Chapitre 3 : La Part de moi

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Il pue encore, ici. C'est de pire en pire. C'est partout. Je crois que l'odeur a imprégné ma femme, parce qu'on ne se touche plus. Quand elle essaie, je sens que ça me brûle. Quand elle me parle, mes oreilles sifflent. Quand elle regarde la télé, je me retiens de crier, alors je vais boire dans la cuisine, ou la chambre, ou les toilettes.

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Il y a un truc avec ce foutu écran. C'est en train de me tuer. Au départ, il y avait bien une raison. C'était tout ce que j'y voyais en rapport avec ce que j'avais vu. On voyait toutes ces personnes donner des explications. Comme si elles avaient vu, là-bas. Les soldats, ils ont une parole fragmentée. Les civils ne sont que des supports. Ceux qui parlent, ce sont les ronds de cuir.

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J'ai vu ça, et puis j'ai arrêté d'avoir foi en mon pays. Et Katia, qu'est-ce que je peux lui dire, hein ? Elle rit, elle. Et je sens bien qu'elle s'arrête quand je la regarde. Je l'intimide. Elle me reconnait plus, ma propre femme. Des fois je voudrais l'étrangler. Quand je vois sa naïveté devant ces gens, je voudrais la secouer en lui hurlant à quel point elle se trompe. Mais je sais qu'elle fait ce qu'elle peut.

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Jamais je parlerai de moi. Je n'ai pas eu à le lui préciser. Elle l'a compris quand je ne l'ai pas embrassée à mon retour, après ces années d'absence. On est devenu des étrangers, l'un pour l'autre. Ce n'est pas moi qui suis rentré à la maison. Ce n'est que la part de moi. La part la plus sombre qu'on a traînée dans la boue et qui brûlait sous le soleil. Celle d'avant, celle qui aimait, elle a disparu.

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Elle est sûrement morte, cette part-là. Emportée dans l'une des mines qui ont eu raison de mes amis. Quand je vois mes mains, je me dis qu'elles ne devraient pas être attachées à mon corps. Je suis revenu sain et sauf du corps. Mais il y a quelque chose qui manque en moi. Et c'est terrible, parce que je sais que ça ne reviendra pas. Je ne pourrai plus être complet, maintenant.

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Quand je pense à ça, elle me regarde, ma femme. Elle me regarde, et je sens bien qu'elle voit que j'ai des mers salées derrière les yeux. Mais elle ne veut plus me demander. Des fois je me surprends à lui mettre une main sur l'épaule. J'essaie de me rassurer moi-même. Mais elle se crispe. Il y a quelque chose de glacé qui émane de moi. Comme si mon corps avait trop brûlé là-bas. Je ne suis plus qu'un blizzard à l'intérieur.

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C'est la télé, qui me glace. C'était d'abord ces hommes qui parlaient de moi. Mais depuis, ça a changé. Les informations ne sont que des mensonges. Et je sens que le reste des programmes est là pour rassurer, dans une ambiance naïve. Une ambiance innocente et crédule. Comme si ce putain de pays pigeait pas. Comme si on était dans un autre monde. Qu'on était coupé du reste. Et ça me fait hurler dans la gorge.

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Je sens que si j'ouvrais la bouche, si je crachais tout, ma gorge exploserait. J'en ai trop sur le cœur. On n'est pas dans un autre monde ! Le monde est là ! Il est juste à côté ! Il m'a brûlé et je l'ai refroidi ! C'est pas moi qui regarde la télé. C'est la télé qui me regarde. Et elle m'accuse, cette salope ! Mais elle pige pas ! Elle a rien vu ! Elle a glané ces petits témoignages, les a arrangés à sa sauce, et je suis un enfant de putain !

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Je suis pas un salopard, merde ! J'y suis allé par conviction, pour un pays dont je me rends seulement compte que je ne le connaissais pas. Mon patriotisme s'est effacé en même temps que moi. J'ai cramé ma gueule pour lui. Et c'était quoi ? C'était pour quoi, "ça" ? Et puis merde, et puis merde !

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J'ai besoin d'aller dans la cuisine. C'est l'un des endroits les plus dégueulasses, mais c'est moins dégueulasse que le reste. C'est moins dégueulasse que ma femme. Moins dégueulasse que sa télé. Moins dégueulasse que moi. Je fais du café pour que l'odeur se colle par-dessus les autres. Et en même temps, je me débouche une nouvelle fois mon Blanton. Ah, elle est belle cette bouteille de whisky de qualité entre les mains d'un ivrogne !

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Elle est loin, cette télé. Mais j'ai l'impression qu'elle me hurle dans les oreilles. Y'a un truc pas net. Les rires de Katia me font mal partout, maintenant. Et l'écran est de plus en plus vif. Il agresse tous mes sens. Si ce n'est pas le son et la vue, il y a quelque chose que je sens tout autour de moi. C'est un carcan électrique. Je suis plus chez moi. Je suis chez la télé, la télé qui parle de moi. C'est le pays, la maison qui parle à travers elle.

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Je bois, je me concentre sur le bruit de la machine à café, mais il y a les voix qui me crient que j'étais trop naïf d'aller là-bas. Que je suis allé dans une guerre qui ne me regardait pas. Que j'ai trop tué, trop, trop, trop…

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Et cette putain de souris, sous le chauffe-eau, que je peux pas atteindre. Et cette putain de souris sous… Je décide de sauter le pas. Je prends une spatule en train de tremper dans l'évier et j'essaie de la traîner jusqu'à moi. Qu'on ne la voit plus. Mais elle est collée ! Elle est collée, putain ! Je donne des coups du bout du bras. Penché, l'alcool qui m'embrumait déjà le cerveau me frappe le front et me coupe la respiration.

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Je lui crie de venir. Mais elle vient pas ! Elle vient pas ! Et ma femme arrive. Elle parle aussi fort que cette télé. Je sais qu'elle essaie d'être douce, mais elle me perce les tympans à essayer de me rassurer. Mes coups sur le côté de la souris deviennent plus violents, mais elle ne bouge pas. Je n'y arrive pas, je n'y arrive pas, je n'y arrive…

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Les larmes me montent. Ma gorge se déploie et après un cri, je m'effondre contre la gazinière. Je commence à sangloter. Tout ça devant ma femme. La télé est devenue silencieuse. Il n'y a que le bruit des pas de Katia qui s'approche du chauffe-eau. Avec ses bras de brindilles, elle passe la main entre les meubles et attrape la souris morte. Elle est toute séchée, toute fragile. Elle pourrait s'effriter entre ses petits doigts.

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Pourquoi tu ne m'as pas dit qu'elle était là, cette souris ?

Je sais pas.

C'est pas grave, c'est qu'une souris.

Je sais.

On ne doit pas être infesté non plus. Je n'ai pas entendu gratter dans les murs.

Tout est infesté. Il n'y a que de la vermine ici.

Tout va bien se passer. C'est pas grave.

Je n'arrive pas à la croire. Et je chiale. Elle essaie de me toucher, mais avant de le faire, elle se ravise.

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