Chapitre 17 : Yamadera
— Traverser le Détroit de Béring ! s’exclama Alizée mais vous êtes fous !
— Personne n’a jamais réalisé un tel voyage, ajouta Xao. est-il seulement possible ?
— Les tribus indiennes de Nouvelle-France l’appelle l’enfer du nord, dit Mériadec. Le détroit est infranchissable, l’hiver.
— Nous finirons pris dans les glaces ! reprit Skytte.
— De la pâtée pour ours blanc, conclut Tormund.
Oscar s’avança au centre du groupe de pirates braillant avec véhémence contre leur capitaine et s’éclaircit la voix pour que tout le mon l’écoute.
— Si, un homme l’a fait. Émile Gruh.
— On raconte que des tribus nomades sont arrivés en Amérique en suivant à pied des troupeaux de rennes, ajouta Hippolyte.
— Nous sommes à la mi-juin, dit Surcouf. Si nous trouvons Émile Gruh, il pourra nous conduire par le chemin le plus sûr, et nous devrions pouvoir traverser avant la fin août.
— Nous aurions le plus grand intérêt à y arriver, répondit Singh. Car sitôt l’automne tombé sur le nord, nous pourrions être surpris par une tempête et le détroit pourrait bien se refermer sur nous.
— On raconte que même les Inuits évitent la zone de l’île d’Ellesmere. Ils prétendent que la mer peut se changer en glace en quelques heures sur des milles à la ronde, quelle que soit la saison, ajouta Mériadec.
— Calloway doit toujours être à notre recherche quelque part entre Manille et Batavia[1], et rebrousser chemin jusqu’au Cap, c’est prendre le risque de tomber dans un embuscade qu’il aura eu tout le temps de nous tendre. Les flottes anglaises et françaises sont à nos trousses, les espagnols ne nous tiennent pas en grande estime et les bataves n’ont probablement pas apprécié notre attaque du Trincomalee. Et contourner l’Amérique par le sud, c’est devoir affronter l’immensité du Pacifique et nous rallonger davantage.
— Quel temps mettrons-nous demanda Amund ? As-tu fait les calculs ?
— Évidemment, répondit Surcouf. Certes mes calculs ne sont pas aussi précis que ceux d’Azimut, mais j’ai fait de mon mieux. Les prochaines pièces sont dans les Caraïbes ou au Canada. L’embouchure du Saint Laurent se trouve à treize mille trois cents milles marins de Canton par le cap de Bonne Espérance, à dix-sept mille cinq cents par le cap Horn contre seulement sept mille six cent cinquante milles marins par le détroit de Béring.
— Combien de temps nous faudrait-il ?
— Cela déprendra des vents et des courants, mais jusqu’à présent, notre Renard nous a permis de soutenir une allure de plus de dix nœuds au largue et au travers contre sept au portant et moins de cinq au près. Nous ne pouvons pas non plus prédire le temps que nous allons rencontrer, mais il est clair que les tempêtes sont plus courantes au large du Cap Horn.
— Soit, coupa Skytte. Mais estimons une moyenne de sept nœud.
— Eh bien, selon mes calculs, il nous faudrait seulement quarante-cinq jours par le Béring, contre presque quatre-vingt par le cap de Bonne Espérance et plus de trois mois par le cap Horn.
— Trois mois ? s’exclama Rasteau. Hors de question ! Nous prendrons par le Béring ! Que ma moustache frise sous le gel si j’ai tort.
La majorité des pirates se rangea derrière l’avis du cuisinier.
— Bien, tâchons de trouver cet Émile Gruh, maintenant dit Alizée. Mircea, Juan, Esme, Mériadec, Hippolyte, Singh, avec moi. Montrons à ces brutes ce que le Renard a dans le ventre.
Galvanisés par l’idée de réaliser l’exploit du Béring, ils s’activèrent aux manœuvres, et le cotre, soutenu par un vent constant, s’élança en direction du pays du soleil levant, à plus de dix nœuds de moyenne. Oscar avait entendu dire qu’Émile Gruh aurait décidé de se retirer dans un monastère japonais pour méditer. C’était à l’embouchure de la Rivière Mogami qu’il aurait été aperçu pour la dernière fois. Ils ajustèrent le cap en direction du nord-est, le vent s’engouffra dans les manœuvres en faisant claquer la grand-voile, l’étrave se souleva légèrement tandis que le Renard accélérait davantage.
