Chapitre deux : La cité des oubliés
Le vent avait changé, Il n’était plus celui des hauteurs ni celui des forêts, mais un souffle plus lourd, Imprégné d’un sel oublié par le temps, d’une poussière rance, comme si l’air lui-même portait le souvenir de la chute d’un empire. Leurs pas résonnaient à présent sur des dalles craquelées, englouties par les années, et peu à peu, les arbres cédèrent leur place à autre chose. Des silhouettes de pierre, déchues, mutilées. Des statues d’anciens rois dont les têtes avaient été brisées. Des arches éventrées, rongées par une lumière maladive. Et enfin, elle apparut.
La cité morte.
Elle n’avait pas de nom. Du moins, aucun que les hommes osaient encore prononcer. Des tours décharnées s’élevaient comme des os géants dans un ciel trop pâle. Les bâtiments, de style ancien, semblaient avoir été sculptés par des mains savantes, puis rongés par des siècles de colère. Des runes effacées couvraient les murs. Certaines luisaient faiblement, comme si la magie qui les avait nourries n’avait jamais entièrement disparu.
Naël s’arrêta, l’épaule tendue, la main sur le pommeau de sa lame.
— Cette ville a été vidée, pas conquise, Pas détruite, Juste... oubliée.
Marche-Rune ne répondit pas. Il ressentait, lui aussi, ce poids invisible. Quelque chose d’étrangement familier dans les angles de cette architecture, dans l’air saturé d’un silence qui pesait comme un tombeau.
Ils descendirent les premières rues. L’atmosphère semblait se tasser à chaque pas, comme si l’espace lui-même se repliait autour d’eux. Les portes étaient ouvertes, les fenêtres béantes. Mais aucun bruit, pas de vent, pas d’oiseau. Même les rats semblaient avoir fui. Sur les murs, des fresques à demi effacées montraient des silhouettes humaines agenouillées devant des formes inhumaines, floues, couronnées d’ombres. Un culte ? Une caste disparue ? Impossible à dire. Et pourtant, à chaque coin de rue, Marche-Rune sentait la rune dans sa paume frémir, comme si la cité reconnaissait sa présence.
— Cette ville n’a pas été construite pour les vivants, souffla-t-il, presque malgré lui.
Ils atteignirent une place centrale, envahie par les ronces et le verre brisé. Une ancienne fontaine trônait là, immense, sculptée d’un cerf ailé aux yeux clos. Mais ce ne fut pas la fontaine qui les figea. Ce fut la sensation, un frisson, non pas de peur, mais d’alerte. Quelque chose les observait, quelque chose de vieux, de silencieux, de caché.
Naël dégaina lentement.
— Tu le sens ?
Il hocha la tête. Ils n’étaient plus seuls.
Une ombre fila derrière une colonne, puis une autre. Mais aucune ne se montra vraiment. C’était un jeu, un appel muet, quelque chose les attirait, les guidait, vers le cœur même de la cité.
Ils continuèrent, les rues devenaient plus étroites, plus tordues. Les bâtiments s’affaissaient comme s’ils tentaient de se refermer sur eux. Une ancienne cathédrale apparut enfin, noire, immense, fendue en son sommet. Son clocher penchait vers le vide, comme un doigt brisé pointant vers les cieux.
À l’intérieur, le silence était presque vivant.
Des vitraux ternis filtraient une lumière verdâtre. Les bancs renversés, les symboles gravés dans le sol... tout parlait de rituels oubliés. Mais au fond, là où se trouvait autrefois l’autel, se dressait un cercle de pierre, gravé de runes archaïques.
Et au centre du cercle, un puits.
Marche-Rune s’en approcha, lentement. Il n’y avait pas d’eau. Juste une obscurité profonde, insondable. Une noirceur qui n’était pas celle de l’absence, mais celle d’une présence. Quelque chose l’attendait au fond.
— Tu sens cette... chaleur ? murmura Naël, troublée.
Il hocha la tête, oui, Une chaleur étrange, presque organique. Comme un souffle qui remonterait des entrailles du monde, et puis il la vit.
Ou plutôt... il la ressentit.
Une silhouette, au bord du puits, immobile, Majestueuse.
La bête.
Mais elle n’était pas encore visible, pas vraiment, seulement une trace, un écho, comme un souvenir que la cité elle-même avait gardé vivant. Une forme entre les dimensions, un regard dans le noir.
