Chapitre 18 : Le petit Poucet
La chance qui avait souri à Zélia et ses compagnons pendant la fuite sur le Nil semblait enfin tourner. Si Van Verhagen était revenu dans le ville plus de trois semaines après le départ des pirates, ils trouvèrent immédiatement le caravansérail qui avait accueilli les fuyards.
De Bruyn traina devant son capitaine le vendeur de chameaux et le guide qui les avait conduits jusqu’à la mer rouge et deux nouveaux diamants tintèrent dans le coffre de Nuremberg.
— Faites abattre les bêtes qui ont porté ces traîtres, ordonna Vaast.
— Ne pensez-vous pas qu’il vaut mieux qu’elles nous transportent tout d’abord avant de les abattre ? suggéra De Bruyn.
— Je pense qu’il a raison, mon capitaine, ajouta Annika allongée sur la peau de panthère à côté de son maître.
Il tira sur la chaîne que la jeune femme portant autour du cou, l’obligeant à se coller au corps suant du hollandais et lui susurra à l’oreille.
— Ma chérie, tu discutes mes ordres ? Il l’embrassa voracement. Tu sais bien que tu n’en as pas le droit… Bien, nous ne sacrifierons que ton chameau, tu marcheras enchaînée au mien. Et puis, De Bruyn aussi, vous irez à pied. Cela vous apprendra à donner votre avis sur mes décisions.
Le second ouvrit la bouche pour objecter, puis se ravisa, jugeant plus prudent de ne pas aller à l’encontre du cruel capitaine.
La caravane se mit en route sous un soleil cuisant. De Bruyn peinait à avancer dans le sable et tomba à plusieurs reprises à genoux, sous les moqueries hilares de Van Verhagen. Mais au moins, il était suffisamment habillé et avait les mains libres, comparé à la pauvre Annika qui foulait pieds nus le sable brulant. Quand la dune laissait place à désert de roches, elle avança encore plus péniblement sur les éperons saillants qui blessaient ses plantes de pied. Vaast avait décidé qu’ils feraient le trajet en deux jours, au lieu de trois, et la nuit était bien avancé lorsqu’ils décidèrent de monter le campement pour la nuit.
Une fois le capitaine endormi, De Bruyn entra dans sa tente et appela Annika. La jeune femme lui répondit d’un murmure presque inaudible. Il la conduisit chancelante jusqu’à la tente du médecin.
— Docteur, soignez ses blessures, la pauvre enfant a encore dû subir les humeurs du capitaine.
— Quel barbare, maugrée le médecin. Viens ici, je vais prendre soin de tes brulures.
Il applique un onguent sur les épaules et le dos de la jeune femme. Elle gémit chaque fois que sa peau est ne serait-ce que frôlée alors que des cloques font leur apparition sur ses épaules.
— Il faut le raisonner, il va finir par la tuer.
— Raisonner Vaast ? réponds De Bruyn. Autant pisser dans un violon. Non le mieux serait de faire disparaitre la jeune fille.
— Nous sommes en plein désert, la faire disparaître, c’est signer son arrêt de mort.
— Vous avez raison. Essayons de la protéger en attendant le moment propice.
Annika réponds d’une voix faible, soulagée de savoir qu’elle a deux anges gardiens.
Le lendemain, pressé d’arriver à la mer avant la tombée de la nuit, le capitaine consentit à laisser Annika et De Bruyn monter sur un chameau. Le second maintient la jeune fille, faible et tremblante entre ses bras, pour lui éviter de tomber. Vaast ignora complètement la scène, obnubilé à l’idée de retrouver ses diamants. Ils aperçurent Port Safaga alors que le soleil disparaissait dans leur dos. Vaast ordonna à ses soldats de fouiller les maisons à la recherche des fuyard. Ces derniers forcèrent l’entrée des habitations, interrogeant les habitants dont la plupart ne parlaient que le dialecte local. Lorsque De Bruyn leur montra un diamants, tous les témoignages pointèrent vers la maison du pêcheur de perles qui avait fait traverser Zélia et ses compagnons. Le pêcheur fut trainé sur la place du village devant le capitaine hollandais tandis qu’une foule de badauds s’amassait autour d’eux. De Bruyn lui tendit un nouveau diamant.
