Chapitre 1: La Cendre et l’Oubli

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Il marchait depuis des heures, peut-être même des jours. Le vent, hurlant entre les pins noirs, semblait vouloir effacer ses pas, à mesure qu’il avançait. La neige crissait sous ses bottes, couverte par une couche fine de cendres. Ou était-ce de la poussière ? Tout semblait mort ici. La terre, le ciel, le silence lui-même.

Il ne se souvenait de rien : pas de nom, pas de foyer, pas même une voix dans ses souvenirs. Seulement des flashes, des pulsations douloureuses dans ses tempes. Et ce poids là, dans sa poitrine, une certitude sans mots : il n’aurait pas dû être là.

Le paysage était sans fin. Des arbres nus, des ruines déchues, quelques pierres couchées. Des vestiges d’un monde que le temps avait décidé de taire.

Puis, au détour d’un vallon gelé, il la vit. Une bourgade, ou ce qu’il en restait. Les toits s’étaient affaissés, les portes pendaient. Tout portait les traces d’un départ précipité. Les cendres étaient partout, éparpillées comme les miettes d’une fuite silencieuse. Pas un corps, pas un corbeau. Même les chiens, d’ordinaire derniers survivants, avaient déserté.

Il passa entre les maisons, le cœur serré et sans comprendre pourquoi. Puis, ses yeux s’arrêtèrent sur un mur de pierre. Quelqu’un, ou quelque chose, y avait gravé un symbole : un cercle noir fendu par une ligne verticale.

Aussitôt, son souffle se coupa. Une douleur aiguë lui transperça le crâne. Des images, des visions. Non, des souvenirs peut-être, explosèrent en lui. Un cri, une lame noire. Des chaînes et du sang sur de la pierre. Et un nom, soufflé comme un serment.

Marche-Rune.

Il s’effondra dans la neige sale, suffoquant. Et quand ses yeux se rouvrirent, quelqu’un l’attendait.

Un homme, grand et voûté, enveloppé dans une cape râpée au col taché d’ombre. Son visage était buriné, taillé dans le roc, avec des yeux pâles et presque laiteux, d’un bleu effacé. Il se tenait devant les marches d’une ancienne chapelle, droit malgré les années, comme un pilier oublié des temps anciens.

L’intérieur de la chapelle était ravagé par le temps. Les vitraux étaient brisés, les bancs renversés, rongés par l’humidité et la moisissure. Pourtant, une lueur persistait, vacillante : celle d’un feu maigre, nourri de branchages secs et de livres oubliés.

L’homme s’y tenait accroupi, les mains tendues vers les flammes. Il ne parla pas tout de suite. L’autre, encore tremblant, reprenait son souffle dans un coin, adossé à une colonne fendue. Les visions s’étaient tues, mais leur empreinte restait vive, comme un acide lent à dissiper. Comme une blessure ouverte qui ne saigne plus

Enfin, la voix de l’étranger s’éleva. Grave, voilée, comme un écho venu d’un autre âge. Une voix qui semblait porter le poids d’un ancien serment, oublié puis réveillé.

Tu n’aurais pas dû survivre à ça.

Le silence lui répondit.

— Et pourtant te voilà. Avec le signe, le lien, le prix.

Le voyageur sentit son poing se refermer malgré lui. Il regarda sa paume. Là, dans la chair, une marque noire, à peine visible, comme un tatouage effacé par le temps, pulsait faiblement, vivante.

— Qu’est-ce que c’est… murmura-t-il, la gorge sèche.

— Une dette, répondit l’homme. Ce que tu portes n’est pas un don, c’est une promesse ou une malédiction et le Pacte ne choisit jamais au hasard.

Il sortit de sa cape une petite fiole. Le verre, mat et craquelé, contenait un liquide épais, noir comme l’encre, et qui semblait respirer.

— Bois.

— Pourquoi ?

— Parce que tu veux comprendre. Et que sans cela, tu n’es rien d’autre qu’un spectre qui marche.

Un long silence passa entre eux. L’étranger tendit la fiole. Le voyageur la saisit, et but.

La douleur fut immédiate. Une vague noire, lente et implacable, grimpa depuis ses entrailles, serpenta dans sa poitrine, s’enroula autour de son crâne. Il se plia en deux, les mains crispées contre la pierre froide, arraché à lui-même.