Le soir même, Oscar rejoignit Surcouf et Mircea à la barre du Renard. Le corsaire interrogeait le garçon sur les constellations qui les entouraient.
— Quel est le seul point de repère immuable de l’hémisphère nord ? demanda-t-il.
— L’étoile Polaire, qui indique la position du pôle nord.
— C’est bien. Et dans le sud ?
— La croix du sud. C’est ma constellation préférée, je crois. On dirait un cerf-volant, comme ceux que l’on a vu à Canton. Ah Oscar, te voilà. Tu es venu regarder les étoiles avec nous ?
— Non, je suis venu me nourrir des conseils de Surcouf, comme tu me l’as conseillé. Tu as raison, je dois apprendre à gouverner.
Le corsaire parut étonné par ce brusque changement d’attitude chez le blondinet.
— C’est vrai, Oscar. Un jour tu seras capitaine d’un vaisseau bien plus grand que tu ne peux imaginer, et il faudra que tu sois prêt.
— Qu’est-ce que tu veux dire par là ? Je n’ai jamais prétendu vouloir le devenir un jour. Je suis heureux ainsi, avec Cebus, Mircea et Wardin, à jouer avec Hermione et Leevi, et à composer pour l’équipage.
— Le destin nous réserve parfois un avenir différent de celui que l’on souhaite, et tout ce qu’il faut, c’est d’être capable de l’accepter et d’en embrasser les conséquences.
— C’est vrai que si j’étais capitaine, il y a plein de choses que je ferais différemment de toi, Surcouf.
— Comme quoi par exemple ? demanda Mircea.
— Plein de choses, par exemple Rasteau. Je ne comprends pas pourquoi tu l’as nommé second, à peine quelques semaines après qu’il ait orchestré une mutinerie contre toi.
— Ce n’était pas une mutinerie, corrigea le corsaire. C’était un vote. Pour prendre ma place en tant que capitaine.
— Un vote, oui. Alors que tu étais encore sur l’île de France. Et crois-moi, s’il avait gagné, il t’y aurait abandonné.
— Et pourtant, il n’a pas gagné, et nous sommes tous les trois réunis en direction du détroit de Béring. Pour devenir un bon capitaine, il te faudra gagner la confiance de tes hommes. Celle de Rasteau, je l’ai obtenue en lui montrant que je croyais en lui, en ses capacités à rassembler et guider l’équipage, malgré nos nombreuses divergences. Commander un navire, ce n’est pas simplement décider du cap, ajuster la voilure, ou planifier les plans de bataille. C’est aussi et surtout manœuvrer les hommes avec leurs différences d’opinions, de culture et de désirs. Chez les pirates, le capitaine est élu par ses hommes, il doit montrer à ces derniers qu’il est digne de leur vote.
— Je ne suis pas d’accord. Dans la marine royale, le capitaine est nommé par l’amiral en chef, parce qu’il répond aux capacités requises pour ce rôle et a reçu l’éducation nécessaire pour l’assumer. Cette méthode est la seule permettant de garantir une unité au sein des équipages. Un capitaine doit être craint et respecté, et ne doit pas avoir peur à tout instant de se faire renverser.
Mircea n’était pas de cet avis. Il objecta :
— Mais Oscar, un capitaine aimé de ses hommes n’a aucune crainte à avoir de leur part. Et ne crois-tu pas qu’un équipage qui suit son capitaine par amour et dévotion ne soit plus à même de gérer une situation difficile qu’un équipage qui vit continuellement dans la crainte de son commandant ?
— Je pense que tu as tort. Une élection ouverte à tous n’est que la porte d’entrée au pire des populismes. Et cela s’est prouvé lors du vote. Si Dents-Longues, qui était l’instigateur de la révolte, n’avait changé son vote pour je ne sais quelle raison, Rasteau aurait gagné, et lui et l’équipage auraient abandonné Surcouf sur l’île. Le cuisinier leur a fait miroiter un futur plein de pillages et de trésors, tandis que Zélia prônait une quête dont l’issue était incertaine, bien qu’ils se soient tous et toutes engagés pour celle-ci. Et les pirates, alléchés par l’appât d’un gain rapide et facile, étaient prêts pour la plupart à abandonner la mission que Surcouf leur avait confié.
