Chapitre 16 : Le nombril du monde
— Azimut, regardes !
— Quoi ?
— La boussole. Elle s’est mise à vibrer.
— Qu’est-ce que cela signifie ? demanda Nid-de-Pie
— Que nous sommes proches de notre but, répondit Zélia.
— Jérusalem !
— Le nombril du Monde !
Les derniers jours de voyage leurs semblèrent les plus longs de leur existence. Plus le but se rapprochait, plus les jours, les heures et les minutes s’étiraient. Jérusalem n’avait jamais été aussi proche et aussi inaccessible en même temps. Une tension emprunte d’excitation animait la compagnie. Dents-Longues et Azimut avaient perdu le goût de leur jeu de séduction, Zélia regardait continuellement la boussole, et Nid-de-Pie scrutait l’horizon, dans l’espoir d’apercevoir les hauts remparts de la cité. Seuls Adherbal et Abu semblaient indifférents à cette échéance. Pour eux, ce n’était que le début de l’aventure, et ils n’avaient pas connu les longs mois d’errance que les pirates avaient surmontés, avant de déchiffrer le message de la carte des Bénédictines.
Une tempête de sable les fit dévier de leur trajectoire, et la caravane des bédoins prit une journée de retard. Au matin du six juin, Nid-de-Pie annonça la nouvelle qu’ils attendaient tous. La vue des remparts de la ville Sainte, après la longue traversée du désert qu’ils avaient connu, lui procura le même soulagement que lorsqu’il discernait le relief familier d’une côte, après plusieurs semaines en mer.
Au prix de quelques diamants, ils décidèrent de séjourner dans l’auberge la plus luxueuse de la ville. Harassés par leur voyage, ils préférèrent se reposer avant de partir le lendemain matin à la recherche du nombril du monde. Ils dinèrent grassement et goutèrent le vin caractéristique de la région. Pour la première fois depuis leur départ de Tortuga, Zélia avait troqué son corset de cuir contre une robe légère, fluide, couleur lilas. Sa longue chevelure rousse avait été lavée et brossée, et elle bouclait allègrement sur ses épaules musclées.
Elle est sublime, pensa Dents-Longues, ce soir je lui sors le grand jeu.
Il avait lui aussi profité de la baignoire pour laver son épaisse crinière et ses boucles soyeuses étaient rabattues sur le côté droit de sa tête. IL avait souligné ses paupières d’un trait de charbon et lavé sa chemise, seul vêtement blanc sous ses habits de cuir d’un noir de jais. Après avoir dîné, ils se mirent dans le petit salon de l’auberge et le Longs-Couteaux entama au violon un air romantique. Il vibrait avec sa musique, tentant de percer le cœur de Zélia de ses harmoniques somptueuses. La jeune femme inclina la tête, les yeux mi-clos, et ses doigts battirent la mesure sur l’accoudoir de bois de son fauteuil. Dents-Longue s’approcha, et s’agenouilla devant elle, accélérant le rythme de la valse. Il l’invita à se lever et à danser. Alizée aurait été la première à le faire, sur le Renard, dans sa longue robe blanche à volants, mais en voyant Zélia se lever, le pirate n’en cru pas ses yeux. Azimut l’imita, et l’invita à valser avec elle. Un bouillon de rage monta dans le ventre du musicien.
Comment ose-t-elle me voler ainsi la vedette ? Je lui mâche le travail et elle n’a qu’à en récolter les lauriers. Nous verrons comment tu te débrouilles.
Il changea de tempo, et d’une valse lascive, accéléra progressivement. Mais Azimut avait le pied sûr, et le rythme dans la peau. Elle faisait tournoyer Zélia dans le petit salon, sous les yeux ébahis de Nid-de-Pie, Adherbal et Abu. Les cheveux de l’amazone fouettaient l’air, et elle riait à gorge déployée, libérée un instant du poids des responsabilités que Surcouf avait posé sur ses épaules en la nommant à la tête du petit groupe. Une main dans le creux de ses reins, l’autre enserrant son poignet, Azimut elle aussi souriait d’une oreille à l’autre, jetant de temps à autre à Dents-Longues un regard satisfait et provocateur. Dans une dernière pirouette, elle renversa Zélia, la rattrapant d’une main sous les reins, et déposa sur ses lèvres un baiser qui déclencha les acclamations stupéfaites de l’assemblée. Dents-Longues laissa échapper un sol bémol si aigu que le verre de Nid-de-Pie se brisa dans sa main.
