Chapitre 4 : Les Cendres et la Corde

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Ils avaient quitté la cité morte sans bruit, le portail s’était refermé sans lumière, sans grondement, et pourtant, quelque chose en eux grondait encore.

Le sol était là, bien réel, sec et poussiéreux sous leurs bottes. Mais aucun d’eux ne le sentait vraiment, le monde semblait plus terne, plus lointain. Comme s’ils n’étaient pas tout à fait revenus.

Naël marchait sans parler, les yeux flous, le souffle irrégulier. Elle n’aurait su dire depuis combien de temps ils avançaient. Une heure ? Une journée ? Une nuit entière effacée ? Elle se sentait étrangement vide, comme si quelque chose lui avait été retiré, ou laissé en trop, elle ne savait pas.

Marche-Rune, lui, avançait lentement. Sa main, toujours proche de la garde de son épée, tremblait à peine. Non par peur, mais d’une tension encore mal digérée. Ils ne savaient pas ce qu’ils avaient vu, ni ce que cela avait éveillé en eux.

Et derrière eux, silencieuse, la bête suivait. Elle ne faisait aucun bruit, même son souffle semblait retenir quelque chose, comme si elle aussi n’avait pas encore retrouvé la terre ferme.

Ils firent halte à la lisière d’un vieux sentier, pas de feu, pas de mots.

Naël resta assise longtemps, les genoux contre elle, fixant l’ombre noire couchée à quelques pas. Leurs regards se croisèrent, un instant. Elle murmura, sans savoir à qui elle s’adressait :

— Je crois que… je ne suis plus la même.

Aucune réponse.

Mais quelque chose, dans le silence, approuva, un souffle, une présence, un lien ténu.

Ils se relevèrent, leurs pas étaient lourds, comme tirés entre deux mondes, et la bête les suivit encore.

Ils avaient marché trois jours, trois jours de collines dénudées, de landes grises et de forêts silencieuses, depuis leur sortie des profondeurs d’Orastal, le monde semblait vidé de son souffle, la bête ouvrait la marche, infatigable, comme guidée par un instinct ancien, Marche-Rune la suivait, toujours en alerte, Naël, elle, observait, les oiseaux se taisaient, les rivières coulaient à l’envers, quelque chose dans la magie du monde s’était déplacé, subtilement, irrémédiablement, et puis, à l’aube du quatrième jour, ils aperçurent les premières traces d’un hameau, un sentier de pierre, un toit effondré, une vieille palissade couverte de mousse, puis, derrière la brume, les contours d’un village oublié des cartes, Brynwald, disait une pancarte fendue par les ans, et au centre… l’enseigne d’une auberge, les Lunes Grises.

Le village était à peine visible à travers la brume, un chapelet de maisons en pierre sombre, serrées contre une colline balayée par les vents, quelques champs déserts, un puits, et une enseigne qui grinçait, suspendue à un vieux bois mort.

"— Charmant," souffla Naël.

"— C’est vivant, c’est déjà ça."

La bête resta à l’orée des maisons, silencieuse, mais aux aguets, elle n’entre pas, à l’intérieur, l’auberge sentait le bois mouillé et les vieilles braises, une cheminée fumait dans un coin, une femme à la peau tannée, les cheveux tirés en chignon, les accueillit d’un regard soupçonneux.

"— Voyageurs ?" fit-elle.

"— De passage," répondit Marche-Rune.

"— Comme tous," murmura-t-elle, "tout le monde va à la grande ville, ces temps-ci, on dit qu’elle rouvre ses portes."

Elle ne posa pas de questions, mais ses yeux glissèrent sur leurs armes, sur Naël, et sur la poussière d’ombres qui semblait encore coller à leurs bottes, ils prirent place à une table, la femme apporta un pain noir, une soupe brune, et une cruche de vin tiède, autour d’eux, quelques hommes jouaient aux dés, la voix basse, un jeune garçon nettoyait les tables, et au mur, un tableau à la craie : "Interdit de parler du Pacte."

"— Même ici ?"

"— Le Pacte fait peur," répondit l’aubergiste, "moins on en parle, moins il vous regarde."

Elle les laissa seuls.

"— Elle ment," dit Naël à voix basse.

"— Je sais."

