Chapitre 10 : L'Etranger

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Une large silhouette se montre devant moi. La lumière du jour dans son dos, je ne la reconnais pas. Mais elle est plus épaisse que celle de Léo. Je sais immédiatement que ce n'est pas lui. Quand mes yeux s'habituent à son arrivée, je ne vois qu'un inconnu. Il est vieux. Plus vieux que moi. Une veste en tweed entre le gris et le marron, de petites lunettes rondes. Il a un teint halé, une barbe naissante et un regard fatigué. Il m'intimide.

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Il entre. Il me voit, tendu, la main sur mon arme, mais il n'a pas peur. Impassible, il s'approche de moi. J'ai toujours le canon dirigé vers lui, mais il ne tremble pas un seul instant. Il s'installe face à moi. Pas une seule fois il n'a regardé ailleurs. De toute sa progression, un fil reliait les détentes de nos yeux revolvers. Si bien que je n'avais pas même remarqué qu'il avait aussi une arme. Jusqu'à ce qu'il s'assoit. Nous sommes égaux.

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J'aurais pu tirer. Lui aussi, d'ailleurs. Mais quelque chose nous en empêchait. Il y avait un lien entre nous, et pourtant je n'avais jamais vu ce visage. Ce n'était pas un de mes compagnons. Il n'y avait que la couleur de sa peau pour me laisser deviner qu'il était de là-bas. Il se penche vers moi, l'arme toujours dirigée vers mon visage. Il a une voix intense, grave. Chacune de ses paroles semble être appuyée par le silence qui nous inonde.

Sais-tu qui je suis ?

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Je pense à lui dire que je ne l'ai jamais vu. Il me sourit.

Evidemment que non. Les gens comme toi ne peuvent pas savoir qui je suis.

Il relâche son pistolet. Il joint les mains tout en se penchant sur ses genoux. Il a une voix rauque. Une voix de roche.

Je ne suis pas celui que tu attends, pas vrai ?

J'attendais Léo.

Léo est mort.

Je voudrais tirer, mais il lit dans mes pensées.

Je ne l'ai pas tué. Tu as raccroché, et il a mis fin à ses jours.

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Je ne peux cacher mes questions. Mon visage transpire l'incertitude, je le sais. Mais ces yeux noirs et tristes me sondent. Ils percent mon cœur, ils voient ma culpabilité. J'ai admis le crime, et il fait maintenant partie de moi.

Un soir d'été, là-bas. Il faisait terriblement chaud. Même pour moi, étranger. Vous êtes entrés dans cette bâtisse. On vous a vu arriver, alors nous sommes partis nous cacher. On avait trop peur pour se montrer.

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Je vous entendais marcher au-dessus de nos têtes. Vos pas faisaient grincer les planches. La poussière croulait sous vos armures. Chaque pas nous rapprochait de la fin. Nous étions prêts à mourir. Certains étaient si terrifiés qu'ils essayaient de sortir, et nous les en empêchions. Ils grattaient sous la trappe. Et finalement, elle a été ouverte, par l'un d'entre vous. Et là, nous sommes tous morts.

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Wanda s'est couchée sur moi. J'ai poussé Aslam, mon fils, mais je n'ai fait que le mettre dans la trajectoire des balles. En une seconde, tout mon peuple, toute mon odyssée, tout mon exode venait de mourir. J'ai vu les deux amours de ma vie sombrer dans les ténèbres. Et j'étais si terrifié que j'ai préféré feindre la mort. C'est là que je t'ai vu. Tu as eu tellement honte que tu as essayé de te tuer. Et les dieux ont choisi de te laisser en vie.

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Vous nous avez portés à l'extérieur. Quand c'eut été mon tour, j'ai retenu ma respiration si longtemps que j'ai cru vraiment succomber. Quand vous nous avez inondés d'essence, j'avais mes yeux plongés dans ceux de ma femme. Et quand vous avez lancé le bûcher, je l'ai vue se consumer devant moi. J'étais collé à elle, et nos peaux se sont mêlées. Elle ne me quittera plus jamais.

