Chapitre 3 : Les Voix du Miroir

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Le sol vibra, pas un tremblement, une onde, comme un battement de cœur que seule la pierre pouvait entendre, et dans cette pulsation, la ville… changea, les murs d’Orastal se mirent à respirer, les brumes se retirèrent comme des linges arrachés aux songes d’un lit oublié, les couloirs jadis tortueux s’alignèrent en une spirale descendante, l’illusion s’effondrait, Orastal révélait sa véritable nature : un mécanisme ancien, gigantesque, enfoui dans la mémoire du monde, et au centre de cette spirale, trois arches de pierre formaient désormais un portail complet. Une pulsation noire prit forme, comme si la cité répondait à une décision invisible..

— On est arrivés, dit Naël, bas.

La bête poussa un cri, non pas de peur, mais d’appel, une note pure, cristalline, presque musicale.
Le portail s’ouvrit, pas comme une porte, comme un œil.
Derrière, il n’y avait ni lumière ni ténèbres, seulement… autre chose, une faille, une vérité nue, une promesse, et peut-être une menace.

— Tu es sûr ? demanda Naël, le regard fixé sur lui.

— Ce n’est pas une question de choix, répondit Marche-Rune, c’est la suite.

Il fit un pas, le monde bascula.
Ils tombèrent, ou plutôt, ils furent aspirés, comme avalés par un gouffre sans paroi, pas de vent, pas de vitesse, seulement la sensation étrange d’être dépliés.
Puis… le sol, un souffle, une lumière nouvelle.
Et le silence, à nouveau, mais un silence vivant, rempli d’une tension familière, ils étaient dans une vallée perdue, ouverte entre deux chaînes de montagnes cyclopéennes, que personne ne semblait avoir foulée depuis des siècles.
La nature y était étrange, les arbres avaient des reflets métalliques, l’eau ne faisait pas de bruit, et dans le ciel… flottait un fragment inversé de lune, fendu en son centre, comme un miroir brisé.

— Ce n’est plus notre monde, souffla Naël.

La bête grogna, un son bas, avertissement.
Et devant eux, entre les rochers… un être. Ni homme, ni bête.
Quelque chose les attendait, il se dressait entre les pierres, immobile, ni grand, ni petit, ni menaçant, mais… déformé, comme si le monde l’avait mal sculpté.
Un être bipède, à la peau d’un gris cendré parcourue de veines d’argent, son visage n’avait pas d’yeux, mais une sorte de fente verticale, comme une cicatrice éternelle, et dans sa main, pendait un long bâton noueux, terminé par un cristal noir fendu.

— C’est pas humain, murmura Naël, ni mort, ni vivant.

La bête s’était figée, les muscles tendus, prête à bondir… mais sans le faire, pas encore.
L’être inclina lentement la tête, puis… parla, pas avec une voix, avec une pensée qui s’insinua dans leurs esprits.
« Vous êtes tombés, et vous êtes les premiers. »

Marche-Rune posa instinctivement la main sur son arme, mais l’étrangeté de cette présence lui ôta toute certitude, ce n’était pas une créature hostile, pas encore, c’était un gardien.

— Où sommes-nous ? demanda-t-il.

« Là où les oubliés deviennent réels, là où le Pacte est né, là où il vous attend. »

Un silence.
Puis le Gardien leva un doigt, derrière lui, la vallée s’ouvrait, une ancienne route s’enfonçait entre les arbres aux reflets étranges, en direction d’une lumière dorée, très loin, au fond d’un ravin couvert de brume.

« Marchez, ou restez, mais sachez ceci : votre présence dérange, vous troublez l’équilibre. »

Naël s’approcha, légèrement devant Marche-Rune, comme toujours lorsqu’elle sentait l’approche d’un danger voilé.

— Il ne dit pas tout, souffla-t-elle.

— Personne ne dit jamais tout, répondit-il.

La bête, elle, s’était tournée vers le chemin, un choix silencieux, une fidélité sans condition.
Alors ils marchèrent, le Gardien disparut dans l’air… comme une pensée qu’on oublie volontairement.

La marche fut longue, pas par la distance… mais parce que chaque pas semblait peser sur leur mémoire, ils voyaient des fragments d’images entre les arbres : des visages, des souvenirs, des combats qui n’avaient jamais eu lieu, quelque chose dans ce lieu lisait en eux, explorait leur histoire, leur essence, leur potentiel… et peut-être leurs faiblesses.
Puis, au détour d’un col, la brume se déchira.
Et ils virent.
Une tour solitaire, en équilibre sur une falaise inversée, suspendue à l’envers au-dessus du vide.
Et au sommet… une silhouette, une femme, immobile, longs cheveux au vent, et une robe sombre aux éclats de nuit.

— Elle nous regarde, murmura Naël.