— Bien. Un diamant de plus à ajouter à ma collection. Il se tourna vers le pêcheur. Dis-moi où tu as conduit ces voleurs ?
Le pêcheur ne répondit pas, outré qu’on l’ai dépossédé de son diamant.
— Tu veux rester muet ? bien, que l’on fasse venir sa fille et son fils.
Les deux prisonniers furent conduits devant Vaast et trainés à genoux dans la poussière sableuse. Il s’approcha du jeune garçon qui ne devait pas avoir plus de dix ans.
— Ton père à perdu sa langue ? Et bien tel père tel fils.
En un éclair, il sortir de sa poche un couteau et trancha net la langue du pauvre garçon. Il jeta le muscle sanglant aux pieds de son père, pétrifié.
— Tu veux que j’offre le même cadeau à ta femme ?
Alors que le médecin hollandais se précipitait vers le jeune homme pour cautériser la plaie et arrêter l’hémorragie, le pêcheur s’agita soudain.
— Non, stop. Eilat. Eilat.
Le capitaine se retourna, un sourire radieux étirant son visage maléfique, souligné par les multiples cicatrices qui barraient sa face.
— Bien. De Bruyn, mettez le feu au Sambouk de cet homme, et réquisitionnez les embarcations des autres pêcheurs. Quant à sa femme, offrez-là aux soldats, qu’ils se défoulent avant la traversée. Nous appareillons dans une heure.
Le capitaine disparut, entrainant Annika dans une des maisons vides. Le second demanda à ses hommes de réquisitionner les navires du port et de se préparer à appareiller, omettant volontairement la requête impliquant la femme du pauvre pêcheur. Assisté du médecin, il accompagna ces derniers jusqu’à chez eux, le praticien prodiguant ses derniers soins au garçon mutilé. Avant de les quitter, le malheureux De Bruyn, atterré, sortit de sa bourse trois ducats d’or et les tendit au pêcheur, un bien maigre paiement pour sa peine.
Par une nuit sans lune, la demi-douzaine d’embarcations s’élança sur les flots, silencieuse, accompagnée par le clapot des vagues sur les coques des fragiles Sambouks, poussées par un vent chaud venant de l’Ouest.
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— Monsieur le comte, la fièvre ne présage rien de bon, trancha la sage-femme. Elle pourrait perdre l’enfant.
Depuis trois semaines, la pluie ne cessait de tomber sur Londres, et Caterina avait attrapé un mauvais rhume.
Satané crachin, pesta Essex. Voilà pourquoi je déteste cette ville. Un tel temps, en plein mois de juin. Ma pauvre Caterina. Pourvu qu’elle et l’enfant s’en sortent vivant.
Quelques semaines plus tôt, la jeune italienne avait accueilli avec joie les falaises blanches de Douvres que John Hardy avec quitté quelques mois plus tôt à bord du Contrivance en compagnie de la reine Elizabeth, et c’est une pointe de nostalgie au cœur qu’il avait posé le pied sur le quai, foulant de nouveau le sol de son pays natal. Depuis, les nuages avaient refusé de quitter le ciel de la capitale du royaume.
John Hardy repensa à toutes les aventures qu’ils avaient vécu, Tom et lui, à travers l’Europe et eut une pensée pour sa femme, attendant à la fenêtre du manoir de Cassiobury le retour de son mari. Il se demanda s’il devait lui rendre visite, ou ne serait-ce que lui écrire, pour demander le divorce, car il était bien décidé à faire de Caterina sa femme et de leur enfant l’héritier du comté. Cependant, il savait que la tâche serait ardue, et qu’il lui faudrait convaincre ses vassaux, que sa femme dirigeait seule et probablement brillamment depuis un an.
Chassant ces pensées, il embrassa son amante sur le front, enfila son pardessus et sortit sous la pluie battante. Il héla un coche, lui demandant de le conduire à la Tour de Londres. Comme tous les matins depuis son retour au pays, il rendit une visite matinale à Éléonore.