— Je vais me coucher, dit-il.
Alors qu’il se déshabillait pour entrer dans l’immense lit à baldaquin qu’il avait décidé de s’offrir au moyen d’un petit supplément tiré de sa réserve personnelle de diamants, Dents-Longues ne pouvait s’empêcher de penser à Zélia. La chevelure rousse de l’Amazone dansant dans les bras d’Azimut occupait son esprit.
Qu’est-ce qu’elle peut bien lui trouver à cette harpie ? N’ai-je à ses yeux que si peu de valeur ? Que valent nos combats endiablés, chaque matin, alors que dès l’aube, nous mêlons notre sueur et nos odeurs, pratiquant un corps à corps aussi mortel qu’érotique ? Que valent les notes que j’ai écrit pour elle ? Il pinça les cordes de son violon qui résonnèrent d’une pluie d’accords mineurs. Il déplia un petit morceau de parchemin qu’il gardait précieusement dans la doublure de son pourpoint.
Quand les cordes de mon violon
Ont sonné la première note
De cette nouvelle chanson
C’était pour moi une marotte
Mais j’ai pu sentir sous mes doigt
Naitre une musique si belle
Et possédé par cette foi
J’ai poussé cette ritournelle
En arrivant sur le Renard
Mes desseins étaient peu louables
Tu m’as fait changer de regard
Sur cette équipe formidable
Dès les premiers moments j’ai vu
Que nous pourrions bien nous entendre
Et je t’avoue que ma bévue
Aurait bien pu me faire pendre
Depuis que tu nous as conduits
A travers collines et rivières
Je pense à toi jour comme nuit
Aujourd’hui plus encor’ qu’hier
Et mon cœur pourtant dur et froid
S’est réchauffé à ton sourire
Il brûle d’une feu nouveau pour moi
Et j’ai peur de te voir partir
Zélia, je n’avais encore non jamais
Ressenti un amour naissant
SI tu le veux je te promets
D’être le plus doux des amants.
— Bravo ! fit une voix provenant de l’entrée de la chambre.
Dents-Longues reconnut la voix d’Azimut qui se tenait dans l’encadrement de la porte. Il vit un éclair de cheveux roux disparaître derrière la Navigatrice.
— Qu’est-ce que tu fous là ? Tu vois bien que j’essaie d’avoir un peu d’intimité.
— C’est toi qui as écrit ça ? Tu te ramollis, mon cher, je ne te savais pas aussi sensible.
Elle se retourna.
— Je crois que tu as même arraché une larme à Zélia.
— Fiche-moi la paix.
— Un instant, seulement, et je te laisserai à ta balade. Je viens simplement réclamer mon dû…
— Ton quoi ?
— Mes diamants ! Tu n’aurais pas oublié notre petit pari, tout de même ?
— Mais tu n’as pas encore gagné…
— Tu plaisantes, j’espère, tu as bien vu comment s’est terminé cette danse, non ? Tout le monde est témoin.
Comme pour confirmer les dires d’Azimut, la voix de Zélia résonna dans la chambre voisine.
— Azimut, tu viens ? Qu’est-ce que tu fabriques ? Je ne vais pas t’attendre toute la nuit.
Elle regard Dents-Longues avec un sourire victorieux. Ce dernier se renfrogna et tendit à contrecœur la moitié de ses diamants.
— Bonne nuit, tendre poète, fais de beaux rêves…
Un rayon de soleil perçant à travers les rideaux de la chambre d’hôtel vint caresser le visage de Dents-Longues qui se retourna pour profiter encore quelques minutes du confort de son lit. Il sentit alors le contact glacé d’une lame contre sa jugulaire.
— Tu es mort.
Zélia était allongée à côté de lui, ses cheveux ondulant sur l’oreiller comme des milliers de serpents iridescents.
— Qu’est-ce que tu fais ici ?
— Je venais simplement contempler mon poète bretteur préféré. En garde !
— Non, Zélia, je n’ai pas le goût de me battre aujourd’hui.
— Comment ? toi ? Perdre le goût de te battre ? Mon pauvre, ce doit être la fièvre qui te fais délirer, veux-tu que j’appelle un médecin.