Et effectivement, autour d’eux, les conversations en sourdine parlaient de rumeurs étranges, de terres qui brûlent sans feu, de mages bannis qui murmurent dans les vents, et d’un homme vêtu de noir, accompagné d’une bête aux yeux d’étoile, ils ne dirent rien, quand l’heure fut venue de dormir, l’aubergiste les mena à l’étage.

"— Plus qu’une chambre," murmura-t-elle, "l’autre a été prise par un marchand… ou ce qu’il en reste."

Marche-Rune et Naël échangèrent un regard, elle haussa un sourcil, presque moqueuse.

"— Tu ronfles ?"

"— Pas plus que toi."

La pièce était petite, mais propre, une seule paillasse, une couverture épaisse, pas de séparation, pas d’échappatoire, ils s’installèrent en silence, chacun de son côté, le feu crépitait doucement dans l’âtre, Naël s’allongea la première, dos à lui, Marche-Rune s’assit, les bras croisés sur les genoux.

"— T’inquiète pas," finit-elle par souffler, "je ne mords pas."

"— Moi non plus."

Silence, puis, à mi-voix :

"— Ça fait longtemps que j’ai pas dormi à côté de quelqu’un," dit-elle.

"— Moi non plus."

Un instant passa, une tension douce, rien de brusque, rien de forcé, juste… un moment suspendu, et, sans un mot de plus, ils s’endormirent, côté à côte, mais plus seuls.

Le feu craquait doucement dans l’âtre, Naël dormait, une main repliée sous sa joue, l’autre posée près de son sabre, Marche-Rune, lui, ne dormait jamais vraiment, même dans le silence, il restait tendu, l’âme aux aguets, l’esprit formé dans la guerre, et cette nuit-là… un souffle trop discret, une ombre, glissée entre les lattes du plancher, il ouvrit les yeux sans un bruit, une silhouette, mince, rapide, courbée, le voleur avait une lame rouillée, une main tremblante, il avançait en silence, penché vers leurs affaires, mais en voyant Naël, il s’était figé, fasciné par la forme endormie de la combattante, erreur fatale, Marche-Rune se redressa sans un son, et en un seul mouvement, dégaina, le métal siffla.

"— Ne bouge pas."

L’ombre sursauta, il tenta de fuir, trop tard, Marche-Rune l’attrapa au col, le plaqua contre le mur de pierre, la lame sous la gorge, le regard noir.

"— Tu voulais quoi ? La lame ? L’or ? Le sang ?"

L’homme tremblait, il était maigre, couvert de suie, un œil voilé, il bredouilla :

"— Je… je pensais que vous dormiez… j’ai… faim…"

Naël s’était redressée, encore engourdie, mais sa main sur sa dague.

"— C’est un rat de village," dit-elle.

"— Un rat peut mordre," grogna Marche-Rune.

La lame se rapprocha.

"— T’as croisé notre chemin au mauvais moment."

L’homme se mit à pleurer, des larmes sèches.

"— La cité… elle prend tout, les gardes, les impôts… Ils disent que les terres au nord brûlent… que des mages rôdent… Je voulais fuir, j’vous jure…"

Naël posa sa main sur le bras du héros.

"— Ce n’est pas un tueur, il ne mérite pas ta lame."

Marche-Rune hésita, un battement, deux, puis il relâcha la pression, le voleur s’écroula à genoux, haletant.

"— Pars," dit Marche-Rune, "et que je ne te revoie plus."

"— Merci… merci…"

Il sortit en titubant, disparu dans la nuit.

Naël soupira.

— Tu es prêt à tuer pour si peu ?

Sa voix n’était pas dure. Pas moqueuse non plus, juste… fatiguée. Comme un souvenir qui aurait trop duré.

Elle ne le regardait pas vraiment. Plutôt sa main, ou ce qu’il y avait dessous.

Un instant, ses traits se tendirent.
Quelque chose bougea dans ses yeux, un reflet blessé, à peine perceptible.
Mais elle ravala ça, comme on ravale un vertige.
Et se redressa, droite, fière, de cette force silencieuse qu’elle s’est construite.

Un battement de cœur plus loin, Marche-Rune rengaina. Personne ne parla.
Mais Naël resta debout un moment, les bras croisés, les yeux perdus quelque part loin du présent. Elle cligna des paupières, puis tourna les talons, sans rien ajouter.