Marche-Rune n’osait plus bouger, ses yeux restaient fixés sur le bord du puits, mais ce qu’il voyait échappait à toute logique. La silhouette n’était ni tout à fait matière, ni tout à fait spectre, elle semblait se tenir à la frontière de deux mondes, comme si l’air lui-même refusait de l’accepter, Un cerf… ou quelque chose d’approchant. Son corps était fait de lignes souples et d’arêtes étranges, élégantes et menaçantes à la fois. Des bois torsadés, presque vivants, dessinaient une couronne chaotique. Et ses yeux… Ses yeux brillaient d’une lumière intérieure, fluide, changeante, comme un écho de souvenirs oubliés. Ils se posèrent sur lui.
La rune dans sa paume s’embrasa, pas une douleur, une fusion.
Naël s’était figée, à quelques pas. Sa main serrait son arme, mais son regard… lui aussi était attiré, happé par cette présence irréelle. La bête ne bougea pas, elle attendait.
Alors, Marche-Rune s’approcha, chaque pas faisait vibrer la pierre sous ses pieds. La cathédrale semblait respirer avec lui, avec elle. Les murs craquaient doucement, les runes au sol luisaient par vagues, comme guidées par un souffle ancestral. Il s’agenouilla au bord du puits, face à elle. Il comprit alors qu’elle ne remontait pas du puits, elle était le puits. Ou plutôt, le cœur caché en son centre.
La rune s’éveillait à nouveau. Il tendit la main. Et elle apparut vraiment.
La bête jaillit de l’obscurité sans violence, comme un mirage devenu tangible. Elle n’avait pas de sabots, mais des pattes effilées, gracieuses, presque translucides par endroits. Son pelage n’était pas duveteux, mais couvert de motifs changeants, comme un ciel de nuit en mouvement. Et ses yeux... ses yeux plongèrent dans les siens.
La rune pulsa, plus fort. Marche-Rune ne recula pas, une sensation s’infiltra dans sa poitrine, une mémoire, ou un lien. Des images indistinctes, Des forêts qui n’existaient plus, Des chants oubliés, Une chasse séculaire, dans un autre monde.
Puis la voix, Pas un son, Une intention.
« Tu m’as trouvé. »
Il tomba à genoux, non par faiblesse, par reconnaissance.
Naël s’approcha, prudente. La bête la regarda, elle ne la repoussa pas, Mais elle ne l’appela pas non plus.
« Tu es le lien, le pacte, le souffle. »
Marche-Rune comprenait sans comprendre. Il sentit le poids de cette chose dans sa chair, dans son sang. La bête n’était pas un animal, elle était un vestige d’un serment plus ancien que les royaumes, que les noms, une gardienne… ou une survivante.
Elle fit un pas vers lui, leurs fronts se touchèrent, et l’instant bascula.
Une lumière noire, douce et vaste, les enveloppa tous les deux, pas de hurlement, pas de magie violente, juste un silence profond, parfait, un accord.
Quand il rouvrit les yeux, la bête s’était retirée d’un pas, mais elle restait là, à ses côtés.
Naël observait la scène en silence.
— Elle t’a choisi, souffla-t-elle, presque admirative.
Il se releva. La bête ne parlait plus, mais elle était là, et il savait… qu’elle serait là jusqu’à la fin. Pas comme un familier, comme une part de lui, un reflet du Pacte.
Et à travers les vitraux ternis, pour la première fois depuis leur arrivée, la lumière sembla changer. La ville morte n’était plus tout à fait endormie, quelque chose avait bougé, quelque chose… s’était réveillé.
Ils atteignirent une étrange cavité, creusée au cœur même de la cité morte : un amphithéâtre inversé, vaste, circulaire, comme sculpté dans les entrailles d’une réminiscence perdue. Des centaines de bancs de pierre, vides et usés par les siècles, encerclaient une large dalle centrale. Au centre de celle-ci, un sceau érodé par les âges s’étendait, gravé à même la roche. Il semblait dormir… ou attendre.
Naël s’avança la première, sa main déjà posée sur la garde de son épée. Son regard scrutait les moindres détails, attentive au moindre frémissement dans l’air.
— Il manque quelque chose, souffla-t-elle.
Marche-Rune s’approcha à son tour. Ses yeux fixèrent longuement le cercle, les runes, les lignes disjointes.
— Une clé, murmura-t-il.
