Chapitre 6 : Le Feu

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La bouteille part directement dans l'écran plat qui n'affiche alors plus qu'un signe blanc informe sur un tableau noir. Katia se fige, mais elle a réveillé tout ce qui n'allait pas. Mon poids que je gardais dans un coin de ma tête, il se retrouve à pousser tout ce qui pouvait se décrocher du sol et qui ne soit pas vivant.

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En une minute, le salon si propre est devenu un champ de bataille. Un champ de bataille similaire à ce que j'avais pu vivre. Et alors je m'effondre sur le sol, adossé au fauteuil renversé. J'ai plus d'alcool entre mes mains, mais pour la première fois depuis longtemps, je n'ai plus soif. Et je me mets à parler, parler et parler. Et je parle jusqu'à me rendre compte qu'au final, je suis en train de tout dire.

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Il y avait ce couloir. Il faisait si chaud... Je n'avais jamais eu aussi chaud. On brûlait, avec les gars. Sur le sol, il y avait tous ces débris qu'on évitait pour ne pas faire de bruit. On avait l'impression que si on se ratait, tout allait exploser. J'étais devant. Y'avait plus rien dans les autres salles. C'était notre faute : on avait tout, tout vidé.

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Et au bout de ce couloir, il y avait cette trappe. Quelque chose grattait par en-dessous. Et ça grattait tellement, Katia. Ca grattait comme un animal battu qui voudrait sortir. Et on avait peur. On se le disait pas, mais j'ai jamais eu aussi peur qu'à ce moment-là. Parce que la guerre, on la voit pas, mais là devant moi, je savais que j'allais devoir regarder cette chose dans les yeux.

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Alors on tenait nos fusils, tout brûlants que nous étions. J'ai tiré le loquet. Et au bout de ce couloir, et au fond de cette trappe, il y avait tous ces gens, Katia. Et dans ces gens, il y avait le cœur de tout ce pays lointain où nous arrivions.

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Et tu vois, je me suis dit... C'est que si j'étais capable de ça. Si j'étais capable de tirer dessous la trappe en fermant les yeux, sans avoir vérifié si c'était des femmes, des enfants et des hommes qui grattaient, et pas des chiens affamés ou des souris... Si j'étais capable de ça, alors ça voulait dire que tout est terminé. Que là, c'était la fin de moi, des copains et de l'humanité. Et que la chaleur de cet enfer me collerait à la peau.

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Et j'ai rouvert les yeux, et j'ai vu que c'était vrai. J'ai vu ces corps, et c'était différent du charnier et du linceul que je cherchais. Là, dans ces visages pleins de sang, j'ai cru me voir, moi. Je m'y reflétais et j'ai eu envie de crever, bon sang, j'ai tellement eu envie de crever.

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Alors je me suis calé mon fusil sous le menton. Le canon me brûlait, mais je le maintenais contre moi. J'ai vérifié mon chargeur. Dans la folie, j'avais tiré presque tout, mais il m'en restait pour moi. Et je l'ai remis en place. Et derrière moi, les copains, qui bougeaient pas. Ils me regardaient, ils avaient tiré aussi, mais je crois que je me punissais pour eux tous. Ils savaient ce que je faisais, même dans mon dos. Et finalement, j'ai tiré.

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Et là, rien n'est venu. La balle était bloquée dans la fenêtre d'éjection. Et je me suis dit... Si les dieux peuvent accepter que le fusil tire parfaitement sur tous ces chiens sous la trappe... S'ils acceptent ça et qu'ils m'épargnent, ça veut dire quoi ?

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Elle me regarde, ma femme, et elle dit pas un mot. Elle voudrait, je crois, mais je sais pas moi-même ce que je mérite, et elle non plus. Et je lui redemande, encore.

Hein, Katia ? Ca veut dire quoi, si ça se passe comme ça ? Est-ce que je dois me faire mon propre enfer pour mériter un répit à la fin de ma vie ?

Et elle ne dit rien, encore. Elle se rapproche de moi, et finalement, je la laisse me toucher. Pour une fois je ne sens pas que ça brûle.

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Quand on est sorti, il y avait encore cet homme, là. Avec son air suppliant, alors qu'il venait de nous laisser entrer là-dedans. Quand on a fait ce qu'on a fait, on a essayé de l'oublier aussitôt. Et quand on l'a vu, on l'a ignoré. On est monté dans la jeep, et on est parti. Et ce type, des années plus tard, il apparaît, sur ces putains d'écrans. Et il dit qu'il est simple, qu'il pouvait rien faire. Qu'il pouvait pas se dresser contre nous.

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Et j'ai vu ça, et je me suis dit, putain, mais il aurait pu faire tellement plus ! Et je sais pas pourquoi je me dis ça, parce que c'est moi qu'ai tiré. Mais il aurait pu, je sais pas... Ce type me rappelle pas que je l'ai épargné : Il me rappelle comment j'ai essayé d'oublier. Et je le hais pour ça. Je hais tout en lui parce qu'en plus, il avait les moyens de dire comment c'était. Et tout ça, il ne l'a pas dit.

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Il a pas dit comment c'était. Et je crois que même mes mots ne suffisent pas. Rien ne suffit, pour ce genre de terreur.

Elle ne dit toujours rien, ma femme. Elle m'enlace, en m'écoutant. Et pourtant elle ne sait rien, parce qu'on ne peut que le voir pour savoir.

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Elle ne sait pas que nous avions tout brûlé, après ce que nous avions fait. Elle ne sait pas que dans les flammes, nous les gars, et ce type venu du pays lointain, nous avions vu quelque chose naître. Dans leur immensité, elles nous enveloppaient et nous brûlions davantage.

Et dans leur ardeur, dans leur danse, les flammes avaient formé un visage que nous avions tous vu.

Dans ce visage, nous avions vu l'enfer.

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