Chapitre 8 : "J'ai tué"

6 minutes de lecture

C'était le lever du soleil quand j'ai ouvert les yeux. Le moment où le ciel est tout orangé. Katia m'a regardé comme si j'avais perdu la raison quand j'ai commencé à crier que tout allait brûler. Il m'a fallu un moment avant de réaliser que les murs ne suintaient rien, que la poix était un mauvais souvenir et que ma femme était la seule autre entité présente ici. Il m'a fallu encore plus de temps pour réaliser qu'elle me faisait me sentir bien.

###

Quand je me suis calmé, elle m'a simplement embrassé. Ça ne me brûlait pas. Quand elle a mis sa tête sur mon épaule, j'ai eu un sursaut. Comme lorsque l'on s'apprête à recevoir un coup de poing. J'ai contracté les abdominaux quand elle a posé la main sur mon torse… Puis quand elle a caressé mes côtes, je me suis détendu.

###

Mon cœur battait fort. Elle avait l'oreille dessus, ma femme. Mais elle ne demandait rien. Elle savait tout, maintenant. J'ai voulu lui dire à propos de lui, mais j'étais muet. Elle a simplement fait un Shhh pour me rassurer. Et ça a marché. Je me suis tu et c'était mon premier matin depuis mon retour que je passais dans les bras de la personne que j'aimais.

On a fait l'amour, juste après.

###

On a pris notre douche ensemble. On a recommencé sous l'eau. On a même mangé notre petit déjeuner à deux. Cela faisait si longtemps que je ne m'étais pas levé à une telle heure que j'avais l'impression que le soleil s'était levé du mauvais côté. La bouteille de Blanton n'était pas loin, mais ça m'a rien fait. Y'avait qu'une personne que je regardais. J'avais l'impression de retrouver une amie d'enfance et de retomber amoureux.

###

Puis le téléphone a sonné. Elle a décroché et s'est arrêtée de respirer. Elle m'a fixé, presque paniquée, puis elle m'a passé le combiné. J'ai de suite deviné que c'était Léo. Et là, c'était le souvenir de ce qu'ils avaient fait nous est revenu. De pourquoi elle avait fait ça. Mais je savais qu'il appelait pour autre chose. Je l'ai vu dans la nuit. Il savait.

###

J'ai collé l'ampli à mon oreille. Une respiration électrique soufflait dans mon tympan.

Putain, tu déconnes, pas vrai ? Dis-moi que tu déconnes. Tout ce temps, et maintenant tu déballes tout. Y t'a pris quoi, enfoiré ? Putain, qu'est-ce qui t'a pris ?

Et qu'est-ce que je dis, alors ? Que j'ai eu une révélation ? Que j'ai été éclairé ? Non. La vérité c'était que j'avais agi par dépit. J'en pouvais plus, de résister.

Enculé, si tu déballes ça à qui que ce soit, on est mort, t'entends ? T'avise pas de le répéter.

###

Alors je n'avais pas rêvé. Tout était vrai. Ce n'était pas la peur qui m'avait fait voir ce visage dans les flammes. Nous avions tous vu la même chose, mais nous étions trop terrifiés pour mettre des mots là-dessus. Le secret de notre péché était révélé, et le plus terrible souvenir que nous ayons eu de cette guerre s'était mis à nous envahir…

Mais, ce n'était pas ça. C'était différent.

###

J'étais déjà infesté par la poix. Mais les autres avaient réussi à tout oublier, et tout reposait sur ma douleur. Maintenant que j'avais dit le mot, que j'avais osé dire "j'ai tué", le monstre allait se révéler à eux. Ils n'allaient plus vivre dans leur illusion. Le voile venait de se lever devant leurs yeux, et ils voyaient la crasse qu'elle dissimulait. Et j'étais le seul responsable.

###

Putain, mais pourquoi tu as fait ça ? Tu pouvais pas cuver ta pisse et ta bière au lieu de nous pourrir ? Je vais te tomber dessus, enfoiré. T'entends ? Je serai pas seul. Je te laisserai pas parler de nous. C'est toi qui as tiré ! On a suivi ! C'est ta faute, pas la mienne ! Putain j'aurais dû te buter au lieu de compter sur toi pour le faire !

Je bouillonne. S'il était en face de moi, je pourrais le tuer d'une main. Il est lâche jusqu'au bout.