C’est alors qu’une silhouette s’extraia lentement de l’ombre. Non pas par mouvement, mais par révélation. Comme si elle avait toujours été là, dissimulée aux yeux des vivants, invisible tant qu’aucun regard ne voulait la voir. Une femme voilée, suspendue dans l’air. Ses pieds ne touchaient pas le sol, son corps semblait flotter dans une substance que nul ne pouvait nommer. Ses voiles frémissaient doucement, portés par un vent inexistant, et sa voix s’éleva, grave et douce, presque brisée. Certains chemins ne se gravent que dans ceux qui n’ont plus rien à perdre. Naël plissa les yeux. Son souffle se coupa un instant.
— Qui êtes-vous ? demanda-t-elle.
La silhouette ne répondit pas. Elle pencha légèrement la tête, comme si la question n’avait pas de sens dans ce lieu, comme si les noms n’avaient plus de poids ici. Puis, lentement, elle tendit la main. Dans sa paume, une lumière rouge, dense et viscérale. Elle semblait battre faiblement, comme un souffle enfoui sous des siècles de silence. Ce n’était pas un objet, c’était une empreinte, une trace. Un souvenir qui n’avait pas encore trouvé de mots. Naël fit un pas, mais la Gardienne tourna son visage vers Marche-Rune.
— Lui seul peut porter ce que le monde refuse d’entendre. Il s’avança. Pas un mot, pas un regard vers Naël. Ses doigts effleurèrent la lueur, et une chaleur lourde grimpa le long de son bras. Comme un murmure brûle, comme une promesse scellée dans la chair. La femme les observa encore un instant. Puis son corps se dissout, lentement, en volutes de poussière pâle. Comme si elle n’avait jamais été là. Comme si elle n’avait été qu’un souvenir, venu rappeler quelque chose né d’un âge oublié, de trop antique pour être compris.
Et dans le sol derrière elle, un escalier ancien se dévoila, descendant vers les entrailles de la terre.
Naël observa l’ouverture, méfiante.
— C’est un piège, murmura-t-elle.
— C’est un passage, répondit simplement Marche-Rune.
Ils échangèrent un regard, Et descendirent.
La descente semblait ne jamais finir, les escaliers s’enfonçaient dans un silence épais, avalés par l’obscurité. Les murs, gravés de symboles érodés, semblaient soupirer à leur passage.
Au bout du couloir, ils le trouvèrent, un homme.
Assis sur une large dalle de pierre, le dos courbé, les bras pendants, les yeux fixés sur un point que lui seul pouvait voir. Il ne leva pas la tête à leur approche, il semblait vidé, usé par quelque chose de plus ancien que le temps.
— Tu veux comprendre le monde mais tu dois d’abord te comprendre. dit-il d’une voix rauque.
Sa voix avait la texture de la cendre, usée, creuse.
Marche-Rune s’arrêta à quelques pas.
— Qui es-tu ?
L’homme esquissa un sourire sans joie.
— Personne, un nom effacé par cette ville. J’ai été porteur, moi aussi, j’ai connu la marque, Mais… j’ai fui, j’ai eu peur.
Naël s’approcha à son tour, méfiante.
— Et maintenant ? Tu attends ici ?
— Non, répondit-il, je reste, pour avertir ceux qui me suivent.
Il écarta un pan de son vêtement.
Une marque couvrait son torse. Une rune, semblable à celle de Marche-Rune, mais brisée en son centre, fissurée, comme une promesse déchue.
— Si tu échoues, souffla-t-il, elle se brise, et toi avec.
Le silence s’installa, épais et lourd de sens.
— Les Reflets… murmura-t-il, ne sont pas que des ombres hostiles. Ce sont des vérités dissimulées, des fragments de ce que tu es… ou de ce que tu aurais pu être. Ne les repousse pas trop vite, Certains portent des réponses. D’autres, des regrets.
L’homme resta silencieux un moment, le regard perdu dans les ombres mouvantes du couloir. Puis, sans un mot, il se décala.
Un simple pas de côté. Mais tout dans son geste parlait de renoncement.
— Je n’ai pas eu la force, dit-il enfin, la voix rauque. Pas celle d’affronter ce qui m’attendait de l’autre côté. Mais toi… toi, tu n’auras pas le choix.
Il détourna les yeux, comme s’il refusait d’être témoin.
— Avance, étranger. Si tu franchis cette porte, tu ne pourras plus revenir en arrière.