Elle posa une main sur son front, tentant de le dérider avec ses mimiques théâtrales.
— Ce n’est pas drôle.
— Allez, en garde.
Elle le poussa gentiment pour l’inciter à se lever. Il finit par obtempérer et s’habilla.
— Allons-y, mais vite, je te rappelle que nous avons un nombril du monde à trouver.
Une fois l’équipée prête et rassasiée, ils suivirent Azimut à travers les artères bondées de Jérusalem. La boussole les conduisit au sud-est de la vieille ville jusqu’au pied du mont Sion. Ils en longèrent les contreforts, qui montaient en pente douce jusqu’aux ruines de la basilique de la Dormition. Ils en firent le tour, l’aiguille de la boussole pointant systématiquement vers le centre de l’édifice. Depuis leur approche de la ville Sainte, elle s’était mise à vibrer, et les vibrations s’étaient intensifiées jusqu’à produire un léger bourdonnement.
Ils entrèrent dans la basilique dont la voûte avait brulée après la défaite des Croisés. La boussoles les conduisit jusqu’à l’autel. Là, au centre de la Nef, elle se mit à tourner sur elle-même avec un sifflement aigue. Dès qu’Azimut s’éloignait de quelques centimètres, elle se remettait à pointer vers le centre.
— Nous y sommes, dit-elle. Le nombril du monde.
Mais rien ne se passa.
— Tu parles d’un nombril, c’est le trou du cul du monde, oui, pesta Dents-Longues.
— Cherchons autour de la Nef, ordonna Zélia, nous devrions trouver un indice sur l’emplacement du trésor.
Toute la journée, ils inspectèrent les murs effrités et le dallage délabré de l’ancienne basilique, sans trouver le moindre indice sur l’emplacement du Trésor des Bénédictines. Dans l’autel, pas la moindre serrure dérobée, pas la moindre inscription latine qui pourrait avoir un sens caché. Azimut nota sur un parchemin toutes les inscriptions qu’elle put déchiffrer, se promettant de les passer au code Vigenère une fois de retour à l’hôtel. Le Soleil s’éleva dans le ciel, dominant les ruines de la Dormition de toute sa splendeur, et ils ne trouvèrent bientôt plus une colonne capable de les protéger de son ombre. Ils se résignèrent à s’écarter de la nef pour tenter de trouver un peu de repos à l’ombre des oliviers parsemés sur le mont Sion. Ils observèrent de loin, épiant le moindre mouvement autour des ruines. Quelques pèlerins vinrent apporter des cadeaux et des offrandes, qu’ils déposèrent sur l’autel. De jeunes pages allaient et venaient, prenant les cadeaux, disparaissant ensuite, puis revenant plus tard, les mains vides. Chaque fois, ils se signaient devant l’autel avant de s’évaporer mystérieusement. Une jeune femme, d’une quinzaine d’années, s’avança, tenant un nourrisson emmailloté contre son ventre. Elle pria devant l’autel, puis s’éloigna, hors de la vue des pirates, avant de reparaitre quelques minutes plus tard.
Une fois le soleil bas sur l’horizon, ils reprirent leurs recherches, mais sans succès. Zélia ordonna finalement à la troupe de rentrer en ville, estimant qu’il serait préférable de retenter leur chance le lendemain.
Azimut s’enferma dans sa chambre afin de tenter de déchiffrer le sens caché des messages inscrits autour de l’autel. Nid de Pie dessina un plan de la nef, et assura qu’il tentera le lendemain de grimper le long de la plus haute des colonnes encore debout afin d’avoir une vue d’ensemble sur la structure. De là peut-être pourrait-il avoir un indice qui leur échappe. Pour la deuxième fois depuis leur séparation avec l’équipage de Surcouf, Ils virent trois points noir faire leur apparition à l’est.
— Des nouvelles du Renard ! cria Zélia.
— Un renard ? je ne vois point de renard. Qu’est-ce que tu racontes ? demanda Kheldar.
— Mais oui, c’est vrai Abu, tu n’étais pas là la dernière fois que les oies de Wardin sont venues jusqu’à nous, répondit l’Amazone.
— Wardin ? des oies maintenant ? Peut-on m’expliquer ce qu’il se passe ? demanda le voleur en comprenant qu’il était le seul à ne pas saisir le mystère des paroles de leur chef.
