinières accompagnées de lardons et de crème fraîche ni de far aux pruneaux. Son palais se languissait encore de tartines de beurre salé qu’il trempait, comme son père, dans le café du petit-déjeuner. Guénolé aurait tant aimé croquer des bigorneaux et gober des huîtres sur les rochers à marée basse.

Le lieutenant Honnot rangea sa montre dans sa poche et siffla.

Jacques vit un camarade rester dans la tranchée alors que leurs frères d’armes avaient tous franchi le parapet pour monter à l'assaut après la première vague. En vain, l’officier avait crié contre celui-ci; seul le capitaine remarqua que Célestin était mort, fauché par une mitrailleuse ennemie sans avoir mis les pieds sur le no man’s land.

Qui eût cru que surgiraient encore des troupes amassées en réserve, indemnes?

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