Le matin filtrait à peine à travers les volets branlants de l’auberge. Une lumière grise, sans chaleur. Dehors, le vent soufflait en longues plaintes, chassant la brume dans les ruelles de Brynwald.

Ils déjeunèrent en silence, pain rassis, lait aigre, et un silence plus lourd que l’air.

Mais ce fut une voix, plus loin, qui brisa l’équilibre.

— Ils vont la pendre aujourd’hui… la fille du bûcheron.

Un vieil homme, près de l’âtre. Il parlait à voix basse, mais avec le ton de ceux qui veulent qu’on les écoute.

— C’est pas une sorcière, je le dis. C’est une gamine, rien de plus… Mais les bois brûlent, paraît-il. Et quand y’a pas d’explication, on invente des coupables.

Marche-Rune releva lentement la tête. Naël s’arrêta de mâcher.

— Où ? demanda-t-elle.

— Grissenval. Un village au nord de la lisière. ils disent que le feu est sans flammes… que les arbres se consument sans s’éteindre, y’a que la magie pour faire ça.

Un autre client cracha dans la paille.

— Ou le Pacte, dit-il. Tout vient de lui, de toute façon.

La serveuse siffla.

— T’as pas lu le panneau ? On parle pas du Pacte ici, imbécile.

Mais c’était trop tard, le mot avait été prononcé.

Marche-Rune fixa le fond de sa chope.

Un feu sans feu, une pendaison, et le mot maudit.

Il tourna le regard vers la bête, Elle ne bougeait pas, mais ses yeux luisaient faiblement.

Naël le regarda en coin, puis souffla :

— Tu veux y aller, n’est-ce pas ?

— Je veux comprendre.

Elle sourit, sans joie.

— Toi et ta manie de toujours foncer vers les ennuis…

Il se leva.

— Si on n’y va pas, elle meurt ce soir.

La bête se redressa sans un bruit.

Et sans un mot de plus, ils quittèrent l’auberge. La pluie tombait fine sur Grissenval, presque timide, mais constante. Elle semblait vouloir laver les pierres noircies du village, sans jamais y parvenir. L’eau traçait de longs sillons sur les murs lézardés, glissant comme des larmes anciennes.

Naël avançait en silence. Son manteau alourdi par l’humidité collait à son dos, et les rares regards qu’elle croisait dans les ruelles fuyaient aussitôt, trop discrets, trop méfiants.

Derrière elle, Marche-Rune gardait son rythme lent. Capuche abaissée, il affrontait la pluie à visage découvert, les traits fermés, le regard dur comme l’acier noir de son épée. Les sabots de la bête ne laissaient aucune trace visible, et pourtant… elle était là, juste au-delà du champ des sens, liée, tapie dans les ombres entre les gouttes.

— Tu les entends ? murmura Naël.

Des voix basses, feutrées, glissaient d’un porche à l’autre. À peine des chuchotements, mais toujours les mêmes mots.

« C’est lui… »
« Le Marcheur Sombre… »
« Ils sont trois, avec la Chose… »
« Une femme de fer et une bête du Néant… »

Naël fronça les sourcils.

— On est suivis par nos propres ombres, on dirait.
— Non. Par des échos, répondit Marche-Rune, des reflets déformés. Ce n’est pas nous qu’ils voient, c’est… ce que nous devenons.

Elle le fixa un instant, intriguée, puis se détourna. Leur silhouette inspira la peur, c’était certain, mais comment une légende pouvait-elle précéder des pas qu’ils n’avaient pas encore posés ?

Ils s’arrêtèrent devant une auberge sans nom, simple bâtisse de bois noirci, où une lanterne battait faiblement dans le vent. La pancarte, autrefois peinte, n’était plus qu’une planche rongée.

Naël frappa.

La porte s’ouvrit sur une femme sèche, aux yeux creusés de cernes.

— Vous êtes pas d’ici, lâcha-t-elle sans chaleur.
— Non. Mais on cherche à comprendre ce qu’il s’est passé, répondit Naël.
— Alors entrez, mais vous portez le malheur avec vous.

À l’intérieur, une douzaine d’âmes grelottaient dans le silence. Personne ne parlait, tous fixaient les nouveaux venus, comme si leurs ombres portaient déjà le deuil de quelque chose , un vieillard au comptoir leva la main.