— Ils faisaient partie d’un équipage, commença Adherbal. Ils se sont séparés il y a plusieurs mois tandis que les autres ont continuée vers l’Inde et la Chine. L’un des membres de l’équipage, un certain Wardin, semble savoir communiquer avec les oiseaux. Il a réussi à dresser des oies pour transmettre des message depuis leur bateau jusqu’à Zélia. Je les ai vues de me propres yeux, peu avant que l’on te rencontre. Par contre, je ne sais pas pourquoi elle parlait de renard…
— Le Renard, c’est le nom du navire sur lequel on a embarqué, précisa Dents-Longues.
— Ah, je comprends mieux, maintenant. Mais comment les oies font-elles pour… ?
— Aucun de nous ne le sait. Mais elles trouvent leur chemin à travers plaines, montagnes et océans.
Tayir s’envola à la rencontre des oies, et les escorta le temps de leur descente jusqu’à la terrasse de l’hôtel. Elles se posèrent en douceur et se dandinèrent en cancanant jusqu’au bassin qui ornait le centre de la cour carrée, où elles purent se rafraichir et se désaltérer. Le Bec-en-Sabot les gratifia d’un claquement de bec affectueux. Zélia récupéra la fiole contenant le message du corsaire et remonta dans la chambre d’Azimut pour qu’elle le lui traduise. Les quatre hommes restèrent seuls sur la terrasse alors que la servante leur apportait le thé à la menthe.
A la table voisine, trois hommes jouaient aux cartes, un peu plus loin, deux autres étaient concentrés sur un échiquier, enfin une nourrice entourée d’une demi-douzaine d’enfants allaitait deux nourrissons, chaque pendu à sein.
— Qu’est-ce qu’il t’arrive, Abu ? demanda Adherbal. Tu aimerais être à la place du bébé, c’est ça ?
— Quoi ? n’importe quoi ! c’est juste que cette femme me dit quelque chose…
— Je ne me souviens pas l’avoir déjà vue.
Le voleur était plongé dans une intense réflexion. Son instinct ne le trompait jamais, et cette femme avait déclenché en lui un déclic. Il venait de comprendre quelque chose de capital, mais il ne savait pas encore quoi. Il se renferma en lui-même, tentant d’analyser les éléments de la journée.
Quelques minutes plus tard, Zélia redescendit, accompagnée d’Azimut. Les recherches de la navigatrice n’avaient abouti à rien, mais elle était parvenue à traduire le message de Surcouf. Zélia leur lut à voix haute :
Nous avons récupéré la longue-vue de Canton, et avec elle, la dernière pièce d'Orient. J'imagine que si vous n'avez pas encore trouvé celle de Constantine, vous devez en être tout proches. Notre prochaine étape semble donc se trouver dans les Caraïbes. Je ne sais pas s'il est plus prudent de retraverser l'Océan Indien au risque de tomber dans une embuscade de Calloway, et de vous retrouver dans les îles Canaries ou de prendre le risque de franchir le Cap Horn. Nous allons ravitailler au pays du Soleil Levant en attendant des nouvelles de votre avancée, afin de décider du chemin le plus sûr à prendre.
— S’il savait, dit Dents-Longues. Nous sommes loin de Constantine, et nous n’avançons qu’à pas de fourmis.
— Au moins, certains d’entre nous avancent. Cela nous fait combien de pièces du Trésor ?
Zélia fit le compte à haute voix.
— Avec la boussole de Chalais, les amulettes des îles de France et Bourbon, le miroir d’argent de Pondichéry et maintenant la longue-vue de Canton, cela porte le nombre des pièces à quatre.
— Sur un total de ? demanda Adherbal
— Sept, répondit Azimut.
— C’est un bon début ! Et cela fera cinq avec la pièce de Constantine
— Si on la trouve un jour, dit Dents-Longues.
— Tu as fini de râler en permanence ? Pourquoi il ne réagit pas, lui ? demanda Zélia en regardant Abu.
— Il est comme ça depuis dix minutes, répondit Nid-de-Pie. Il pense avoir trouvé quelque chose.
— Bien. Je propose que l’on y retourne demain, et que l’on interroge les pages et les pèlerins. Nous finirons bien par obtenir quelque information.