Le coche s’arrêta devant la tour, lugubre, qui abritait en son sein les ennemis du Royaume d’Angleterre. Essex descendit par le même escalier en colimaçon qui avait vu Calloway descendre dans les profondeurs de la prison à la recherche d’Oxford, le traitre qui avait fait évader Éléonore. Et ironie du sort, la courtisane se trouvait désormais dans la cellule qui avait maintenu captif son bienfaiteur. La clef du geôlier tourna dans la serrure, et la grille s’ouvrit. Le comte s’approcha de la prisonnière et lui tendit son repas, un ragoût de mouton accompagné de haricots. Il avait insisté pour qu’elle soit nourrie correctement, qu’elle ait des draps changés régulièrement, un cabinet de toilettes et un pot de chambre. Mais il ne pouvait rien faire contre l’humidité de la pièce située sous la Tamise. Comme tous les jours, il lui posa les mêmes questions.
— Où se trouve Surcouf, et que cherche-t-il ? Pourquoi votre enfant, Oscar, est avec lui ?
Comme tous les jours, elle resta muette à ses questions. Il sortir la lettre du corsaire et la relut à voix haute :
— Votre enfant a grandi, il est curieux de tout, d’un futur gentilhomme il a tous les atouts. Il navigue et commande avec autorité et noue avec chacun des liens d’amitié. Il en fait l’aveu dans sa lettre, rien ne sert de rester muette.
— Vous perdez votre temps, répondit-elle.
— Nous naviguons dès lors vers le prochain comptoir qui renferme une pièce et apporte l’espoir. Ne soyez pas stupide, et dites-moi ce que cela veut dire. Quelles sont ces pièces et de quel espoir parle-t-il dans sa lettre ?
Elle resta muette à ses suppliques.
— Le reste n’a que peu d’importante.
Il replia la lettre lorsqu’elle l’interrompit.
— Arrêtez !
— Quoi ?
— S’il vous plait, lisez-moi la suite. Encore une fois.
— La suite ? Bon, si vous le souhaitez. De vous revoir bientôt, ma tendre, mon aimée une fois cette expédition terminée. Et nous pourrions alors….Vivre de passion dans un bonheur frivole, être heureux simplement isolés sur l’atoll qui aurait émergé juste pour héberger le fruit de notre amour, jalousement gardé. Pardonnez-moi, amour ces rimes maladroites, ma prose est indécise et mes rimes spartiates ; je m’exprime bien mal à la plume, en verset et m’escrime bien mieux dans la brume, à l’épée. Écrivez-moi bien vite, je veux avoir de vous des nouvelles bénies je me languis de tout : de votre doux visage à l’unique tendresse, de vos yeux, de vos mains, vos baisers, vos caresses…
Une larme coula sur la joue d’Éléonore alors qu’elle entendait ces vers pour la ènième fois. Elle les connaissait par cœur, mais chaque jour, dans la bouche du comte, ils avaient à son goût une saveur nouvelle, ravivant le souvenir de son amant parti il y a trop longtemps.
Essex accédait à la demande de sa prisonnière avec bienveillance, persuadé qu’à force de satisfaire ses souhaits, il finirait par gagner sa confiance et par obtenir les informations qu’il souhaitait. Une nouvelle fois, il lui demanda si elle souhaitait répondre à la lettre de Surcouf, et une nouvelle fois, elle refusa. Pas une fois, il n’avait utilisé la menace, la violence ou la contrainte pour tenter de parvenir à ses fins, estimant que, connaissant les épreuves qu’avaient connues l’ancienne courtisane, ces moyens ne serviraient à rien d’autre qu’à renforcer sa détermination à protéger son secret.
Il sortit donc de la pièce et demanda au geôlier de refermer la cellule. Il remonta vers la surface, se rappelant que pas une fois, il n’avait envoyé de lettre à son épouse pour la tenir informée de l’avancée de son enquête. Alors que les parois de pierre lui renvoyaient l’écho du bruit de ses pas, il fut foudroyé par un éclair de lucidité. Les lettre de Surcouf, la jeune femme devait bien les avoir conservées quelque part. Électrisé par cette idée, il pressa le cocher, et le chemin jusqu’à sa maison dans la banlieue bourgeoise de Londres lui parut durer une éternité.