— Vous venez pour elle, pas vrai ? Pour la pendue.

Naël s’approcha, s’appuyant au bois mouillé du comptoir.

— Racontez.

L’homme prit une longue inspiration. Ses doigts tremblaient légèrement, il n’avait pas peur des deux étrangers, il avait peur de ce qu’il savait.

— Elle s’appelait Lys. Quinze ans, la fille du tanneur, toujours à aider les autres, un cœur de lumière, qu’on disait. Jusqu’à ce qu’un puits se mette à bouillir et qu’un ancien dise que c’était la faute d’une sorcière.
Alors on l’a jugée, sans preuve, sans voix pour la défendre, et elle a accepté.
Montée seule sur le bûcher.

Il marqua une pause, les yeux vides.

— Mais le feu ne l’a pas prise, les flammes refusaient de danser, la corde brillait.
Et la nuit d’après… on a entendu son chant dans la forêt, doux, triste.
Depuis, plus un feu ne tient dans le village.

Naël sentit un frisson lui remonter l’échine. Elle se tourna vers la cheminée : des cendres froides, même le foyer de l’auberge refusait la chaleur.

— Il y a eu des marques ? Des signes près du puits ou du bûcher ?
— Des empreintes, ou plutôt des creux, comme si quelque chose avait observé, des symboles dessinés à même la boue, et des fleurs qui n’existent pas ici, bleutées, étranges, qui fanent en une heure.

Marche-Rune s’approcha lentement de la vieille gravure accrochée derrière le comptoir. Une représentation grossière, mais évocatrice : une jeune fille suspendue, non pas par une corde, mais par un lien tissé de lumière. Sous elle, un bois noirci, lisse comme du verre.

— Ça, c’est récent ? demanda-t-il.
— Un gamin du village l’a dessinée. Il dit qu’il l’a vue dans ses rêves, qu’elle lui a parlé.

Naël et Marche-Rune échangèrent un regard.

— D’autres enfants ? insista-t-elle.
— Oui. Trois autres ont décrit le même lieu. Un arbre blanc, brisé, une voix féminine, et… vous.

— Nous ?
— Toi, avec tes cheveux d’or, et lui, le sans-visage qui saigne de l’ombre, et la bête, qui n’a pas de nom.

Un silence glacé emplit la pièce.

Naël serra les dents, il n’y avait aucun moyen logique pour ces villageois de les connaître,
sauf si…

— Tu crois que c’est le Pacte ?
— Peut-être, il tisse, il déforme, il écrit en nous quelque chose que les autres lisent sans comprendre.

Ils quittèrent l’auberge, sans plus attendre.

À la lisière du village, les bois s’ouvraient, épais, denses, étouffants. Là où la fille avait été pendue, là où le feu avait échoué, là où les fleurs bleues poussaient sans nom, et dans la terre détrempée, à peine visible, une empreinte, non pas de pas, mais de sabots, longs, effilés, parfait, la bête du Néant les avait précédés.

Les cendres se soulevèrent autour d’eux, un cercle de poussière et de souvenirs calcinés.

Le ciel était sans lune, la clairière baignée d’un bleu sale, presque irréel, et dans le silence… les murmures commencèrent.

Des formes se levèrent du sol. Des spectres nus aux orbites vides, comme arrachés à la terre.
Ils glissaient plus qu’ils ne marchaient, les bras tordus, les cous encore marqués par la corde, des silhouettes de douleurs passées. Et au centre, l’arbre blanc, fendu, d’où pendait encore le lien lumineux.

Marche-Rune dégaina sans un mot.

La bête apparut dans son dos, comme invoqué, non… appelée. Son corps ne fit aucun bruit en touchant le sol. Elle marcha à ses côtés, ni derrière, ni devant, à sa hauteur.

Le premier spectre se jeta sur eux dans un hurlement muet, et alors… Ils bougèrent, à l’unisson.

La bête bondit à gauche, fendant la cendre d’un coup de corne, marche-Rune pivota à droite, lame levée, tranchant en miroir.

Un autre apparut, trop rapide pour un homme seul, mais pas pour deux âmes liées.