— L’enfant ! s’écria Abu. L’enfant !
— Quoi ? demandèrent les autres en cœur.
— C’est cela qui m’avait échappé, et qui m’a fait comprendre en voyant la nourrice. La jeune fille que nous avons vu. Elle avait un enfant dans les bras en venant au temple. Et quand elle est repartie, l’enfant avait disparu.
— C’est vrai ? demanda Nid-de-Pie.
— Tu en est sûr ? renchérit Zélia.
— Il a raison, confirma Azimut. Je me souviens aussi avoir trouvé cela étrange.
— Bien, il y a quelque chose à creuser de ce côté-là. Et cela doit avoir affaire avec les pages.
Dents-Longues, quant à lui, semblait préoccupé par autre chose.
— Revenons sur le message de Surcouf, dit-il. Azimut, que penses-tu de la route qu’ils devraient emprunter ?
— Le cap Horn me semble le chemin le plus sûr. Et puis, ils ont déjà traversé l’Indien, il serait temps pour eux de naviguer dans des eaux nouvelles.
— Qu’est-ce que ça change ? Après tout, ce n’est que de l’eau. Mais s’ils passent par le cap Horn, il nous faudra songer à un moyen de traverser l’Atlantique pour les rejoindre.
— J’y ai réfléchi, assura Zélia, et je pensais de Constantine, nous faire rejoindre la France, afin de trouver un navire vers les Caraïbes. Je connais nombre de corsaires qui seraient ravi de nous prendre à bord moyennant quelques diamants.
Le lendemain, ils se réveillèrent aux aurores pour poursuivre leurs investigations avant que la chaleur ne soit insupportable. Le plateau du mont Sion était désert alors que le ciel avait pris une teinte rosée.
— Nid-de-Pie, veux-tu bien monter sur cette colonne et nous dire ce que tu vois, de là-haut.
— Absolument, chef, répondit-il à Zélia
— Premier arrivé ? le défia Abu Kheldar.
— Tu plaisantes, j’espère ? Tu crois que sans mains tu vas arriver à me battre ?
— Nous verrons bien.
Sans lui laisser le temps d’accepter le défi, Abu s’élança vers la colonne la plus proche. Il grimpa avec une facilité déconcertante compte tenu de son handicap. Insérant ses moignons dans les moindres interstices et anfractuosités de la colonne de marbre, il progressait à vive allure. Nid-de-Pie dut faire appel à ses talents d’équilibristes et à l’entrainement pratiqué dans les haubans du Renard pour parvenir à dépasser le voleur avant le sommet de la colonne. Essoufflé, il lui tendit une main afin de l’aider à se hisser sur le plateau. Ils étudièrent les alentours.
La basilique était organisée sur le modèle d’une croix latine, et le dallage de marbre blanc représentait des scènes du chemin de croix. Autour des ruines, le paysage stérile de terre battue par les vents était parsemé de gros blocs de calcaire, de buissons épars et d’oliviers centenaires qui ne donnaient plus de fruits depuis des années déjà. Mais rien. Rien qui ne puisse attirer l’œil avisé des deux observateurs sur leur colonne. Le reste de la troupe continuait d’inspecter les ruines à la recherche d’indices sur l’emplacement du nombril du monde. Adherbal et Dents-Longues tentèrent de déplacer la stèle qui recouvrait l’autel, à la recherche de quelque cachette secrète, mais elle était solidement fixée et ne bougea pas d’un pouce malgré leurs efforts.
— Un homme arrive les bras chargés de cadeaux, dit Abu.
Le pèlerin s’avança vers l’autel et déposa un panier plein de myrrhe et de lavande.
— Laissons-le aller, le page ne devrait pas tarder, dit Zélia.
En effet, quelques minutes plus tard, un jeune garçon en toge brune apparut, prit l’offrande, et repartit d’où il était venu. Dents-Longue l’intercepta et lui demanda où il amenait ce cadeau, mais l’homme ne parlait pas un mot de français. Il prit peur en voyant toutes les lames que le pirate portait et s’enfuit en courant. Hébété, le Longs-Couteaux n’eut pas la présence d’esprit de le suivre.
— Une femme vient avec un enfant, annonça Nid-de-Pie.
