Chapitre 13 : L'Oubli

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L'étranger m'a lancé une malédiction. Je ne serai plus jamais tranquille, désormais. Ce matin d'amour avec Katia fut le seul répit qui m'ait été donné de savourer. Maintenant, c'est la fin de moi, et le début de mon ombre.

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J'ai tenu ma promesse. J'ai parlé. Ma femme m'a beaucoup aidé. Elle m'a dit qu'elle acceptait mon choix. Ça lui a pris du temps pour le comprendre, mais c'était ma seule rédemption possible. J'ai parlé aux mêmes journalistes qui ont interviewé le type de là-bas. Je leur ai tout dit. J'ai décrit les ruines, la chaleur, les cris… Je n'ai pas cherché d'excuse, j'ai fait que donner mon témoignage le plus fidèle.

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Il y a eu une enquête sur les copains. Léo s'était tué, mais l'étranger m'avait seulement laissé croire aux décès des autres. Will Buxton s'est suicidé quelques jours après que j'aie rêvé de l'homme de poix. Adrian Porter s'est fait interner, après avoir fait une crise de folie en public et s'être fait diagnostiquer bipolaire. Lee Everett, lui, a été arrêté pour avoir pénétré dans le domicile d'un immigrant. Le seul à être resté lucide. Je crois.

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Adrian, Lee et moi avons été interrogés. D'abord par les journalistes, parce que je ne croyais pas que le gouvernement ferait quoi que ce soit. Malgré la folie d'Adrian, tout a été rendu public. La suite s'est passée du côté des juges. Lee et moi avons été condamnés. Tout à coup, ces hommes qui luttaient pour la vérité se sont mis à utiliser notre image, non plus pour parler de la guerre, mais pour parler de notre punition.

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Nous avons été condamnés à douze ans d'emprisonnement pour crime contre l'humanité. Même pour nous, ça nous semblait trop peu. Lee ne m'en a jamais voulu d'avoir parlé de tout ça. Il m'a remercié de l'avoir fait. On s'est retrouvé dans la même prison. J'ai appris alors qu'il avait essayé de trouver l'étranger qui nous avait espionnés. On n'a plus jamais eu de nouvelles de celui-ci.

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Ma fille est née juste avant que je sois derrière les barreaux. On a décidé de l'appeler Wanda. Par rédemption, peut-être. Même si elle n'a pas mon sang, elle me ressemble. Elle n'aura pas eu l'occasion de vraiment de me voir ou de me connaître avant que je sois libéré. On m'a relâché pour bonne conduite au bout de huit ans. Lee n'a pas eu cette chance.

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Des bagarres ont éclaté. Il avait trop de fierté pour se laisser faire, alors il a répliqué trop fort. Sa peine a été rallongée de huit ans quand il tua un autre détenu par accident. Quand le verdict a été rendu, il s'est pendu dans sa cellule. La vision de la Terreur était plus régulière et plus violente pour lui. Il en rêvait presque toutes les nuits. C'est ça qui l'a condamné.

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Pour moi aussi, il a été très présent dans ma vie. Je le voyais partout, même en étant réveillé. Il était là, à me suivre, à juger ce choix que j'avais fait. Il me rappelait toujours que j'aurais dû nourrir son feu. Mais mes compagnons morts, il avait perdu l'ampleur qu'il prenait dans ma tête. À mesure que le temps passait et que j'admettais mes crimes, il se faisait moins fort.

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Avant, il était une gigantesque silhouette visqueuse et brûlante. Puis il n'a eu que la taille d'un homme. Puis celle d'un enfant. Enfin, il n'était plus qu'un parasite, une sangsue de braise s'infiltrant sous ma peau. Le visage dans les flammes, le monstre, le roi du feu… n'était plus qu'un seigneur des cendres. Et à terme, il n'apparaissait plus que de temps en temps, par vision.

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Ce n'était plus de lui dont j'avais peur. Car ayant tenu ma promesse, celle de confier ce que j'avais fait au monde entier, il n'avait plus de pouvoir sur moi. Il s'effaçait comme la mémoire des victimes, encensées par les médias. Au bout des huit ans d'emprisonnement, on ne se rappela plus du terrible homme, au nom de feu, qui, jadis, brûla un peuple sous une trappe.

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En revanche, je me rappelais tous les jours de la façon dont l'étranger m'avait maudit. J'avais tout fait pour me repentir, mais je me rappelais qu'il voulait que je souffre, et je souffrais de ne plus jamais pouvoir être tranquille. J'avais peur pour Katia, pour Wanda, tous les proches qu'il me restait. J'avais peur qu'il m'inflige ce que je lui avais infligé. C'était ça, la malédiction. De vivre suspendu, au-dessus d'un bûcher invisible.

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J'ai passé le reste de ma vie et le reste de ma liberté à essayer de me repentir. Avec Katia, on a créé une association pour les vétérans de guerre. Alors que je me détestais auparavant, ces pauvres types buvaient mes paroles. Quand je parlais du monstre qui nous hantait, on pensait que ce n'était qu'une image. Mes camarades morts, plus personne ne pouvait partager avec moi l'existence de l'homme de poix et de son emprise.

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Les années ont passé. Je surveillais toujours si une Chevrolet passait devant chez moi. J'avais toujours mon arme à proximité, dans le cas où l'étranger se rappellerait la haine qu'il éprouvait pour moi. Et depuis, je n'ai parlé du Feu qu'avec ma fille, quand elle me demanda, toute grande et mature, comment j'avais vécu la guerre. Je lui ai tout conté, sans retenue. J'ai pleuré, et elle a su que c'était la vérité.

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Elle m'a rassuré, me disant que c'était pas ma faute. Elle m'a dit qu'elle m'admirait pour mon honnêteté, que j'aie osé parler d'un tel crime, mais que la faute revenait à ceux qui avaient lancé cette guerre, pas à ceux qui la vivaient. J'ai eu envie de lui dire que c'était pas si simple, mais ça m'a fait tant de bien que j'ai simplement acquiescé.

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Je n'ai cessé d'espérer que rien ne lui arrive. Que cette malédiction ne la suive pas, elle aussi. Qu'il n'y ait pas ce monstre qui renaisse pour lui dire à quel point son père a été affreux. Car s'il n'était plus qu'une chose de cendres, il était toujours là, sous ma peau, à me démanger. Le monde oubliait le crime, ma culpabilité s'effaçait, mais il restait toujours cette légère trace sur le papier froissé de mon esprit.

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J'y pensais moins, mais j'y pensais. Et quand Katia mourut d'un cancer du poumon, je me suis demandé si cette braise ne l'avait pas étouffée dans sa fumée. Quand mes proches mouraient de vieillesse, je me disais que j'étais responsable. Mais Wanda m'a rassuré jusqu'au dernier moment. J'ai seulement eu peur qu'au dernier instant, la vision de son visage ne soit brouillée par celle de celui dans les flammes.

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À l'aide Katia. Je m'efface.

À l'aide Katia. Je ne veux pas devenir comme la Terreur.

À l'aide Katia…

Katia…

La Terreur…

Le Feu…

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