Elle bondit au-dessus de lui, effleurant ses épaules, il fléchit les genoux au moment exact, elle tourna, Il leva son épée, Un même battement de cœur, Ils dansaient, Il avançait, elle reculait, elle feintait, il frappait, un cercle parfait.

La cendre s’élevait autour d’eux, comme des bras cherchant à les saisir, mais aucun ne les toucha. Leurs pas étaient trop précis, trop instinctifs.

Naël regardait, figée.

Jamais elle n’avait vu ça, un homme et une bête, liés sans mots, sans cris, Comme deux reflets d’un même esprit, chaque geste de l’un trouvait son écho dans l’autre.

Il glissa sur le sol détrempé, elle l’attrapa de son sabot arrière pour le redresser, il pointa une cible, elle bondit avant qu’il n’ait bougé.
Ils respiraient ensemble, se mouvaient comme un seul souffle.

Le dernier spectre hurla, un cri long, déformé, fait de peine et de rancune. Marche-Rune le fixa, la bête aussi, en silence. Ils s’élancèrent, ensemble, dans une ultime charge droite, mortelle, la lame fendit le torse spectral, les cornes transpercèrent le cœur vide, et tout s’effondra, silence.

Les cendres tombèrent doucement, les spectres se dispersèrent comme des feuilles mortes.

Au centre de la clairière, debout, immobiles : l’homme, et la bête.
Dos à dos. Naël n’avait pas bougé, elle avait retenu son souffle.

Elle n’en croyait pas ses yeux.
Un mot montait, comme un appel, comme une évidence.

— Obryn.

La bête tourna lentement la tête, ses yeux rencontrèrent les siens.

Et pour la première fois, elle s’inclina devant Naël, pas comme une bête dressée, mais comme un égal, un être nommé.

Les spectres étaient partis. La cendre retombait doucement, en volutes fatiguées, le silence ne hurlait plus, il berçait.

Marche-Rune resta debout un long moment, l’épée toujours en main, ses doigts tremblaient à peine, imperceptiblement. Ce n’était pas la fatigue, ce n’était pas la peur, c’était… autre chose, Il ne savait pas mettre de nom dessus.

Obryn était couchée à ses pieds, les flancs humides de suie, le poil battu par la poussière, mais paisible. Son regard allait du sol au ciel, puis revenait à lui, elle ne demandait rien, elle était simplement là.

Naël s’approcha sans bruit.

Elle avait nettoyé ses mains sur son manteau, effacé la poussière de ses joues, mais elle avait gardé le silence, par respect, par instinct.

Elle s’arrêta à quelques pas.

— Elle a bougé avec toi comme si vous étiez liés depuis toujours.

Sa voix était basse, presque un murmure, pas une question, une évidence.

Marche-Rune ne répondit pas, Il fixait un point invisible, quelque part entre la terre et l’arbre fendu.

Naël inspira.

Elle fit un pas de plus, puis un autre, elle s’accroupit, sans bruit, à la gauche de la bête.

Obryn releva légèrement la tête, ses yeux croisèrent les siens, et elle ne bougea pas. Alors Naël tendit la main, lentement. Elle ne caressa pas, elle effleura le cou, juste sous la base de la corne, un point précis, fragile, Elle sentit le pouls.

Et pour la première fois, Obryn ferma les yeux sous le contact.

— Tu as toujours été là, murmura Naël, comme si elle parlait à elle-même.
— Il fallait juste te nommer.

Elle resta ainsi quelques instants, puis tourna la tête vers Marche-Rune, il s’était enfin assis,
Bras posés sur ses genoux, mains ouvertes.
Son regard restait dur, mais ses traits… étaient un peu moins fermés.

Elle le regarda longuement.

Et puis, sans dire un mot, elle étendit lentement sa main vers lui, pas pour prendre, pas pour imposer, juste pour poser deux doigts, doucement, sur le haut de sa main, un contact léger, presque irréel, mais présent, rassurant, humain.

Il ne la repoussa pas, il ne bougea même pas.

Mais il tourna lentement la paume, jusqu’à ce que leurs doigts se croisent, brièvement.
Un souffle, un accord.

Puis il détourna le regard, pas par gêne, par pudeur.

Naël se redressa.
Elle jeta un dernier regard vers la clairière vide.
Plus de spectres, plus de voix, plus de peine suspendue. Mais l’air… l’air portait encore la trace de quelque chose. Une attente, un souffle retenu.