— Bien, suivez-la du regard, dit Zélia. Dites-nous où elle se rend, nous n’allons pas risquer de la suivre, nous pourrions lui faire prendre peur.
La jeune femme s’inclina devant l’autel, puis s’éloigna vers le nord-ouest en direction du bord du plateau. Soudain, un bruit de cavalcade attira le regard des vigies. A l’est, un groupe de soldats remontait vers la basilique au galop.
— Cachez-vous, ordonna Nid-de-Pie.
Les quatre autres se précipitèrent à couvert tandis que les cavaliers poursuivaient leur route et redescendaient le mont Sion de l’autre côté.
— Où est la femme ? demanda Zélia.
— Mince, je l’ai perdue. Abu ?
— Moi aussi, je me suis laissé distraire par les cavaliers.
— Où l’avez-vous vue pour la dernière fois ?
Nid-de-Pie leur désigna une zone où une dizaine de rochers entouraient un bosquet d’arbousiers. Ils inspectèrent les lieux à la recherche de la femme où de l’endroit où elle avait disparu.
— Tenez-vous à l’affut, elle ne devrait pas tarder à reparaître.
— Là, dit Abu, derrière cette grosse pierre blanche.
Il se précipitèrent vers l’endroit que le voleur désignait, et virent la femme dont l’enfant avec disparu. Elle aussi prit peur et s’enfuit à la vue des pirates.
— Essayons de trouver l’endroit où elle a caché l’enfant.
Ils quadrillèrent la zone, sans succès. Au bout d’une demi-heure, Azimut les appela. Elle était au pied d’un gigantesque olivier qui avait pris racine sur un bloc de calcaire. Une pierre ronde et lisse était posée devant le bloc. Elle leur montra une trace au sol.
— Regardez, on dirait que cette pierre a bougé, il y a des traces dans la terre.
Adherbal rassembla ses forces pour faire bouger le rocher mais, à son grand étonnement, ce dernier se déroba avec une facilité déconcertante. Derrière la pierre, une ouverture avait été taillée dans le calcaire et s’ouvrait sur un tunnel desservi par quelques marches. Elle regarda la boussole de Chalais.
— L’aiguille semble pointer dans la direction de la basilique. Ce que nous cherchions n’est pas sur l’autel, mais sous l’autel, voilà pourquoi nous ne trouvions rien. Allons-y.
Le tunnel était faiblement éclairé par des torches allumées dans le mur à intervalles réguliers. Une centaine de mètres plus loin, ils débouchèrent sur une salle immense, sous la nef de la basilique. Les murs de pierre noire étaient éclairés par les mêmes torches que le long du couloir. Au centre de la pièce, une immense carte du monde en relief était taillée dans une pierre étrange. C’était un minéral noir, granuleux, à l’éclat métallique. On pouvait y voir les chaines de montagne et le relief des côtes.
— Regardez !
Azimut avait crié. La boussole de Chalais vibrait plus que jamais. Elle semblait attirée par la carte comme un aimant.
— Qu’est-ce donc que cette sorcellerie ? demanda Dents-Longues.
Une voix de femme lui répondit, provenant du fond de la pièce.
— Qui êtes-vous étrangers ? et que venez-vous faire ici. Vous profanez un lieu sacré.
Une sœur s’avança dans la lumière des torches.
— Nous sommes à la recherche du trésor des Bénédictines, répondit Zélia.
— Et selon cette boussole, nous sommes ici au nombril du monde, ajouta Azimut.
La sœur lui prit des mains l’objet qui vibrait et dont l’aiguille tournait sur elle-même.
— Mais, c’est la boussole de Chalais, comment l’avez-vous eue.
Zélia lui raconta la mission que le roi Louis avait confiée à Surcouf, comment ils avaient déchiffré le secret de la carte et obtenu les premières pièces, dont la boussole de Chalais, puis qu’ils l’avaient fait réparer auprès de l’autel des Navigateurs avant de se rendre compte qu’elle n’indiquait pas le nord, mais Jérusalem.
— Qu’est-ce que cette carte ? Et pourquoi attire-t-elle la boussole comme un aimant.