Arrivé à destination, il lança au conducteur une pièce d’une valeur bien trop importante pour la durée de la course, et monta quatre à quatre les marches qui conduisaient au grenier. Là, dans un coin, il trouva les deux grosses malles qui renfermaient les affaires d’Éléonore. Il sortit précipitamment les nombreuses robes qui constituaient la garde-robe de sa prisonnière, et qu’elle avait pour la plupart, confectionnées elle-même. Il lui en avait laissé trois, et lui proposait régulièrement de changer ses tenues pour les faire nettoyer mais elle avait toujours refusé, comme chacun des services qu’il lui avait proposés. Venaient ensuite une partie de son nécessaire de toilettes et ses bijoux. Au fond de la deuxième caisse, dans un petit coffre de bois, il trouva les lettres de Surcouf. Il les prit d’une main fébrile, et redescendit dans son bureau, embrasa la flamme d’une chandelle, et commença frénétiquement sa lecture.
« … du fort… belle Charente… Oscar et Mircea… Retourné à Versailles… rendre compte de ma mission au Roy… Louis… » Il marqua une pause, Surcouf se laissant aller à une nouvelle envolée lyrique pour déclarer sa flamme. Quelques lignes plus bas, il retrouva un message intéressant : « car je n’ai toujours pas la moindre idée de la signification du message de la carte, et que les mots apportés par la prieure ne sont pas plus sonnants aux oreilles de Louis qu’aux miennes… nous devrions mettre trois semaines à traverser, avant d’arriver à Tortuga, où j’ai prévu de constituer mon équipage. »
— Voilà un message fort intéressant, murmura Essex, mais cela ne me donne pas plus d’information que ce que je sais déjà sur Surcouf ni sur sa mission. Qu’est-ce donc que cette carte dont il parle ? et cette phase de la prieure ?
Un instant, il songea retourner à Chalais interroger la sœur, puis il se ravisa, se disant qu’Éléonore sera peut-être réceptive à ces éléments nouveaux. Il lut la seconde lettre
« contrées proches du pôle Sud… La pleine lune nous a enfin révélé les derniers secrets de la carte des Bénédictines… Je suis inquiet pour Oscar… Si mes hommes venaient à apprendre ce qu’il représente, pour l’Anglais, je crains que la fidélité que j’ai acquise des pirates qui forment mon équipage ne soit encore assez solide.. »
— C’est donc bien cet Oscar que Calloway recherche, et qui est aux côtés du corsaire, s’exclama Hardy.
« nous mettrons le cap sur les monastères qui renferment des pièces du trésor des bénédictines… »
— Haha ! voilà qui va intéresser Elizabeth ! voyons la suite… mmm… encore une déclaration d’amour… Non rien de bien plus intéressant. Donc, si je comprends bien, Surcouf est sur la piste du trésor des Bénédictines, mais ça, je crois que la Reine le sait déjà, puisqu’elle a deviné que j’avais trouvé Éléonore dans un monastère bénédictin. Elle sait aussi qu’Oscar est le fils d’Éléonore. Pour ce qui est du fait de localiser Surcouf, ces lettres ne me sont pas d’une grande utilité, mais si seulement j’arrivais à la convaincre d’écrire à Surcouf, peut-être sa réponse me donnera-t-elle une information utile.
Le lendemain, à la même heure, il retourna à la prison. Encore une fois, il lui posa les mêmes questions, insistant sur les informations qu’il venait de récupérer des lettres de Surcouf. Une nouvelle fois, la prisonnière resta de marbre. Il lui relut les vers de la dernière lettre de Surcouf et lui demanda à nouveau si elle voulait répondre à son amant. Se sentant à la fois déçu, consterné et impuissant, il ordonna au geôlier de refermer une nouvelle fois la grille grinçante de la cellule lorsque la voix cristalline d’Éléonore résonna contre les parois de pierre de son cachot.
— John Hardy ? attendez.
— Oui ?
— Je… je veux bien répondre à la lettre de Surcouf.
— Vraiment ?
— Je… oui, j’ai peur que, n’ayant plus de nouvelles de ma part, il soit pris d’une folie qui ne le pousse à abandonner sa mission pour tenter de me retrouver.