Naël s’était éloignée de quelques pas. Elle marchait lentement, entre les arbres noircis, comme attirée par un murmure qu’elle seule entendait.

Marche-Rune, lui, était resté au centre.
Obryn ne bougeait pas, son regard s’était figé vers l’arbre fendu.

Et puis soudain…Un battement, pas un brui, pas un son mais un battement.
Comme si la terre avait un cœur.
Obryn redressa lentement la tête.
Elle ne grogna pas mais s’inclina.
Non devant un ennemi, mais comme devant une présence plus ancienne qu’elle-même.

Le sol se mit à luire.

Là, au pied de l’arbre, là où la corde de lumière avait pendu dans le vide, une braise apparut.
Une simple lueur rougeoyante, mais stable, contenue, presque paisible.

Naël revint lentement, fascinée.

Marche-Rune s’agenouilla.
La braise flottait à quelques centimètres du sol, elle ne chauffait pas, ne brûlait rien.
Et pourtant, l’air tremblait autour d’elle, comme dans un désert de cendres.

— C’est… pas un feu, murmura Naël.
— C’est un souvenir, répondit-il.

La braise vibra, puis se condensa.
Elle prit forme. Un fragment, sombre, fissuré, mais à l’intérieur : un feu figé, éternel.
Pas une flamme vive, mais une douleur incandescente, tenue en cage.

Le fragment flottait, entre eux.
Et au moment où Marche-Rune tendit la main, le vent s’éteignit, Il le saisit et rien ne changea autour d’eux.

Mais lui sentit tout.
La douleur d’une reine, le poids d’un choix, la folie d’un sacrifice, les cris d’un peuple en flammes. Et surtout… Le regret du monde.
Ce n’était pas de la haine. C’était… une mémoire qu’il refusait d’oublier.

Obryn s’était couchée, paisible.

Naël croisa le regard de Marche-Rune.
Elle vit que ses yeux s’étaient assombris, pas de peur, mais de compréhension.

— Tu sais ce que c’est, dit-elle doucement.

— Oui.
— Un fragment ?
— Un serment brûlé.
Il baissa la tête.
— Et maintenant… je le porte.

Le fragment s’éteignit dans sa paume.
Mais au creux de sa main, une chaleur persistait.

Puis elle murmura :

— On devrait rentrer.

Et cette fois, quand ils repartirent…ils marchèrent côte à côte.

Obryn trottait, l’allure souple, la tête basse, elle avait un nom, et eux… ils avaient quelque chose de plus que la veille, quelque chose de fragile, tissé dans le silence.

Les portes du village étaient restées ouvertes, mais personne ne les franchissait, le silence, là aussi, avait gagné du terrain.

Lorsqu’ils émergèrent des bois, ce ne fut pas une clameur qui les accueillit,
mais un mouvement de recul, presque animal.
Une rumeur sourde, des murmures coupés net, Des visages figés.

Ils marchaient à trois, plus unis que jamais.

Marche-Rune en tête, le regard droit, les épaules basses, comme s’il portait désormais un poids invisible.
À sa droite, Naël, à hauteur d’homme, le pas assuré, Légèrement tournée vers lui, comme si elle veillait, et à sa gauche, Obryn, leur ombre commune.

La bête avançait avec une lenteur presque rituelle, ses sabots ne faisaient aucun bruit sur la terre battue, elle ne montrait ni défi, ni soumission, juste sa présence, totale.

Ils avançaient au même rythme, un seul pas, un seul souffle.

Un vieillard recula contre sa porte, une femme laissa tomber une cruche.
Les enfants ne pleuraient pas, ils fixaient, fascinés, terrifiés.

Et puis, sans que personne n’ose parler…un craquement, un feu, un vrai feu s'était rallumé sur la place.

Là, dans le vieux brasero de pierre, celui que la malédiction éteignait chaque nuit,
les flammes dansaient, vives, hautes, inexplicables.

Des voix s’élevèrent, des cris, puis des silences, car tout le monde comprit, Le bois ne refusait plus de brûler.

Ils avaient purgé la terre, Ils avaient brisé la boucle, Le feu leur rendait hommage, Le village… ne savait pas encore comment.

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