— Non, corrigea Marche-Rune, elle m’attend.

Ils montèrent, lentement, la tour, suspendue au bord du monde, semblait plus métaphysique que réelle, à chaque pas, l’herbe sous leurs pieds devenait plus fine, plus froide, presque coupante, et le ciel changeait subtilement de teinte, du bleu au pourpre, puis au noir constellé, comme si la nuit les suivait, elle aussi, mais lorsqu’ils atteignirent la plateforme…

Elle n’était plus là, aucune trace, aucun parfum, aucune empreinte dans la poussière, juste un vide parfait, baigné de vent, et devant eux, une structure étrange, un miroir fendu en deux moitiés disjointes, suspendues en lévitation au-dessus d’un socle brisé.

— Ce n’est pas un miroir, dit doucement Naël, c’est un passage qui a été scellé.

— Par elle ? demanda-t-il, à mi-voix.

— Non, par plus ancien encore.

La bête renifla les pierres, puis s’assit, presque cérémoniellement, il y avait dans l’air une trace résiduelle de magie, mais rien de lisible, aucune rune, aucun nom.
Et pourtant… le cœur de Marche-Rune battait vite, pas à cause du lieu, pas à cause du danger, à cause d’elle.
Il ne savait pas qui elle était, mais il savait… qu’elle reviendrait.

Ils descendirent en silence, laissant derrière eux la tour aux vitres brisées, l’air devenait plus dense à chaque pas, le monde lui-même semblait pencher sur ses fondations, comme si leur présence dérangeait un équilibre ancien. La vallée les menait vers une ouverture sombre, taillée dans la falaise inversée, un seuil ancien, dont les pierres pleuraient une sève d’argent. La bête s’arrêta, gronda doucement, pas de peur, de respect. Naël s’approcha, ses pas prudents.

— Regarde ces runes… Elles vibrent.

Marche-Rune posa sa main sur la pierre, un froid intense lui mordit la paume, et durant un battement de cœur, il vit, non pas avec les yeux, mais à travers une mémoire ancienne, qui ne lui appartenait pas, un sanctuaire, un lieu d’oubli, une tombe pour des vérités effacées. Ils entrèrent, l’intérieur défiait la logique, les colonnes tombaient du plafond, les bassins ruisselaient vers le ciel, le sol lui-même semblait hésiter entre matière et reflet, chaque pierre murmurait un souvenir, chaque pas résonnait comme un écho d’un autre temps.

Et là, au centre, une forme, pas une créature, pas un corps, un miroir fendu, flottant au-dessus d’un autel effondré, une faille de verre, immense, striée de lignes anciennes, et sur sa surface… des reflets, changeants, trompeurs. Naël s’approcha, puis recula aussitôt.

-Je me suis vue... mourir, murmura-t-elle.

Marche-Rune avança lentement, le miroir le reconnut. Il n’y vit rien, rien… sauf une lumière, une silhouette, floue, lointaine, féminine. Elle tourna la tête, sans visage, puis disparut. Un murmure traversa le sanctuaire, comme un soupir retenu depuis des siècles, la bête bondit sur le socle, grondant vers le miroir, oreilles dressées, muscles tendus, puis… le calme.

— On n’est pas seuls ici, dit Naël à voix basse.

Marche-Rune ferma les yeux un instant, ce lieu n’était pas une épreuve, c’était une prémonition, quelque chose, ou quelqu’un, les avait vus, et les attendait.

Ils quittèrent le sanctuaire en silence, le miroir brisé flottait toujours derrière eux, mais le reflet avait disparu, la lumière elle-même semblait différente, comme si le monde, après avoir été observé, les observait à son tour. La bête ouvrait la marche, ses pas effleuraient le sol sans bruit, elle avait changé, son corps, toujours aussi gracieux, semblait résonner avec quelque chose de plus grand, de plus ancien, elle était à sa place ici, pas eux. Marche-Rune et Naël progressaient entre les ruines d’un monde oublié, des arches renversées s’enfonçaient dans le ciel, les racines poussaient à l’envers, et tout, absolument tout, portait la marque du feu, mais un feu qui n’avait pas brûlé.

— Ce ne sont pas des ruines, murmura Naël, c’est une peau.

— Une peau ? répéta-t-il.

— Oui… comme si le monde avait mué, et laissé derrière lui une coquille, une carcasse, ce n’est pas une ville détruite, c’est un corps changé.

Le sol se déroba légèrement sous leurs pieds, un pan de roche glissa dans un grondement sourd, révélant un gouffre d’ombres et de cendres. Ils y descendirent lentement, ensemble. En bas, l’air était sec, chargé d’une poussière noire qui collait à la peau, des statues brisées gisaient en cercle autour d’un puits scellé, elles représentaient des êtres aux visages indistincts, mais tous regardaient le même point : une dalle au centre du cercle, noire et lisse.