###

À qui tu l'as dit ? Putain, mais à qui ? C'est Katia ? Bordel de merde, c'est un moment de dire ça après l'avoir baladée pendant quoi ? Trois ans ? Mais va te faire foutre ! Va te faire foutre ! Tu crois que parce que c'est elle il va rien se passer ? Crève ! Crève ! On a fait un pacte, on s'est juré de rien dire. C'était une erreur ! La tienne ! Et toi tu nous trahis ? Bouge pas de chez toi, salopard. Je vais te cueillir comme il faut.

###

Et il s'est mis à sangloter.

Putain de merde… Mais… Je comprends pas… Je comprends pas… On aurait juste pu oublier. Personne voulait se souvenir. Ces gens reviendront pas, y'aura plus personne pour les pleurer. Ils sont ensemble, quelque part. Mais nous, on est encore là. Alors pourquoi faire ça ? Merde, mais ça change quoi ? Ça change rien. On va nous juger comme des assassins, pour une erreur, merde… Je veux pas…

###

Je veux pas aller en taule... Par pour une erreur. Tu crois que j'y pense pas ? Tu crois que j'ai oublié ? Mais putain comme on peut oublier ça ? J'ai peur tout le temps… Je bouffe plus que des plats préparés parce que j'ai peur de la gazinière. Dès que je sors, quand je vois le soleil, j'ai l'impression qu'il va me tomber sur la gueule. Putain, moi aussi j'ai peur ! Mais on peut pas le dire… On peut pas… Leurs yeux… C'était terrible.

###

Je ferai ce que tu veux, s'il te plait. Le dis pas. Le dis plus. J'ai peur tout le temps. Je sais que j'irai en enfer, alors laisse-moi oublier au moins pour le reste de ma vie. J'ai besoin de laisser ça derrière. C'est terrible, mais j'en ai besoin. Je peux pas souffrir pour des inconnus. S'il te plait, s'il te plait, s'il te…

###

Katia avait débranché la prise du téléphone. Le son était assez fort pour qu'elle entende tout. Elle me fixe, avec le même air de terreur qu'elle avait en me tendant le combiné. Doucement, je le lui rends. Elle me demande :

Qu'est-ce qu'on fait ?

J'avais parlé, mais je n'avais pas prévu d'aller plus loin. Pourtant, Léo avait réveillé une idée qui sommeillait en moi. La justice, c'était encore de mettre le monde au courant. Mais il y avait un prix.

###

Ils vont venir, pas vrai ? Ils vont te demander des comptes.

Oui.

Qu'est-ce qu'il va t'arriver ?

J'en sais rien.

Réponds !

J'en sais rien.

Je viens seulement de te retrouver… Comment a-t-il su ? Je n'ai rien dit, je t'ai eu devant mes yeux tout ce temps. Comment peut-il savoir ?

Et je lui réponds quoi, à Katia ? Que La Terreur nous avait vus ? Qu'elle nous punissait ? Qu'une malédiction était lancée à notre encontre ?

###

Nous ne savions pas nous-mêmes ce qui se passait. Ce qui avait donné naissance à ça. Peut-être était-ce le feu omniprésent. Le feu dans nos corps, le feu dans nos fusils, le feu dans nos regards, le feu dans le bûcher, dans la colère, dans la fureur, dans la peur, dans la tristesse, le feu partout. C'est né quand on nous l'avons libéré, et il nous punit. C'est le peuple de la trappe, le visage dans le feu, le…

###

Nous étions des combustibles. Nous étions faits pour brûler. Comment est-ce qu'on répare ces choses-là ? J'ai tiré. Maintenant que j'ai osé le dire, je fais quoi ?

Va chercher mon revolver, dans le coffre.

Katia a peur. Presque autant que moi, quand j'étais là-bas.

Je ne compte pas me tuer, Katia.

Je n'y croyais qu'à moitié.

Elle est allée me le chercher. Elle me l'a apporté. Et je me suis installé dans le salon.

###

J'ai tourné le fauteuil vers la porte d'entrée.

Katia, je voudrais que tu montes dans la chambre.

Elle me regarde encore.

Je ne compte tuer ni moi, ni Léo. Mais ce sera pas son cas.

Elle est montée.

Je l'ai entendue pleurer, longtemps.

Et j'ai commencé à attendre.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 4 versions.

Vous aimez lire Brice Gouguet ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0