Il ne dit plus rien. Il s’effaçait, peu à peu, dans son propre oubli.
Devant eux, un couloir s’ouvrait, étroit, ancien.
Un souffle glacé s’en échappait.
La suite les attendait au Sanctuaire des Reflets.
Le passage était dissimulé derrière une fresque érodée par les âges. Elle représentait une silhouette solitaire, fendue en son centre par une lumière éclatante, une fracture lumineuse, Un symbole oublié. Peut-être une mise en garde, ou un appel. Ils passèrent à travers, et furent aussitôt avalés par l’obscurité. Ils descendirent lentement, torche en main. Les parois, couvertes de motifs sinueux et de glyphes effacés, semblaient absorber la lumière plutôt que la refléter. L’air se faisait plus dense, plus ancien. À chaque marche, le monde du dessus s’effaçait, comme si leur réalité même reculait devant ce lieu interdit.
La bête ouvrait la voie. Elle marchait sans un bruit, sa silhouette gracile et puissante glissant entre les ombres comme une entité née de ce lieu. Ses cornes frémissaient par instants, comme si elles captaient quelque chose d’invisible à l’œil humain. Elle semblait impatiente. Non par nervosité, mais par certitude, elle savait.
Le sanctuaire apparut enfin, niché dans les profondeurs de la terre. Ce n’était pas un temple, ce n’était pas un tombeau. C’était un miroir, un espace circulaire, dont chaque paroi reflétait non pas leur image, mais leur essence, leur vérité. Les flammes vacillantes dansaient sur les murs noirs, révélant des scènes mouvantes : des souvenirs enfouis, des regrets tus, des visages perdus. Le silence y était total, mais chargé. Chaque respiration semblait résonner contre les pierres. Chaque pas pesait lourd, comme s’ils foulaient leur propre conscience.
Au centre, trois miroirs. Mais ce n’était pas du verre. C’était autre chose, une surface liquide et figée à la fois, comme un portail suspendu hors du temps. Et dans chacun d’eux… un autre Marche-Rune.
Le premier reflet montrait un homme tremblant, un survivant, loin de toute gloire, rongé par la peur, les yeux fuyants, il portait la rune, mais s’en détournait, un homme qui avait renoncé.
Le deuxième imposait sa présence, sa silhouette était grande, drapée d’une armure lourde, éclaboussée de sang. Ses yeux étaient durs, son regard portait la conquête, la domination. Il avait usé du pacte comme d’une arme, il était puissant, mais seul.
Et le troisième… Un homme brisé. Son corps portait les traces de blessures profondes, son regard était fatigué, éteint. Et pourtant, il tenait debout, ses mains ne tremblaient pas, il avait connu la chute, la perte… mais il avançait encore. Il n’était ni conquérant, ni lâche, il était l’écho du réel.
Une voix résonna sans source, calme et sans émotion.
— Choisis.
Marche-Rune ferma les yeux. Il connaissait déjà la réponse, il s’avança vers le troisième miroir. Pas par héroïsme, par lucidité, il tendit la main, le verre ne résista pas. Il éclata en une pluie de fragments d’ombre et de lumière. Et dans les débris, posé sur un socle de pierre rongé par le temps, l’attendait quelque chose. Ce n’était ni une arme, ni une clef, juste une forme. Un écho silencieux, la résonance d’un choix accompli.
Il tendit la main. Et le silence, enfin, s’inclina.
Au même moment, de l’autre côté du sanctuaire, Naël affrontait sa propre vérité. Son reflet ne portait pas d’arme. Il était-elle, sans armure, fragile, nue, mais son regard… trahissait une puissance intérieure redoutable. Ce n’était pas une ennemie, c’était une question, une confrontation.
Alors elle dansa, son épée traça des arcs d’argent dans l’air, chaque mouvement une réponse. Sa lame était le prolongement de son souffle. Une chorégraphie de mort et de grâce. Son reflet se défendait avec les mêmes gestes. Miroir parfait, mais Naël était vivante, inflexible. Elle finit par trancher son double d’un coup net, pas de haine, juste la résolution.
Pendant ce temps, la bête ne combattait pas. Elle projetait ses bois dans les murs, comme pour briser les illusions, les mensonges. Chacun de ses coups résonnait comme un tambour ancien, une purification.
