Chapitre 5 : La Surface

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J'étais trop bourré pour m'en rendre compte, mais j'ai eu envie de mourir. Sur le moment, je m'étais oublié. J'avais perdu la part qui m'animait dans ma souffrance. Mais là, maintenant, après avoir cuvé ma pisse et ma vodka, justement, je sais que ça m'a fait du mal. C'est seulement là que je veux l'étrangler, ce prétendu ami.

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Katia n'a rien dit. Elle sait que je sais. Mais elle ne s'est pas excusée, et je ne le lui demande pas non plus. Elle m'a perdu, alors elle me cherche à travers la télé, ou à travers des témoignages. Elle veut comprendre. Elle a cherché partout. Et elle a fini par me chercher entre les jambes de mon compagnon.

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Elle n'a pas compris, cependant. Elle a dû comprendre qu'il mentait. Cette image si glorieuse, si enrichissante de l'expérience militaire, elle a vu que c'était du flan. Il y avait quelque chose de terrible, elle le savait. Mais c'était trop terrible pour mettre des mots dessus. Je sentais cependant que ça bouillonnait, dans ma part morte. Je brûlais plus qu'avant. J'allais éclater à un certain point. Je ne savais seulement pas quand.

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Je ne sais pas si c'est ce qu'elle a perçu. Toutefois, ça ne pue plus vraiment. Elle a fait du ménage. Les toilettes et la salle de bain sont propres, la cuisine aussi. La chambre a été complètement refaite. Et moi, je suis comme ça, avec ma crasse, à pas savoir où poser mon cul. Elle était heureuse, ma femme, quand je suis revenu d'acheter mes clopes et pinard.

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Elle était là, à m'accueillir, comme si elle avait attendu tout ce temps que je sorte pour nettoyer derrière moi. Mais au fond, ce qu'elle dit pas (mais qu'elle pense sûrement), c'est que c'est moi qui dois me décrasser. Mais la crasse est ancrée, bien profond. Et là, comme elle a tout nettoyé, qu'est-ce que je peux faire ? Je vais tout dégueulasser encore ? Je la laisse seule dans son canapé à regarder cette foutue télé ?

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La réponse est évidente : je dois montrer ma reconnaissance. Alors je m'assois avec elle.

Puis à un moment, je vois ce type à la télé.

Ce putain de type. Cet homme "simple", comme il dit. Cet absolu connard qui s'est complètement dédouané du reste. Je voudrais traverser cet écran et l'étrangler une fois pour toutes.

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Elle l'a fait exprès. Je sais qu'elle l'a fait exprès. Elle sait que c'est lui qui me tue. C'est pour ça qu'elle a tout nettoyé. Elle voit que ça m'énerve. Elle le voit bien, alors pour la première fois depuis mon retour, elle me parle de ça. Tout ça, c'était un prétexte. Un putain de prétexte pour savoir. Mais savoir quoi ? Savoir que j'ai tué ? Savoir que je me suis cramé la gueule ? Savoir quoi putain ?

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J'étais tellement inquiète pour toi… Je sais que tu n'aimes pas la télévision, mais c'est la seule chose qui me parle de ça. Je les ai vues, les femmes de là-bas. Et tu sais je pense qu'on était un peu pareilles, elles et moi. On pleurait les mêmes morts, et j'ai passé tant de temps à scruter les fins de reportages, à prier de ne pas voir ton nom. Mais depuis que tu es revenu, tu n'es plus le même. C'est normal, mais j'ai besoin de comprendre.

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Et moi, je me retiens de hurler. J'en peux plus de l'entendre me dire qu'elle pige alors qu'elle pige rien. Depuis des mois, je la regarde devant ce putain de meuble, à essayer de comprendre comme un chien essaierait de comprendre pourquoi le ciel est bleu. Depuis des mois, je la guette, à voir à quel point elle est capable de gober tout ce qui passe, parce que c'est tout ce qu'elle a. Et je sais que pour elle, je suis comme un mort.

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Et j'éclate enfin.

La guerre c'est pas ce que tu crois ! C'est pas juste les balles, les explosions et les morts. La guerre, c'est tous les jours te demander si tu verras un lendemain. C'est essayer de chercher ton compagnon dans un charnier, en essayant de trouver un linceul pas trop dégueulasse, tout ça en priant, priant, priant tous les dieux qui existent pour qu'un autre soldat te trouve pas là et te fasse pas péter le caisson.

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C'est pas des ruines, la guerre. C'est tous les jours te demander si dessous, il y a quelqu'un que tu connais. C'est marcher dans une chaleur telle que tu as l'impression que tes vêtements sont du charbon et qu'ils sont en flammes. C'est être un brasier ambulant. C'est plonger les yeux dans le noir, et espérer au plus profond de ton être que tu n'aies pas croisé ceux de quelque chose qui voudrait te faire la peau.

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C'est pas ce que tu vois. C'est tout ce que tu ne vois pas. C'est la peur de tout. C'est en permanence imaginer ce qu'il y a derrière le coin de ton œil. C'est trembler à ne plus pouvoir tenir ton arme. C'est réaliser que tu n'es que de la chair et qu'il n'y a qu'un seul dieu : celui de la viande. C'est faire les pactes les plus terribles que tu puisses imaginer. Et pourtant, ces pactes, on les trahit ! Des traîtres ! Des putain de traîtres !

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Elle me regarde. Elle est terrifiée. Je sais pas comment j'en suis arrivé là, avec cette femme que j'aimais. À finalement lever une bouteille pleine au-dessus d'elle, prête à lui abattre sur le crâne comme un sauvage abattrait un casse-tête. Et finalement, c'est moi qui suis terrifié.

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Je repense à tout ce que j'ai vu, et je me rappelle de quoi j'ai été capable. Ma bouteille, elle est toujours en l'air, et finalement, c'est elle qui me regarde comme ceux que j'avais fusillés. Elle n'a plus peur de moi. Je crois qu'elle n'a plus peur de moi, parce qu'elle a vu dans mes yeux que j'avais envie de pleurer. Et alors pour la première fois depuis longtemps, elle gueule, ma femme. Elle me fait trembler.

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T'as raison. T'as raison, t'es exactement comme tu le murmures pour toi, quand tu crois que je ne t'entends pas. T'es pourri. T'es devenu comme les chiens qui ont bouffé trop de cadavres. Tu pues la merde, tu me dégoûtes. Je croyais pouvoir te sauver, mais y'a rien à sauver chez toi. Alors t'attends quoi ? Tu te sens puissant avec ton pinard au-dessus de ma trogne, hein ? Mais non, tu peux pas l'abattre. Il y a tout ton alcool dedans !

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Elle me fait du mal.

T'es malade. Et tu sais quoi ? Ça m'est égal ! T'es comme tu le disais : un ivrogne. Et quand tu me parles de secrets, je me dis que tu es pire que ce que je pensais. T'es un assassin ! T'as tellement tué que tu peux plus approcher une souris morte espèce de merde ! Tu pourris tout autour de toi ! Tu moisis et je moisis avec toi ! Mais vas-y ! Bois ! Bois et défonce-moi la gueule !

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Arrête…

Sale meurtrier ! Tu te donnes une surface pleinement consciente, hein ? On est trop con pour comprendre ta fameuse guerre ! Mais retournes-y ! C'est Léo que je baiserai. Lui, au moins, il me parlera, il me fera jouir et je risquerais pas de moisir sur sa queue ! Crève ! Crève ! Crève !

Et j'explose. Je lui hurle d'arrêter. Mais c'est trop tard.

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