— Je suis conscient que la majorité des hommes et des femmes qui ont mis un pied à bord du Renard ne l’ont fait que par cupidité, répondit Surcouf. Mais ils l’ont fait en égaux, et non par peur à mon égard. J’ai toujours pensé qu’en m’attirant le respect de mon équipage, nous pourrions créer une relation bien plus forte, basée sur la confiance mutuelle. Et cela implique un travail perpétuel, en tant que capitaine, celui de devoir prouver continuellement sa valeur et son mérite.
— Je persiste à croire que tu fais erreur, s’obstina Oscar.
— Alors, que préconises-tu ?
— Je pense que le monde doit être gouverné par une élite éduquée et entraînée à cela. En donnant au peuple le choix de son représentant, on favorise les populismes. Chacun voit midi à sa porte, et la grande majorité des hommes n’est pas capable de voir au-delà de son lopin de terre. Alors, celui qui promettra monts et merveilles à qui voudra l’entendre risquera d’être élu, tandis que le vrai gouverneur, celui qui pense à l’avenir de la patrie, aux décisions les plus justes pour son peuple, celui-là, par ses idées, ne saurait convaincre le plus grand nombre.
— Et pourquoi ? demanda Mircea. Si ses idées sont justes, pourquoi ne conviendraient-elles pas à tous ?
— Parce que les mirages du menteur populiste sont bien plus attrayants que la réalité morose du gouverneur. Si l’un propose d’offrir à tous l’accès à la propriété, à un juste salaire, par l’exploitation des peuples opprimés qu’il aura conquis, et que l’autre incite à la modestie, et au partage des richesses, la cupidité de la populace aura raison de la sagesse des érudits.
— Mais ne crois-tu pas que le peuple saura se rendre compte des mensonges du populiste ? demanda Surcouf. Un menteur ne saurait cacher bien longtemps ses agissements au plus grand nombre.
— Peut-être pour un temps, répondit Oscar. Mais devant la tristesse d’un monde gouverné par des justes, le peuple, animé par le désir du profit, gouverné par la volonté de succès et de richesse, élira de nouveau le prochain parvenu qui le promettra de réaliser leurs rêves.
— Tu dépeins là un tableau bien noir de la politique, conclut Surcouf. Et tu devrais te méfier. Car de l’oligarchie que tu préconises à la tyrannie, il n’y a qu’un pas. Et il vaut mieux un peuple mal gouverné par un populiste élu, qu’un tyran autoritaire qui restera en place jusqu’à la fin des temps.
— Tu es donc contre la royauté ? demanda Mircea. Je croyais que Louis était ton ami.
Surcouf marqua une pause, réfléchit avant de répondre au jeune garçon.
— Contrairement à ce que tu crois, le roi ne prend pas toutes les décisions. Il s’entoure des meilleurs conseillers du royaume, il prend l’avis d’experts, il a des ambassadeurs et c’est tous ensemble qu’ils gouvernent le pays. Certes, il lui revient de prendre la décision finale dans les plus épineux des problèmes, mais il ne le fait jamais seul, et un roi qui ne suit pas l’avis de ses conseillers ne reste pas longtemps sur le trône. Mais il se fait tard, et il vous faut vous reposer. Nous reprendrons bientôt cette conversation capitale.
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— Je viens d’utiliser nos dernières feuilles d’eucalyptus, dit Natu à Surcouf.
— Quel est l’état de l’infirmerie ? demanda le corsaire.
— A ce stade, il ne faut plus parler d’infirmerie, le Renard est devenu un véritable hôpital.
— Combien d’hommes manquent à l’appel.
— Près des deux tiers.
— Foutu mauvais temps ! Si Calloway nous tombait dessus, là, en pleine mer de Chine, nous serions contraints de nous rendre. Arrivons-nous seulement à maintenir le cap ?
— Tant bien que mal, répondit Rasteau. Alizée s’est remise depuis hier. Elle assure les manœuvres avec Mircea, Singh et Cebus. Oscar et Wardin m’assistent sur le pont.
— Et les autres ?