Une bouffée de satisfaction monta des entrailles d’Essex. Il conduisit sa captive dans la petite pièce attenante à la cellule, où se trouvait une chandelle, un bureau, une chaise, et un encrier. Éléonore passa devant lui, se déplaçant avec une grâce que seules les reines ou les duchesses arborent, sa robe à volants blanche ondulant à chacun de ses pas. Il se demanda comment parvenait-elle à maintenir sa tenue dans cette état, dans cette geôle humide et froide, car même les manches en dentelle fines étaient impeccables. Elle s’asseya sur la chaise, pénétrant du regard le compte, avec ses sublimes yeux verts en amande. Troublé, il lui tendit un parchemin vierge, parvenant tout de même à articuler ses consignes.
— Vous pouvez lui écrire ce que vous voulez, tant que vous ne mentionnez ni votre captivité, ni ce que nous avons appris sur Surcouf, sur Oscar, ni sur la mission qui lui incombe. C’est d’accord.
Sans un mot, elle acquiesça d’un battement de paupière, trempa la plume dans l’encre noire et commença à gratter le parchemin. Debout à côté d’elle, Essex l’observait, s’assurant qu’elle n’ajoutait pas à la lettre de message codé, ou n’écrivait avec un encre invisible qu’elle aurait dissimulé d’une manière ou d’une autre à ses ravisseurs.
— Voilà, j’ai terminé, dit-elle en lui tendant le parchemin.
Nadine, l’une des plus vieilles sœurs du couvent, est décédée hier. En revenant de la messe. Monsieur le médecin a dit que c’est probablement son cœur qui a lâché. Enfin, tout cela pour vous dire que le monastère est en deuil et que votre présence me manque horriblement. Rien que de penser à vous me rend nostalgique et me fait me languir du jour où vous me rejoindrez. Étant donné que votre mission avance bien, j’espère que sera dans un futur prochain. Parce que les journées sont longues ici, et j’ai beau broder, me promener ou écrire, je m’ennuie quelque peu en compagnie des sœurs. Oh, je ne suis pas à plaindre et je sais que je suis en sécurité, mais l’idée de vous savoir vivre toutes ses aventures, braver tous ces dangers me rends quelque peu… jalouse ? Ne croyez pas que je veuille rendre mon quotidien plus risqué, mais lorsque vous m’écrivez, je me rappelle que mon enfant est si loin, à vos côtés. D’ailleurs, comment va-t-il ? Est-il toujours aussi avide d’apprendre ? Zéphyr, Alizées, Mistral, bâbord, tribord, vergue, misaine, poupe, affaler, virer et tous ces autres mots de marine que vous lui avez enseignés, les connait-il ? Par cœur ? Allez, mon bon amant, sachez comment je vous suis reconnaissante. Si seulement j’avais pu vous accompagner… Les journées me sembleraient moins longues. Avec le temps, je regrette ma décision de rester à Chalais. Ressasser le passé ne changera pas l’avenir, et je vous ennuie avec mes élucubrations, amour.
Enfin, le printemps a laissé place à l’été et les pâquerettes ont envahi les champs où les moutons paissent à nouveau paisiblement. Ici, les jours s’allongent et je prolonge mes balades, m’aventurant dans la montagne où vous aviez nagé, il y a maintenant presqu’une année. Nous y étions montés pour la Saint-Jean, accompagnés des sœurs, de Wardin, et des fidèles. Et c’est ce jour-là que j’ai su qu’il me fallait vous confier mon enfant à peine retrouvé. Mais maintenant, cela fait un an que vous êtes partis, et je regrette ma décision. Amour, quelle mère suis-je pour avoir abandonné mon enfant deux fois ? Retrouver Oscar, après toutes ces années, avait empli mon cœur de joie. Et de le voir partir, sur la route, à vos côtés me déchira le cœur une seconde fois.
Trop souvent j’ai fui, et je me suis cachée. Redoutant mes parents, le Roi, la Reine, et tous ses sbires qui m’ont longtemps traquée. Où que j’aille on épie, mes gestes et mes faits. Un jour enfin, amour, pourrais-je avoir la paix ? Venise, Vienne ou Versailles, ces villes m’ont usée. Éblouie par l’amour, j’avançais aveuglée. Et je suis désormais, veuve, triste, éplorée. Je vous peins, mon amour, un bien triste tableau de mon quotidien. Et vous avez raison. Seule moi peut changer le cours de mon ruisseau. Un jour nous serons seuls, et dans notre maison. Serrés l’un contre l’autre au feu de cheminée. Ah mon amour j’ai hâte d’enfin vous retrouver. Lovés dans vos bras forts je me sentirai vôtre, bercé par vos « je t’aime » faisant de l’amour nôtre. Oubliés les remords, oubliés les soucis. Nous deux, rien que nous deux, tous les jours de la vie. Dites, vous me raconterez encore tous vous exploits ? Récits d’aventures que je coucherai sur le papier, écrivant vos mémoires, construisant votre légende. Et je vous jure, amour, que lorsque vous me rejoindrez, jamais plus je ne vous laisserai me quitter d’un pouce.