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Il retire sa veste et dégrafe sa chemise. Déjà, à la base de son cou, je voyais que sa peau était différente. Mais quand il se montre torse nu, j'ai l'impression de sentir l'odeur de la chair cuite. La sienne semble mélangée, déformée. Il est une chimère, une créature qui aura raison de moi. Il est abominable, monstrueux et magnifique.

Je n'ai pu m'enfuir que lorsque vous êtes partis. J'ai brûlé longtemps. Mais j'ai survécu.

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J'ai passé tellement de temps à essayer de comprendre. Comment pouvait-on laisser vivre un être comme toi? Et j'ai compris que c'était pour me donner un but. Oh, je sais… Tu es désolé. Comme les autres. Mais ça ne veut rien dire pour moi. J'aimerais que ce soit le cas. Je ne suis pas quelqu'un de méchant. Je ne crois pas en la vengeance. Mais il ne me reste rien d'autre.

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J'ai vu La Terreur, moi aussi. J'ai prié pour elle. J'ai prié pour qu'elle vienne te hanter. Et je sais que c'est le cas. Ce n'est qu'hier que je l'ai sentie s'intensifier. Comme le dernier souffle d'un animal mourant. Grâce à elle, je vous ai trouvés. Les étrangers comme moi, les hommes simples, les chiens qui grattent sous une trappe, on ne les voit pas. Le jardinier, le plombier, l'installateur du câble… Des uniformes. Comme vous, chez moi.

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On croit qu'on n'a plus d'aura, mais on apprend à écouter. Et j'ai écouté, beaucoup. J'ai réalisé que si j'étais aussi insignifiant que je le paraissais pour vous, j'allais en apprendre davantage. Et je vous ai trouvés. Will Buxton, Adrian Porter, Lee Everett, Leo Hoyd et toi. J'ai ri en entendant ton nom. Savais-tu que dans une certaine langue, il se traduisait par "feu" ? C'est juste.

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J'ai cherché, cherché… Je ne savais pas encore ce que je ferais en vous trouvant, mais je savais que j'avais besoin de vous revoir. Avant, j'avais des objectifs de famille. Simples. Mais tu m'as offert le droit d'être le héros d'une épopée dont tu es la fin. Je suis arrivé ici sans même parler la langue. J'ai changé tous les jours de peau. Maintenant je baigne dans votre culture. Je suinte la mort de votre monde. Tout ça pour ce moment.

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Je vous ai trouvés, et j'ai attendu. La Terreur que j'ai priée me disait d'attendre le moment où vous vous scinderiez. J'ai écouté, écouté, écouté, jusqu'à ce qu'un jour, enfin, j'entende ces mots : Tu as tiré sur les chiens sous la trappe. Et c'est là que j'ai tout vu s'effondrer. Il a seulement fallu que l'un d'entre vous les prononce pour que votre bulle se perce. Mon dieu de Terreur a eu raison de vous. Pourtant, je me suis dit : à quoi bon ?

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C'est vrai. Pourquoi la vérité importerait ? Il y a cinquante ans, un génocide a eu lieu, et le peuple responsable est déjà pardonné. On ne parle plus de cette jungle où deux mondes se sont entretués. Aujourd'hui même, des villes sont rasées. Le monde s'offusque un instant, mais oublie aussitôt. Alors pourquoi ce serait différent pour moi ? La vérité ne sera pas une vengeance suffisante. Pourquoi devrais-je me faire petit quand je me venge ?

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Il se lève, entre dans la cuisine, et manipule le téléphone. Il en sort un composant électronique. Dans le salon, encore, il tâte les hauts des meubles, et pose ses mains derrière la télé. Au terme de son exploration, il me dévoile six micros.

Il a fallu mettre mon passé de côté, juste pour entrer et installer ces micros. J'ai dû ravaler ma haine pour vous frôler et vous entendre à nouveau. Et je réalise seulement maintenant que ça ne suffira pas.

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Il se lève, prend son arme et la pointe sur mon front.

Parle.

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