— Pic et Pof étaient les premiers malade. La fièvre est tombée mais ils sont pris de quintes de toux dès qu’ils mettent le nez dehors. Leur état s’améliore et ils devraient être sur pieds d’ici un jour ou deux. Xao, Mériadec, Hippolyte, Skytte et Andy se vident par les deux bouts. Phaïstos, Tag, Heuer, Juan et Esme ont de la fièvre, mais celui dont l’état est le plus inquiétant est Victarion. La fièvre le fait délirer, il refuse d’avaler le moindre aliment, solide ou liquide, et il a perdu beaucoup de poids. Vu son âge, il pourrait ne pas s’en sortir.
— Satané temps, pesta Surcouf.
Depuis huit jours, le vent n’avait cessé de ramener sur le cotre corsaire pluies et risées. Certes, les averses ne duraient pas plus d’une demi-heure, mais elles étaient si fréquentes que leurs vêtements n’avaient jamais pu sécher. Et la maladie s’était propagée à une vitesse inouïe, terrassant des colosses comme Amund et Tormund. Le navire fantôme vibrait au son des quintes de toux et des râles des pirates agonisants. Natu avait fait montre d’un courage sans faille au chevet des victimes, ne comptant pas ses heures de sommeil, et son travail portait ses fruits. Onguents, pommades, infusions, tisanes, il avait fait en vain tout ce qui était en son pouvoir pour tenter de circonscrire la maladie. Dès qu’un membre d’équipage se sentait mieux et remontait sur le pont pour porter main forte aux rescapés, ses espoirs étaient douchés par une ondée qui relançait l’infection.
Enfin, le ciel finit par s’éclaircir et le soleil se décida à reparaître, permettant aux hommes et à leurs humeurs de sécher. L’un après l’autre, ils refirent surface et reprirent du service. Victarion put avaler sans le rendre un bol de ragoût de pois cassés, et un sourire se dessina sur son visage émacié dont les cernes semblaient atteindre des profondeurs abyssales. Au matin du neuvième jour, le soleil se leva à l’est, dévoilant à Alizée, perchée sur la vergue du perroquet, les reliefs dentelés de la côte Nippone.
— Terre ! Terre en vue ! annonça-t-elle ravie.
Des hourras de soulagement résonnèrent sur le pont du Renard. Au fil de la matinée, la silhouette majestueuse de l’île se fit plus proche, et sur les alentours de midi, ils purent discerner les rivages bordés de forêts de pins et de cèdres du Japon. Ils remontèrent vers le nord le long de la côte ouest de l’île d’Honshu jusqu’au village de Sokota à l’embouchure de la rivière Mogami. Selon les informations fournies par Oscar, c’est quelque part dans ces montagnes qu’Émile Gruh avait décidé d’établir sa retraite spirituelle.
La rivière était suffisamment large pour que le Renard s’y engouffre sur plusieurs lieues, mais les japonais n’étant pas le peuple le plus pacifique de la région, Surcouf jugea peu prudent d’engager un navire armé d’une dizaine de canons sur la rivière, de peur de faire croire aux locaux à une quelconque velléité guerrière de la part des pirates. De plus, personne dans l’équipage ne parlait la langue locale, et il était peu probable que leurs interlocuteurs soient familiers du français, de l'espagnol ou de l’anglais. Ils jugèrent donc plus prudent de mettre à l’eau l’Argonaute afin remonter la rivière. Surcouf demanda à Tag, Oscar, Andy et Wardin de l’accompagner. Le Hollandais était connu pour ses voyages et son goût de l’aventure, et le corsaire pensa que les exploits du fauconnier Danois ainsi que le génie de l’ingénieur cul-de-jatte sauraient convaincre Gruh de se joindre à eux pour les conduire à travers le détroit. Le monastère étant posté sur les hauteurs de la montagne, l’ancien rameur avait été choisi pour porter Tag sur son dos, car s’il se déplaçait avec aisance sur le pont du Renard ou sur les quais des ports à bord de son affut de canon, utilisant ses griffes d’argent pour se propulser, il lui serait bien difficile de se mouvoir sur le sentier escarpé qui conduisait au temple. Pour Oscar, Surcouf avait prétexté que, connaissant la légende d’Émile Gruh, il était nécessaire qu’il fasse partie de l’expédition. Mais au fond de lui, il avait un mauvais pressentiment. Il n’y avait eu aucun signe de Calloway depuis des semaines et il soupçonnait l’Anglais de préparer un nouveau guet-apens. Il refusait donc de laisser Oscar ainsi seul en son absence.
