20

4 minutes de lecture

J’ai quatre ans, une sucette à la bouche et un sourire aux lèvres. Le sucre les fait briller dans le soleil qui se pose dessus comme des doigts de chaleur.

J’ai sept ans, l’âge de raison. D’ailleurs, j’ai toujours raison : si tu montes à l’arbre, tu tombes et tu te fais mal, et plus tu monte haut, plus tu tombes fort et plus tu saignes après. Et ça fait comme des rivières rouges par terre où se noient les gendarmes orange et noirs qui se collent à deux sur le sol, et on dirait que c’est des petits camions de pompiers qui agitent leurs pattes dans le rouge qui coule et coule et coule… Et là, j’ai un pansement des héros comme ils disent à la télé, et je porte une cape de héros découpée dans les rideaux rouges et jaunes à petits carreaux de mamie. Elle crie en levant les bras au ciel que je suis insupportable, une vraie peste et que ça finira mal pour moi. Mais dès que je sors de la pièce, je l’entends rire doucement en soupirant « les enfants, c’est à cet âge qu’ils doivent faire les bêtises. Après, ça devient plus grave… »

J’ai douze ans, une petite jupe à carreaux rouge et noirs comme mes amies. Toutes les trois, on est montées sur des tables et on danse-danse-danse sur notre chanson préférée pour les centième ou millième fois de l’année. On prend des poses bizarres qu’on voit dans les magazines ; ceux avec les femmes toutes nues qui portent des parfums qui sentent comme les fleurs et qui donnent envie de se cambrer sur des pétales de roses.

J’ai quatorze ans. L’adolescence fait pointer mes seins que je cache derrière des t-shirts informes trop grands pour moi. Je rêve au sourire en amande de mon voisin de classe, le grand avec la mèche dans les yeux qui passe sont temps à se tripoter les cheveux et ma trousse. Je ris bêtement à ses blagues à chaque fois. Mais là, non, je ne rie pas. Je boude parce que j’ai quatorze ans et que la vie ne se passe pas comme je veux. Dans quatorze ans, ça ira mieux. Ou même dans dix. Ou dans sept. Je boude parce que je n’ai pas le droit d’aller au concert avec mes ami-e-s sous prétexte que c’est de la musique de sauvage et que – c’est sûr – il y aura de la drogue ou l’on ne sait quoi encore ! Alors à la place, je porte mon t-shirt informe, des nattes de fillette et je dois faire semblant d’être heureuse de jouer au Cluedo.

J’ai seize ans et ça se voit. Plus une fillette, pas encore une femme. Pourtant, j’ai hâte de passer à la case suivante. Il fait de nouveau grand soleil et je transpire abondamment malgré ma petite robe de dentelles blanche. Je mange une crêpe roulée. Le caramel au beurre salé qui la fourre me dégouline le long du menton et coule dans mon cou. Ça laisse une traînée luisante au goût bizarrement âcre, un peu écœurant une fois mélangé à ma sueur. J’en ai plein les mains et je les regarde avec surprise comme si c’était la première fois de ma vie que j’avais du jus collant partout.

J’ai dix-neuf ans, maintenant. Le temps a filé a une telle vitesse que je n’ai rien vu venir. Je suis assise sur les genoux d’un garçon qui doit avoir trois ou quatre ans de plus que moi. Il y a deux minutes, on s’embrassait à pleine bouche mais on a dû s’arrêter quand quelqu’un a crié nos noms. J’ai des hématomes dans le cou qui descendent, descendent, descendent progressivement pour se perdre quelque part dans mon décolleté. Ça me fait rire. J’ai encore sa salive sur la peau et ça fait comme des îlots de paillettes dans les spots lumineux bleus et rouges qui flashent autour de nous. On est beaux tous les deux. On nous le dit tout le temps. On doit se marier, avoir quatre enfants, un chien et une jolie maison aux volets bleus. Il a les bras autour de mon ventre et me serre fort comme s’il voulait m’empêcher de partir pour demain qui sera le début de ma nouvelle vie. Si ce n’est pas demain, ce sera après-demain ou dans deux mois ou peu importe ! Dans ses yeux, j’ai l’impression qu’il sait déjà le futur qui m’attend et c’est pour ça qu’il me serre aussi fort.

J’ai vingt-et-un ans. C’est mon anniversaire. Il m’a quitté il y a longtemps parce qu’il m’aime et qu’il ne supporte plus de n’avoir le droit de n’être qu’un spectateur de ma réussite. C’était mon anniversaire et je ne me souviens plus des gens qui m’entourent. En fait, je ne les connais même pas et j’espère que je ne les reverrai jamais. Leurs visages sont comme le mien : blafards et vides. Le regard est le miroir de l’âme. C’est une de ses petites phrases qui me restent de mes douze ans et de mes quinze et de mes dix-huit. Nos regards ne reflètent rien ; même pas la lumière de l’objectif qui est pourtant braqué sur nous plein phare et dont j’entends encore le crépitement bruyant tandis qu’on nous mitraille. Il y avait cette voix aussi : « Allez, une autre, un peu plus d’expressions ! J’ai pas que ça à foutre ! ». Ca m’a fait rire, bêtement. Pas que ce soit drôle, non, mais au bout d’un moment, il faut bien évacuer les larmes autrement. J’ai le nez tout froissé à cause du rire, et ça mets mes dents en valeur. Du coup j’ai la bouche ouverte et on dirait que je suis contente du bâton tout brillant qu’on me tend comme une sucrerie. Si j’avais su où les sucettes baveuses me conduiraient…

Annotations

Vous aimez lire - Kyllyn' - ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0