— Sous le mont Sion, sur lequel a été construite la basilique de la Dormition, se trouve le plus grand gisement terrestre de Manganèse. La table que vous voyez devant vous a été creusée à même le bloc, et l’on peut y apercevoir les cristaux de Pyrulosite. L’aiguille de la boussole de Chalais est en platine, et ce matériau est fortement attiré par le champ magnétique du manganèse, voilà pourquoi le Nord de Chalais est ici même.
— Le nombril du monde, s’exclama Azimut.
— C’est donc ça le trésor des Bénédictines ? demanda Dents-Longues, déçu. Ce caillou informe ? Je suis certain qu’il ne vaut pas plus que qu’une poignée de diamants.
— Vous vous trompez, jeune homme répondit la sœur, et vous aussi, ma chère, ajouta-t-elle à l’adresse d’Azimut. Le nombril du monde n’est pas ici, cette carte indique simplement son emplacement exact. Et avec lui, le trésor des Bénédictines.
— Alors où est-il ? demanda Dents-Longues, impatient.
— Attendez, et vous verrez…
Sur ces paroles, la sœur disparut dans la pénombre. Dents-Longues se précipita à sa suite, mais ne trouva rien d’autre qu’un mur de pierre noire, froide et lisse.
— Où est donc passé cette sorcière ?
— Cherchons, dit Zélia. Elle a dit que la carte indiquait le nombril du monde. Voyons s’il y a une endroit remarquable, une inscription, un point.
Ils inspectèrent la carte sous tous les angles, mais il n’y avait nul indice sur l’emplacement du trésor des Bénédictines ni de bouton dérobé.
— Cette vieille harpie nous a menti, pesta Dents-Longues.
— Nous perdons notre temps, concéda Adherbal.
— Attendez, et vous verrez, répondit Azimut. Voilà ce qu’elle nous a dit. Elle n’a pas dit « cherchez et vous verrez ». Donc attendons.
N’ayant d’autre choix que de suivre le conseil de la Navigatrice, ils patientèrent. Une heure, deux, puis trois. Leurs ventres commençaient à crier famille. Le bruit de la pierre à l’entrée du tunnel se fit entendre.
— Quelqu’un vient, dit Nid-de-Pie.
— Silence, répondit Zélia. Que personne ne bouge.
Pour la troisième fois en deux jours, une jeune fille leur apparut, un nourrisson dans les bras. Elle s’avança jusqu’à la table, hésita, déposa l’enfant, puis disparu par où elle était venue, non sans laisser échapper un sanglot. L’enfant pleurait, mais au contact de la pierre noire, il se calma, et ne bougea plus.
— Mais… son enfant… elle l’abandonne… bégaya Dents-Longues.
— Nous ne pouvons pas le laisser là ! s’exclama Abu Kheldar.
— Vous voyez d’autres enfants sur la table ? demanda Azimut.
— Non. Pourquoi ?
— Eh bien, que croyez-vous que sont devenu les deux autres ? Attendez, et vous verrez.
— Cette femme est vraiment curieuse, ajouta Abu à Dents-Longues, en aparté.
— Je ne te le fais pas dire, et tu n’as pas encore vu de quoi elle était capable.
— Alors, vous la voyez, l’origine du monde ? la voix de la sœur résonna dans la pièce.
Sortie d’un autre porte dérobée dans la pierre la sœur était revenue dans la pièce.
— Qu’allez-vous lui faire ? demanda Zélia. Qu’est-ce que c’est que cette histoire ?
— Quel est le rapport avec le nombril du monde ? ajouta Dents-Longues, excédé.
— Vous ne voyez donc pas le rapport ?
Exaspérée par ces énigmes qui n’avaient pour elle aucun sens, Zélia se jeta sur la femme, et la menaça de son couteau.
— Arrêtez cette comédie. Trêve d’énigmes maintenant. Répondez franchement ou je vous assure que vous le regretterez.
— Zélia, calme-toi, la tempéra le Longs-Couteaux.
— Attendez !
Abu s’était rapproché de l’enfant. Il le prit dans ses bras. Le nourrisson ne dit pas un mot. Le visage du voleur s’illumina.
— Regardez ! Le nombril du monde.
L’enfant avait été déposé sur la carte au milieu des Caraïbes. Il semblait avoir laissé une empreinte dans la pierre, qui épousait parfaitement sa forme. Les autres se rapprochèrent, et découvrirent qu’en effet, le profil des côtes entourant la mer des Caraïbes semblait avoir la forme d’un fœtus.