Quand tout fut terminé, le silence revint. Ils ressortirent lentement de la salle, vivants, changés. Et dans leur dos, là où les miroirs avaient explosé, la pierre recula d’un soupir. Un nouveau passage s’ouvrit, béant, noir comme la promesse d’un monde issu d’un temps dont plus rien ne portait le nom, une nouvelle vérité à affronter, et dans les ténèbres, la bête marchait déjà.
Ils franchirent la dernière marche, quittant l'obscurité du sanctuaire pour pénétrer dans un lieu inattendu. Au-delà de la pierre brisée, la lumière changea, non pas celle d’un ciel visible, mais une clarté intérieure, diffuse, comme si le monde s’était soudain souvenu de sa beauté.
Un jardin. Suspendu entre les ruines, enclavé dans un creux de la cité oubliée, protégé par des arches moussues et des colonnes fendues, il s’étendait comme un miracle. La végétation y poussait librement, sans ordre, mais sans chaos. Des feuillages d’un vert profond, presque ancien, frémissaient sans vent. Des fleurs pâles, comme endormies, parsemaient le sol humide. Un bassin immobile reflétait un ciel qu’on ne voyait pas.
Naël s’arrêta, même la bête s’était figée, le museau levé vers une senteur invisible, comme si elle retrouvait là un fragment oublié de sa nature.
— Comment... ce lieu a-t-il pu survivre ? murmura Naël.
Marche-Rune ne répondit pas tout de suite. Il avançait lentement, attentif. Ici, la pierre ne pleurait plus. Le silence n'était plus une menace, mais une promesse. Ce n'était pas la fin de la ville morte, mais une faille dans son agonie. Un cœur secret, resté intact.
Ils s’assirent un moment, au bord du bassin. L’eau était claire, si claire qu’on y voyait des pierres taillées, au fond, des symboles oubliés, des prières peut-être ou des échos de noms dissous dans les âges. Naël ôta ses gantelets. Trempa ses mains dans l’eau. Elle frissonna, non de froid, mais de quelque chose d’autre, une résonance.
— Ce lieu a été aimé, dit-elle doucement, protégé, par quelqu’un… ou quelque chose.
Marche-Rune hocha la tête.
— Il est ancien, comme la bête, comme le Pacte.
Il posa une main sur sa paume marquée. La rune y battait faiblement, comme endormie.
Un moment passa, puis un autre, le temps ici semblait ralentir, se plier.
Naël tourna légèrement la tête vers lui.
— Tu as changé… depuis que la bête t’a choisi.
Il la regarda, Il n’avait pas de réponse. Il n’était pas sûr d’avoir changé, mais il se sentait… plus plein, Comme si quelque chose en lui avait cessé de fuir.
— Et toi ? demanda-t-il à son tour.
Elle esquissa un sourire.
— Moi ? Je commence à croire que cette mission est plus qu’une mission, Que cette ville… n’est pas qu’un tombeau.
La bête, couchée un peu plus loin, leva les yeux vers eux. Ses cornes luisaient doucement, comme éclairées de l’intérieur, elle semblait apaisée.
— Elle est différente ici, reprit Naël, plus douce, presque...
— Heureuse ? hasarda-t-il.
Elle acquiesça en silence.
Ils restèrent là, sans parler, tandis que le jardin les enveloppait, un court répit.
Mais les chants du passé bruissaient déjà entre les feuilles. Et bientôt, le monde les rappellerait à lui. Car la ville morte n’avait pas dit son dernier mot.
Ils avaient marché des heures depuis le Jardin Silencieux. Le silence qui les avait enveloppés là-bas ne les avait pas quittés. Il flottait toujours autour d’eux, tel un voile de brume, discret mais présent, comme si le monde lui-même retenait son souffle. Dans le ciel désormais teinté de rouge, un feu grandissait lentement à l’horizon. Il ne s’agissait pas d’un incendie, ni d’un astre naturel, mais d’une lueur fixe, vacillante, suspendue au sommet d’une structure solitaire. Une tour, isolée, oubliée, érigée à la lisière d’un quartier effondré, elle perçait les ruines comme un doigt dressé vers un ciel qui semblait refuser d’y répondre. En son sommet brillait une lumière rouge, pulsant à intervalles irréguliers, comme le dernier battement d’un cœur ancien. Ils y pénétrèrent sans un mot, l’intérieur était sec, fait de pierres noires striées de veines carmin. Un escalier en colimaçon montait, interminable, étroit, bordé de fresques effacées où les ombres semblaient suivre leurs pas. À chaque marche, les voix devenaient plus fortes, des murmures d’un autre temps, inaudibles, mais chargés d’intentions oubliées. Naël s’arrêta un instant, le front perlé de sueur.