Puis vinrent les visions.

Elles ne frappèrent pas comme un éclair, non. Elles s’infiltrèrent, goutte à goutte, comme si le temps s’était brisé et que chaque fragment cherchait à lui murmurer quelque chose.

Des champs de guerre, sans fin. Des cieux sans lumière. Des ombres sans visages, innombrables, avançant en silence. Un masque fendu, tombé au sol, souillé de cendres. Des chaînes, tendues, puis rompues dans un bruit sourd.

Et puis… elle.

Elle se tenait droite, immobile au milieu des ruines. Une femme, seule, mais plus vaste que tout ce qui l’entourait. Ses cheveux blonds flottaient comme une flamme pâle dans le vent figé. Son corps drapé d’une armure sombre, presque vivante. Dans sa main, une lame. Et dans son regard, une mémoire ancienne. Quelque chose de connu, de perdu.

Naël.

Elle ne bougeait pas. Et pourtant, tout en lui vacilla.

Puis le monde se dissout lentement. Les ruines, les chaînes, la femme, tout fut englouti dans une brume intérieure.

Le silence revint. Il s’y laissa sombrer. Comme s’il s’était endormi sans s’en rendre compte. Ou comme si le rêve avait duré plus longtemps qu’il ne le croyait.

Quand il rouvrit les yeux, le feu avait faibli. La lumière filtrant à travers les vitraux était pâle, tirant sur le bleu. Il ne savait plus s’il s’était évanoui ou si la nuit était réellement passée.

Son nom vibra dans son crâne comme une rune que l’on grave à même l’os. Puis la douleur s’estompa, et il rouvrit les yeux.

— Tu te souviens, souffla l’homme. Ou du moins, une partie.

— Qui suis-je ?

— Tu étais Kael. Ce nom t’a été donné, mais ce n’est plus toi.

L’homme se leva lentement. Dans l’ombre, son regard brillait.

— Tu es Marche-Rune. L’un de ceux qui ont signé. Et il est temps pour toi de retrouver ce que tu as laissé derrière.

La neige s’était épaissie durant la nuit. Quand il sortit de la chapelle, le monde semblait figé dans un silence spectral. Le vent ne soufflait plus. Même les arbres, pourtant tordus par l’hiver, se tenaient immobiles, comme en attente.

Marche-Rune, car il portait à présent ce nom comme un fardeau oublié, baissa les yeux vers sa paume. La marque était toujours là, plus nette, plus sombre. Une rune archaïque, gravée dans la chair, comme si le temps lui-même avait décidé de la lui rendre.

Chaque pas qu’il faisait semblait éveiller une mémoire enfouie dans ses muscles, dans ses os. Il ne savait pas où aller, mais ses pieds, eux, savaient. Ils le conduisaient vers l’est, à travers les plateaux déserts et les forêts calcinées.

Plusieurs heures s’écoulèrent. Puis il la sentit, une présence, invisible mais vive. Quelque chose entre l’instinct et la reconnaissance.

Au détour d’un promontoire rocheux, il aperçut enfin ce qu’il ne cherchait pas, mais qu’il devait trouver. Un autel sombre, sculpté dans une pierre que la neige ne recouvrait pas. Une matière noire, miroitante, qui semblait absorber la lumière elle-même.

Et devant lui… une silhouette féminine, droite et immobile. Elle portait une armure de cuir sombre, finement ouvragée, ajustée à son corps athlétique. Son armure semblait à la fois souple et protectrice, comme si elle avait été façonnée pour la guerre et la danse.

Un masque fendu recouvrait la moitié de son visage, révélant une bouche aux traits fermes, des mèches blondes échappées, un port altier. Son œil visible brillait d’une intelligence calme et d’une force contenue. Dans son dos, une lame fine reposait, presque négligemment, comme une partie d’elle-même.

Elle le fixait.

— Tu es revenu, dit-elle simplement.

Il ne répondit pas. Les mots s’étranglaient dans sa gorge. Il ne savait pas qui elle était. Et pourtant… quelque chose en lui vibrait, à sa vue.

— Tu ne te souviens pas de moi, murmura-t-elle.