— Repose-le, ordonna Zélia.
Abu s’exécuta, et reposa l’enfant sur le plateau de pierre.
— Regardons où se trouve son nombril, et à quelle île il correspond.
— Là, dit Azimut. C’est la Jamaïque.
— Le nombril du monde, répétèrent en cœur les pirates.
— Pardonnez-moi mon emportement ma sœur…
Zélia prit conscience d’avoir perdu son sang-froid, mais la sœur avait déjà disparu. Dents-Longues s’approcha de l’Amazone. Il avait lui-même eu le plus grand mal à réprimer son animosité envers la sœur, mais était étonné que Zélia ai craqué avant lui.
— Tout va bien, Zélia ? Qu’est-ce qui t’as pris, tout à l’heure ? Cela ne te ressemble pas.
Il n’y avait pas le moindre reproche dans sa voix, pas la moindre ironie.
— Je ne sais pas. J’ai perdu mes moyens. Cette mission commence à me peser. Voilà des mois que nous voyageons, et nous n’avons pas fait la moindre avancée. Et le dernier message de Surcouf m’a quelque peu mis une certaine pression… Tu te rends compte ? Ils ont déjà collecté deux pièces depuis que nous nous sommes séparés, et il s’attend à ce que nous ayons déjà récupéré celle de Constantine. Ce détour était une erreur, et c’est ma faute. Il est temps que je confie la tête du groupe à quelqu’un de plus censé que moi, comme toi ou Azimut.
— Absolument pas, la rassura-t-il. Nous avons résolu l’énigme de la boussole, qui nous a conduit jusqu’ici. Grâce à toi, nous connaissons l’emplacement exact du trésor des Bénédictines. Tu te rends compte du temps que cela nous a fait gagner ? S’il nous avait fallu traverser l’Atlantique et nous rendre compte finalement que le trésor se trouve au centre des Caraïbes ! Non, nous avons bien fait de faire ce détour qui nous a fait gagner des mois de navigation inutile. Sans parler des diamants, d’Abu et d’Adherbal ! Nous avons mis la main sur le plus grand trésor collecté depuis notre départ de l’île de la Tortue et nous nous sommes attribué les services de deux hommes d’une valeur inestimable. Le port le plus proche est à moins de quinze lieues d’ici. Nous aurons tôt fait de couvrir cette distance en à peine deux jours, et d’ici là, je t’assure de nous attribuer les services d’un navire qui nous conduira jusqu’à Constantine en moins de quinze jours.
Nid-de-Pie s’avança vers eux et s’adressa à Zélia
— Chef ! que faisons-nous maintenant ?
Rassurée par le discours de Dents-Longues, Zélia prit une grande bouffée d’air et répondit.
— Rentrons à l’hôtel prévenir Surcouf de cette merveilleuse nouvelle. Et dès demain, nous ferons route vers Constantine. Il est grand temps de trouver la pièce que le corsaire nous a demandé de lui ramener !
Alors qu’ils étaient sur le chemin du retour, Zélia s’approcha de Dents-Longues.
— Je tenais à te remercie pour tes mots tout à l’heure. Cette mission est en train de m’user, et j’ai l’impression de devenir dure, froide et distante.
— C’est le propre d’un leader. Il doit savoir se mettre en retrait, oublier ses propres désirs pour le bien de la troupe.
— Oui, et c’est un travail épuisant. Tu as changé, Dents-Longues. Je t’ai eu à l’œil et t’ai observé tout au long de notre voyage. Toi qui traçais ta route en ne pensant qu’à ton propre intérêt, tu es désormais plus à l’écoute, plus altruiste. J’ai l’impression que tu as choisi ta famille.
Le Longs-Couteaux hésita un instant. Il ouvrit la bouche, semblant vouloir se confier. Un frisson traversa son épaisse barbe brune et une étincelle brilla dans sa pupille sombre avant qu’il ne se ravise. Son visage se ferma de nouveau.
— Je n’ai pas de famille, et je n’en aurai jamais. Je suis destiné à être un loup solitaire, et tu ferais bien de me surveiller, car je n’hésiterai pas, à la moindre occasion.
Les mots sonnaient faux dans sa bouche, et s’il tentait malgré tout de se convaincre lui-même, Zélia sut qu’il avait changé.
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