Depuis que Rasteau avait évoqué la duplicité possible d’un membre d’équipage, Surcouf n’avait pas réussi à supprimer cette idée de son esprit. Mais qui pouvait bien fournir à Calloway des informations sur leur position, et surtout comment ? Il avait rapidement écarté Oscar, Mircea, Wardin, Natu, Esme et Juan de tout soupçon. Les trois premiers car ils avaient connu le corsaire bien avant que Calloway ne soit une menace, les trois suivant car ils avaient rejoint l’équipage au cours de leur périple. Si Alizée et Phaïstos étaient nés tous les deux en Angleterre, ils n’avaient que trop de raison de détester leur mère patrie. Rasteau restait un suspect potentiel, car bien souvent celui qui crie à la trahison est l’instigateur de celle-ci. Dents-Longues, bien qu’étant à l’autre bout du monde, pouvait lui aussi être le traître. En effet, chaque fois que Surcouf avait fait part à Azimut de leur destination, l’amiral s’était retrouvé sur sa route. C’est pour en avoir le cœur net qu’il avait délibérément dit à Zélia dans son dernier message qu’ils se rendaient à l’embouchure de la rivière Mogami. Si Calloway les y rejoignait, il ne ferait plus aucun doute de la duplicité du Longs-Couteaux. C’était prendre un risque énorme pour l’équipage, mais il devait en avoir le cœur net. Et avec cette menace latente, il ne pouvait laisser Oscar à la merci de l’Anglais.
Ils amarrèrent le misainier à un ponton de bois sur la rive nord de la rivière et entreprirent l’ascension du Yamadera. Ces escapades montagnardes à chaque escale étaient devenues une sorte de rituel familier du corsaire, mais pour la première fois depuis longtemps, ils ne grimpèrent pas en direction d’un monastère Bénédictin, mais d’un temple Bouddhiste. Après avoir gravi neuf cents marches d’un escalier taillé à même la roche, ils suivirent un sentier qui serpentait à flanc de falaise. L’à-pic rocheux dominait un précipice dont on devinait à peine le fond. Perché sur le dos d’Andy, Tag, à peine remis de sa maladie, fut pris de vertiges. Il planta si fort ses ongles dans les épaules du rameur qu’il y laissa des marques sanglantes.
En fin d’après-midi, ils franchirent à bout de force l’arche de pierre qui délimitait l’entrée du temple. Immédiatement, l’œil de l’ingénieur fut attiré par la structure massive et imposante du toit, représentant presque les deux tiers de la taille de l’édifice, et supporté par de simple poteaux de bois. Les parois et murs de l’édifice étaient aussi fines que du papier, lui donnant l’impression d’un chapeau posé sur le voile d’une mariée. Les moines allaient et venaient autour du bâtiment principal, chacun semblant plongé dans une profonde méditation. En retrait du temple, une dizaine de bâtiments plus petits constituaient les logements des habitants du lieu. Lorsque Surcouf demanda où se trouvait Emile Gruh, on lui indiqua une petite pagode d’où l’on pouvait voir un vieux chien malade allongé sur le plancher de la véranda.
Assis sur un fauteuil à Bascule, un homme d’une cinquantaine d’année, à la barbe grise broussailleuse et aux sourcils épais jetait un regard vide vers l’horizon. Son front ridé parsemé de taches brunes témoignait des brûlures anciennes d’un soleil cuisant.
Des ronds de fumée blanche s’échappaient d’une pipe en argent et ivoire qu’il tétait pensivement.
Le chien leva la tête et grogna sans conviction en voyant approcher cet étrange équipage. L’homme se redressa et flatta d’un geste tendre la tête du Husky de Sakhaline qui se calma instantanément. Surcouf s’arrêta à une distance respectable de l’aventurier Hollandais et s’inclina en signe de respect.
— Emile Gruh ?
— Lui-même, répondit-il dans un français parfait. Qu’est-ce qu’un employé du Roi de France vient faire dans des contrées si reculées, entouré d’une compagnie aussi… hétéroclite ?