La bête s’en approcha, elle renifla une fois, puis, sans bruit, elle s’allongea devant la dalle, comme pour la garder.

— Tu sens ? murmura Naël.

— La magie.

— Non, l’absence, ce lieu… il a été effacé.

Marche-Rune s’agenouilla, posant la main sur la pierre, un battement, puis un autre, et un son, faible, fragile, comme un chant oublié, venu des profondeurs, pas un chant humain, un appel.

Le son se fit plus net, pas une voix, pas une mélodie, quelque chose de plus ancien, plus pur, comme si le silence lui-même avait appris à chanter, la dalle vibrait sous leurs doigts. Naël recula d’un pas, l’épée à demi sortie, la bête se redressa lentement, oreilles tendues, les yeux rivés sur le puits.

— Ce n’est pas un appel, murmura-t-elle, c’est un souvenir.

Marche-Rune posa ses deux mains à plat sur la pierre noire, et il vi, pas par les yeux, pas par l’esprit, par l’âme.

Un monde sans ciel, un monde d’avant les mots, des créatures aux formes changeantes, faites de lumière et de chair, marchant dans une nuit figée, un pacte, un cri, une chute. Et un être, un être né du vide, né du manque, une bête, mais pas celle qui l’accompagnait, une autre, immense, déformée, hurlante. Il comprit alors : la leur… n’était qu’un éclat, un fragment d’un tout plus vaste.

Il rouvrit les yeux en sursaut. La dalle s’était fissurée, une fine ligne rouge s’en échappait, comme une veine ouverte. La bête recula, grognant, autour du cercle, les statues s’étaient tournées, elles les regardaient.

— On doit partir, dit Naël, maintenant.

Mais c’était trop tard. Un grondement sourd résonna dans les profondeurs, pas un bruit, une pression, comme si le monde retenait son souffle, le puits vibra, puis… se brisa. Une lumière noire en jaillit, inversée, comme aspirée vers le haut. Et dans cet éclat… un œil. Un œil sans paupière, immense, immobile. Il ne voyait pas, il cherchait.

La bête se plaça devant eux, entre le puits et le groupe, elle grogna, mais son poil tremblait. Naël reculait, Marche-Rune la soutint d’un bras.

— Reculez, dit-il, ce n’est pas notre combat.

Mais la bête ne bougea pas, alors la lumière noire se rétracta d’un coup, comme avalée, et tout s’éteignit.

Silence.

Puis… la dalle s’effondra, et une voix, douce comme le vent, s’éleva derrière eux.

— Vous avez vu ce que vous ne deviez pas voir.

Ils se retournèrent, mais il n’y avait personne.

lls ne dirent rien, même la bête marchait en silence, ils quittèrent le cercle des statues brisées sans se retourner, laissant le puits brisé derrière eux, scellé par le poids de ce qu’ils n’avaient pas compris. Quelque chose s'était réveillé, ou peut-être… simplement souvenu. Les galeries qu’ils empruntaient à présent semblaient plus anciennes encore, taillées dans une matière qui n’était ni pierre, ni métal, leurs pas résonnaient comme des murmures dans un mausolée oublié. La remontée fut lente, étrangement, les couloirs montaient d’eux-mêmes, comme si le monde les poussait vers la sortie, mais plus ils s’élevaient, plus l’air se faisait lourd, et alors qu’ils pensaient atteindre la lumière… ils trouvèrent un mur. Non, un portail, élevé dans une matière sombre, lisse et sans âge, sur sa surface, des symboles inconnus, gravés en creux. La bête s’approcha, et un à un, les signes s’illuminèrent sous sa présence.

— C’est elle qui ouvre la voie, murmura Naël.

Marche-Rune hocha la tête. Il comprenait, à présent, la bête n’était pas leur compagne, elle était leur clef. La lumière devint aveuglante, le portail trembla, puis… le monde s’ouvrit.

Ils émergèrent sous un ciel gris, la brume s’était levée, autour d’eux, les collines d’Orastal, mais tout avait changé, les ruines semblaient plus calmes, comme si l’orage, longtemps contenu, était enfin tombé… ailleurs. Et ils n’étaient pas seuls, à la crête voisine, des silhouettes, drapées de longs manteaux, masquées, immobiles. Ils observaient.

— Qui sont-ils ? murmura Naël.

Marche-Rune serra la garde de son épée.

— Des témoins. Ou des juges.

Les silhouettes ne bougèrent pas, puis, lentement, une d’elles leva un bras. Pas une menace, un salut. Puis ils disparurent, dissous dans la brume.

Naël se tourna vers Marche-Rune.

— On est revenus.

— Non, répondit-il, pas vraiment.

La bête s’était arrêtée, elle regardait vers l’est, vers les terres humaines, vers la cité des vivants.

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