— Non.

Elle esquissa un sourire. Un rictus triste, presque tendre.

— Ce n’est pas ta faute. On t’a fait oublier.

Elle sortit de son manteau un fourreau. Et lentement, elle en tira une lame noire et Légèrement courbe. Comme si elle avait été forgée pour lui.

Il la reconnut aussitôt. Sa main se tendit d’elle-même pour la prendre. Le poids, l’équilibre et la sensation, tout était familier et Intime, c’était la sienne. Il le savait, sans comprendre pourquoi.

Mais il n’eut pas le temps de s’interroger davantage. Car autour d’eux, l’air vibra. Des silhouettes émergèrent du sol. Des formes noires, aux membres déformés, mi-poussière mi-ombre, comme issues d’un rêve malade. Leurs visages étaient sans traits, mais leurs bouches béantes hurlaient un son que le monde semblait refuser d’entendre. Naël dégaina sans un mot.

Ils se battirent. Un affrontement réel, brutal. Marche-Rune taillait large, tranchait net. Naël, elle, était d’une précision troublante. Chaque coup semblait suivre une ligne invisible, chaque geste alliait souplesse et létalité. Elle ne dansait pas, elle exécutait.

Les créatures étaient rapides, affamées, chaotiques. Mais elle les lisait. Comme si leurs mouvements lui étaient familiers. Son corps glissait entre les assauts, fauchait, poignardait, désarmait. Un duel constant entre finesse et sauvagerie.

Lui, enchaînait les coups avec une violence contenue, presque animale. Et à chaque lame abattue, un souvenir lui revenait, un cri, un serment et une autre vie.

Quand la dernière créature se dissipa en cendres, un silence épais retomba.

Naël rengaina. Marche-Rune regarda sa lame. Elle brillait d’une lueur terne, comme si elle avait reconnu sa main. Sur sa paume, la rune pulsa.

— Qui suis-je vraiment ?

Elle s’approcha.

— Tu es celui qu’on a brisé. Celui qu’on a lié. Tu es celui qui doit se souvenir. Tu es Marche-Rune.

Elle lui tourna le dos.

— Viens. Il reste encore beaucoup à voir.

Et sans un mot de plus, elle s’enfonça dans les ruines de pierre noire.

La montagne hurlait. Pas d’un cri animal, ni même d’un grondement naturel. C’était un hurlement ancien, comme un souvenir de pierre fracturée, de dieux oubliés, de pactes brisés.

Marche-Rune, le dos droit, avançait seul dans le gouffre. Naël l’avait suivi jusque-là. Mais à l’entrée de la cavité, elle s’était arrêtée. Un geste, un regard et une promesse silencieuse de l’attendre.

Ici, il devait affronter ce qui restait de lui.

La roche suintait d’humidité, de sang sec et d’échos. Le couloir descendait, lentement, comme une spirale vers les entrailles d’un monde sans lumière. Et dans cette obscurité… il attendait. Lui, un reflet. Mais pas un simple double. Un être né du doute, nourri des choix qu’il n’avait pas faits, des vies qu’il n’avait pas vécues. Un Marche-Rune sans pacte, libre… ou vide.

Ils se firent face, pas un mot mais juste le bruit de deux lames qu’on tire dans le même souffle.

Le combat fut bref. Mais dans ce genre de duel, le corps n’est qu’un prétexte. C’était l’âme qui saignait.

Chaque coup porté semblait trancher dans ses souvenirs. Chaque parade résonnait comme une cloche funèbre.

Puis, enfin, le reflet tomba. Ce qu’il aurait pu être, ce qu’il refusait de devenir.

Marche-Rune, haletant, posa un genou à terre. Sur sa paume, la rune pulsa plus vive que jamais. Une brûlure, mais aussi une réponse.

Il leva les yeux. Et dans l’ombre, une silhouette approchait.

Naël.

Elle ne dit rien. Ne le félicita pas. Elle s’agenouilla, simplement, et posa une main sur son bras, présente, silencieuse et solide.

Il n’était plus Kael. Il ne le serait plus jamais. Le Pacte venait de refermer ses mâchoires. Et l’homme qui se releva n’était plus brisé. Il était lié.

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