— Bien que retiré du monde depuis plusieurs années, le Hollandais avait reconnu la redingote du corsaire et avait deviné spontanément son origine, ce qui ne manqua pas de surprendre Oscar.
— Je me présente, Antioche Surcouf, ancien corsaire sur la Recouvrance et capitaine du Renard. Je vous présente Wardin, Tag, Andy et Oscar, mon fils adoptif.
— Surcouf…. Ce nom me dit quelque chose, n’êtes-vous pas le héros de la bataille de Batabano ?
— En effet, bien que ma carrière ne se résume pas à cet unique fait d’armes.
— J’imagine, capitaine j’imagine. Cependant, force est de constater que la marine Britannique garde un souvenir amer de cet affront… Qui était le commandant en charge de vous intercepter ?
— Calloway, répondit Andy en grinçant des dents.
— Ah oui, c’est vrai, je crois qu’il est devenu amiral, depuis, répondit Gruh. Il doit certainement vous tenir rancœur de cette mésaventure.
Surcouf se saisit de la perche tendue par son interlocuteur.
— Justement, c’est pour cette raison que nous sommes venus vous trouver. Je suis en mission pour feu le Roi Louis...
— Le Roi Louis est mort ?
— Oui, il y a quelques semaines. Les rumeurs parlent de syphilis mais à mon avis, Elizabeth n’est pas étrangère à ce décès. Cependant, avant de mourir, Louis m’a chargé d’une mission de la plus haute importance. Il en va de la survie du trône de France, et de l’équilibre des monarchies européennes.
— Oh, vous savez, moi, les intrigues politiques ne m’intéressent guère, répondit le Hollandais, et je suis venu ici avec Taiko pour me retirer du monde, et particulièrement du monde civilisé.
— Laissez-moi finir, reprit le corsaire, et vous déciderez ensuite. Nous sommes à la recherche d’un trésor, et Calloway est à notre poursuite. Depuis Le Cap, il ne cesse de nous harceler, il semble connaître notre route mieux que nous-même et nous n’arrivons pas à nous en débarrasser. Certes, jusqu’à présent, nous lui avons toujours échappé, mais je doute que nous nous en tirerons à bon compte lors de notre prochaine rencontre. Nous devons nous rendre à Trois-Rivières, et au plus vite. Si nous rebroussons chemin par le cap de Bonne Espérance, il y a fort à parier que Calloway nous y attende de pied ferme. Si nous passons par le cap Horn, outre les dangers d’une telle expédition, il nous faudrait plus de 3 mois. Nous avons donc imaginé passer par le détroit de Béring, et c’est la raison pour laquelle nous sommes ici.
— Le détroit de Béring ? interrogea Gruh. Mais vous êtes fous !
— Vous êtes le seul à l’avoir traversé, répondit Oscar.
— C’est juste, mais à bord d’un canoë bien plus léger et maniable que votre navire. Taiko pouvait le tirer si nécessaire lorsque les glaces se refermaient sur nous. Quel genre de navire avez-vous.
— Le Renard est un cotre pêcheur que nous avons… amélioré, répondit Tag. Mon frère et moi sommes issus de la confrérie des Ingénieurs, et vous devriez voir ce que nous avons fait au Renard et au Nautilus !
— Le Nautilus ? interrogea l’aventurier hollandais.
— C’est un petit submersible inventé par Tuba et que nous avons recouvert de peau de phoque pour une meilleure étanchéité et pénétration dans l’eau.
Il sembla intéressé par cet étrange embarcation.
— Et c’est sans compter Wardin, renchérit Oscar. Il a dressé un gorfou pour tirer des charges explosives sur nos ennemis, et trois oies voyageuses qui transmettent notre courrier à Zélia, où qu’elle se trouve…
— Qui est Zélia, demanda-t-il.
Oscar se rendit compte qu’il avait été un peu trop imprudent et recula d’un pas en baissant la tête sous le regard noir de Surcouf.
— Peu importe, coupa Wardin. Gruh, vous avez été un modèle pour moi. Les caravaniers des routes de la soie sont de fervents admirateurs de vos aventures, et les contes et légendes d’Emile Gruh ont bercé mon enfance. C’est un peu grâce à vous que j’ai silloné l’Europe et l’Asie Occidentale à la recherche du frisson de l’inconnu que vos histoires m’ont transmises. Et Balaïkhan est devenu mon Taiko à moi.