Soyez prudent, amour, et revenez moi vite.
Éléonore
John Hardy relut attentivement la lettre, essayant de trouver un moyen qu’aurait cherché la courtisane pour alerter Surcouf. Il pesa chaque mot, chaque phrase, avant de déclarer :
— Là. Vous parlez de Chalais, or, je suppose que Surcouf vous a interdit de révéler le lieu où vous vous cachez, lui-même ne vous disant pas où il se trouve. Si vous lui dites cela, il se doutera que quelque chose ne va pas, réécrivez la lettre, et retirez cet indice.
Elle raya le mot Chalais et ajouta « ici » dans l’interligne.
— Non, c’est encore trop visible. Recommencez. Réécrivez la lettre depuis le début.
Éléonore s’exécuta, s’appliquant à chaque mot, chaque lettre, et recopiant mot à mot son message, sans mentionner le lieu où elle est toujours censée se trouver.
— Satisfait ?
Il prit la lettre, la relut une dernière fois et la replia.
— Merci. J’espère que votre amant sera aussi distrait que vous, lorsqu’il vous répondra, et qu’il nous dévoilera quelque indice sur sa destination. Il en va de la santé de votre enfant.
Elle se renferma dans son mutisme habituel, regagnant seule sa cellule.
De retour chez lui, Essex se mit au travail. Il s’installa à son bureau prit sa plume, et écrivit. Des lignes et des lignes, pendant des heures. Le soir même, alors qu’il n’avait pas mangé depuis des heures, la frêle silhouette de Caterina parut sur le pas de la porte. Elle vacillait encore, mais parvenait à se tenir debout.
— Que fais-tu, mon amour ? interrogea-t-elle.
— Ah tu es réveillée ? Tu te sens mieux ?
— Je crois que la fièvre est tombée. Je suis encore un peu faible, mais je peux tenir debout.
— Oh mon amour, si tu savais comme je suis soulagé admit-il. Pendant un instant, j’ai cru vous perdre tous les deux.
— Il faudra plus qu’un peu de pluie pour venir à bout d’une florentine, ironisa-t-elle. Alors, dis-moi ce que tu fais.
Il lui montra la lettre d’Éléonore, ainsi que son propre parchemin.
— J’ai réussi à lui faire répondre à Surcouf. Je m’applique maintenant à imiter son écriture pour rajouter une phrase lui demandant où il se trouve. Qu’en penses tu ?
Elle compara les parchemins, attentive aux moindres détails.
— C’est bien, c’est très bien, même, mais regardes, ses « a » sont plus arrondis que les tiens, et les boucles de ses « f » un peu plus penchés.
— Tu as raison, je vais encore m’entraîner.
Il fallut à Essex encore trois jours d’entrainement avant de se lancer dans la falsification du message. Il n’y changea pas un mot, pas une lettre, mais ajouta simplement une phrase.
Mon amour, où en êtes-vous de votre quête, et quand vous reverrai-je ?
Cette phrase, sans être trop directe, laissait planer la demande d’une réponse de la part du corsaire, et John Hardy était persuadé que la longue plainte d’Éléonore émouvrait suffisamment Surcouf pour lui donner un indice rassurant quant à l’avancée de sa mission. Il attacha le message à la patte de la colombe, se posta à sa fenêtre, et libéra l’oiseau qui s’envola dans le ciel de Londres redevenu clément. Caterina ayant repris des forces, il prépara ses affaires et descendit voir sa femme.