— C’est… lourd ici.
Marche-Rune posa la main contre le mur, le regard levé.
— Pas la gravité, Le passé.
Ils atteignirent enfin le sommet. Une salle ronde, sobre, dépouillée de tout ornement sauf d’un seul. Au centre, une stèle, elle semblait taillée dans une roche différente, plus ancienne, et brillait faiblement, comme si elle contenait sa propre lumière. Sur sa face avant, un nom était gravé, pas un nom anodin, Un nom que Naël connaissait.
— Marche-Rune ? souffla-t-elle, incrédule.
Il s’approcha, lentement. Son regard s’attarda sur les lettres usées.
— Non, dit-il simplement. C’est celui que j’étais, avant.
Alors, il tendit la main. Et d’un geste calme, il effaça les lettres, comme une parole enfouie sous tant de siècles qu’elle en devient douleur. La lumière rouge qui baignait la pièce vacilla, puis s’éteignit. Et pour la première fois depuis leur arrivée dans cette cité maudite, rien ne surgit pour les confronté.
Depuis cette nuit étrange près du puits, un changement subtil s’était glissé entre eux. Ce n’était ni une barrière ni une distance, mais une tension, fine et fragile, comme une corde suspendue entre deux êtres qui n’osent encore la traverser, mais refusent de la rompre. Les regards étaient plus longs, les silences plus pleins. Et la bête, silhouette silencieuse et majestueuse, marchait toujours devant eux, tel un guide sacré. Elle n’était plus seulement un compagnon, elle était devenue l’expression d’un lien plus profond, une force mystique, presque sacrée, qui les reliait tous les deux à quelque chose de plus vaste qu’eux.
Ils suivaient une voie dallée, délabré, dont les pierres portaient encore les empreintes de runes oubliées. La brume s’épaississait, avalant peu à peu les contours du monde. Les murs autour d’eux semblaient tordus, affaissés, comme si la réalité elle-même se recroquevillait sous le poids de ce qu’ils s’apprêtaient à affronter.
Enfin, ils atteignirent une salle ovale, étrange, entourée de piliers faits de verre noir. Une lueur morne baignait l’espace, diffractée par ces colonnes obsidiennes, comme filtrée à travers des souvenirs déformés. Au centre, flottant à environ un mètre du sol, se tenait un sarcophage, suspendu, intact, et dessus… un corps, préservé, immobile, et familier.
— C’est toi… souffla Naël, bouleversée.
Marche-Rune ne répondit pas immédiatement. Son regard était figé sur le visage inerte, ce n’était pas simplement un autre lui, c’était un fragment de ce qu’il avait été, une version figée dans un passé qu’il avait tenté d’oublier. Le double ouvrit lentement les yeux. Il se redressa sans un mot, le regard vide, les traits empreints d’une douleur silencieuse, aucune hostilité n’émanait de lui, juste une présence, une résignation.
Marche-Rune comprit. Ce n’était pas un ennemi, c’était une souffrance, une mémoire, une part de lui qu’il devait enfin affronter non pour la détruire, mais pour l’accepter. Il dégaina son épée, non pas pour combattre, mais pour honorer ce moment, il s’inclina. Et son double fit de même, les deux posèrent leur lame au sol, et dans ce silence suspendu, la troisième cavité du portail, celle qu’ils savaient proche, vibra. L’écho du pacte résonna, profond et doux. Le double s’estompa lentement, comme une brume balayée par un souffle léger.
Naël s’approcha, posa un instant la main sur le bras de Marche-Rune, elle ne dit rien, le geste suffisait. La bête, immobile près du socle vide, observait. Elle ne bougeait pas, mais quelque chose en elle brillait, un accord silencieux. Au sommet du socle, une lueur pâle persistait, fragile comme un souffle oublié. Et au moment même où les doigts de Marche-Rune effleurèrent la pierre, la ville sembla frémir, comme si quelque chose de plus ancien que les ruines venaient de s’éveille. Un frisson immense, souterrain, comme si toutes les pierres, tous les souvenirs, tous les morts de la cité s’éveillaient en même temps.
Quelque chose s’était refermé, ou ouvert, la fin approchait, mais ce n’était que le début.
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