— Balaïkhan ?
Comme répondant à l’appel de son nom, l’aigle Royal qui tournoiyait au-dessus d’eux depuis un bon quart d’heure fondit en piqué et se posa sur le pourpoint de cuir du Danois, Cebus juché sur son dos.
— Cebus, malheureux, que fais-tu, gronda Oscar, je t’avais interdit de remonter sur Balaïkhan.
Amusé par cette situation, Émile Gruh ne put réprimer un sourire enfantin, et il concéda que cette compagnie des plus hétéroclites l’intéressait de plus en plus.
— Je ne vous garantis pas de mon aide, mais je veux bien vous accompagner et découvrir ce Renard et de Nautilus dont vous me faites les louages. Si j’estime que vous avez une chance de traverser le Béring, il nous faudra nous mettre en route sans plus attendre, car l’été avance rapidement, et il vous faut absolument arriver au Saint-Laurent avant la fin août au risque de vous retrouver piégé dans les glaces et de voir votre cotre écrasé par la force de la banquise.
Le lendemain, en fin d’après-midi, Mériadec annonça l’arrivée de Gruh depuis la vergue du hunier. Sous les ordres d’Alizée, les anciens gabiers de l’Hermione vérifiaient les voiles, les vergues et les cordages en vue d’appareiller au plus tôt. Surcouf avait ordonné à Rasteau de se rendre au village le plus proche pour faire le plein de provisions, et le cuisinier était revenue avec dix poules, deux agneaux, une laie bien grasse accompagnée de douze porcinets tout roses qui leur feraient assurément de délicieux repas. Les tonneaux furent remplis de riz, d’orge, de salaisons et d’eau, ainsi qu’un petit tonneau de saké, pour maintenir le moral de l’équipage. Mais tout cela leur permettrai difficilement de tenir les six à sept semaine de voyage qu’ils s’apprêtaient à affronter, sans la moindre chance de trouver une village où se ravitailler.
Gruh passa en revue le pont, la coque et la cale du Renard, examinant chaque planche de bois comme s’il en allait de sa survie même. Il revint vers le corsaire et lui fit le bilan de son inspection. Surcouf convoqua Tag Heuer Phaïstos, Tuba et Xao, les plus à même de répondre aux remarques de leur hôte.
Il faut renforcer la coque sans alourdir le navire. Le calfatage est bon et le bois solide, on sent que les étraves ont été taillées dans des billes dont les veines épousent la courbure de la coque, mais vous n’imaginez pas à quel point la glace qui se referme sur un navire lui imprime une force monumentale. L’eau, qui se dilate en gelant prends toute la place disponible et écrase tout sur son passage. Cependant, un cerclage de fer devrait nous permettre de maintenir le tout en place. De même, la proue est trop fragile, et se brisera contre le plus petit des icebergs, et je vous promets que sans une protection adéquate, nous n’irons pas bien plus loin que le Kamchatka. Même mon canoë, aussi léger soit-il, fut pourfendu à trois reprises par l’éperon aussi invisible que mortel de ces Nautilus de glace.
— Renforcer le navire, sans pour autant l’alourdir, répéta Tag.
— Tout en ayant assez de réserves de nourriture pour six semaines, ajouta Heuer. Cela me semble tout bonnement impossible.
— Dans ce cas, je me trouve au regret de devoir refuser votre proposition. Car cette dernière est vouée à l’échec.
— Nous allons trouver une solution, tempéra Surcouf. Nous avons des munitions, et le fer des boulets peut être coulé pour en faire les renforts nécessaire.
Phaïstos griffonna sur un morceau de parchemin que Xao lut à voix haute.
— Il dit qu’il nous faudra un four très performant pour couler les boulets et les refondre à notre guise. Le four de Rasteau est bien trop petit. Il peut le fabriquer, mais il lui faut des pierres et du bois de pin. Beaucoup de bois.
— Je peux vous conduire à un endroit où nous pourront trouver tout cela sans difficultés. Et de la nourriture en abondance, conclut Gruh. Ne perdons pas une minute et mettons-nous en route, car l’hiver ne tardera pas à lancer à nos trousses ses brises glacées.
[1] Ancien nom de Djakarta, capitale de l’actuelle Indonésie
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