— Ma chère, ma chérie. Je dois partir pour quelques jours, voir quelques semaines. Je te demande, en mon absence, de prendre soin d’Eléonore, rends lui visite régulièrement, chaque jour s’il le faut, et assure-toi de sa santé et de son bien-être. Et si une réponse de Surcouf venait à elle. Intercepte-la et fais la moi parvenir au plus vite. C’est d’accord ?
— Bien sur mon amour, mais où dois-tu aller ?
— A Cassiobury. J’ai un divorce à demander et un comté à réclamer.
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— Capitaine, des nouvelles du Fancy !
Le soldat désigné colombophile de l’équipage accouru auprès de Van Verhagen. Ils avaient accosté au port d’Eilat une heure avant l’aube, et De Bruyn dirigeait déjà les investigations, à la recherche de nouvelles des pirates.
Le capitaine prit le papier accroché à la patte du pigeon et le déroula.
Bien. Pensa-t-il. Selon les informations de mon quartier-maître, ces quatre pirates proviennent tous de l’Île de la Tortue, et ont, chacun à leur manière, déjà fait parler d’eux. Mais le plus intéressant, c’est que cette Zélia ait abandonné le capitanat de la Belle-de-Nuit pour s’embarquer avec un certain Surcouf dans une expédition fantasque. Je me demande ce qui a bien pu conduire cette garçe et ses compagnons sur le Nil. Je ferais mieux d’en apprendre davantage sur ce que mijote cet ancien corsaire.
Il interpella le soldat.
— Renvoyez ce message au Fancy. Qu’ils contactent l’ambassadeur à Paris et que ce dernier en apprenne davantage sur ce Surcouf. J’ai souvenir que c’est un ancien proche du roi Louis. Son entreprise ne me dit rien qui vaille…
Le soldat salua son capitaine et disparu pour exécuter son ordre.
Une troupe aussi hétéroclite ne passant pas facilement inaperçu, De Bruyn n’eut aucun mal à retrouver le marchand auquel Zélia avait acheté les six dromadaires. Lorsqu’il lui demanda dans quelle direction la pirate à chevelure de feu était partie, celui-ci lui expliqua qu’ils avaient suivi une caravane en direction de Petra, avant de se rappeler que la jeune femme lui avait demandé de les conduire à Jérusalem. Fort de cette information crucial, De Bruyn s’empressa de prendre congé du marchand pour annoncer la bonne nouvelle à son capitaine. S’ils coupaient directement le désert en direction de la ville sainte, ils rattraperaient encore quelques précieuses journées de retard sur les fuyard. Avant de partir, il ordonna au marchand de lui rendre les diamants, mais celui-ci avait été payé en argent et non en diamants. Il fallut donc au second et à ses hommes écumer tous les bureaux de change de la ville pour remettre la main sur les deux diamants manquants.
— Mon cher De Bruyn, s’exclama Van Verhagen ravi de ces nouvelles, je retrouve là l’homme éveillé et sagace que j’ai engagé comme second. Je devrais te faire marcher dans le désert plus souvent, je vois que cela te remet les idées en place. A ce propos, as-tu déjà entendu parler de Surcouf ?
— Surcouf ? Oui, mon capitaine, pourquoi me demandez-vous cela ?
— Comme ça. Que sais-tu sur lui ?
— Pas grand-chose, sinon que c’est un brillant capitaine, aimé et respecté de ses hommes, enfin, jusqu’il y a peu. Je crois qu’il y a quelques mois, il a été trahi par son second, un certain Bonpied, qui après une mutinerie, l’a dépossédé de sa Recouvrance. Mais bon, ce ne sont que des histoires de chasse, que les marins racontent dans les bars, bien souvent ivres, je ne suis pas certain de la véracité de cette information.
— Intéressant… et avant cela ?
— Et bien, il est connu pour la bataille de Batabano, et l’amiral Calloway lui voue une haine mortelle. Je crois que l’Anglais n’a jamais digéré cette humiliation. Il était très proche du défunt roi Louis, je crois qu’ils étaient à l’académie navale ensemble.
— Bien. Merci pour ces informations. Maintenant, tâche de nous trouver un guide et un moyen de transport jusqu’à Jérusalem, nous n’avons pas une minute à perdre si nous souhaitons les rattraper.
De mon côté, je vais écrire à ce cher Calloway. Il saura assurément m’informer des manigances de ce Surcouf et de son équipage…

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