Chapitre 19 : En route vers le Pays Berbère
— Non, merci. Bon courage dans vos recherches.
C’était le troisième navire qui refusait de les conduire à Constantine. Zélia remonta sur son chameau, la mine défaite, et se dirigea vers le nord de la ville portuaire. Les rues et les maisons portaient encore les stigmates du saccage de la ville par les mamelouks, dix ans auparavant, et les ouvriers s’activaient sous un soleil de plomb à ériger des remparts autour de la cité. Elle entra dans l’hôtellerie tenue par des moines Franciscains où ils avaient décidé de séjourner en attendant de trouver un navire pour les côtes berbères. L’auberge grouillait de pèlerins venus en terre Sainte, et qui transitaient par Jaffa en vue de traverser la Méditerranée. Zélia avait fini par comprendre que la petite compagnie de pirates se remarquait bien moins dans un lieu bondé qu’à l’écart de la ville, où tant Adherbal, qu’elle ou Azimut, dénotaient franchement du reste de la population locale.
Elle les réunit donc tous les six pour leur faire part de l’échec de ses tentatives pour leur trouver un moyen de traverser la méditerranée.
— Peut-être devrions-nous longer la côte ? proposa Abu.
— Et traverser l’Égypte, La Lybie et la Tunisie ? cela nous prendrait des mois, objecta Zélia.
— Alors, volons un navire, suggéra Dents-Longues.
— Nous avons déjà les Français, les Anglais, et ce maudit Hollandais à nos trousses, répondit Nid-de-Pie. Il serait mal avisé de nous mettre à dos tous les armateurs et navires de ce port.
— Continuons de chercher un bateau. Nous finirons bien par trouver, dit Dents-Longues.
— Mais, peut-être est-ce parce que tu es une femme, questionna Azimut.
— Comment ça ? répondit-elle.
— Eh bien, les femmes pirates, ça ne court par les rues, surtout dans ces contrées. Rousse et blanche, a fortiori. Peut-être les hollandais qui nous suivent ont-ils réussi à faire passer le mot et promis une récompense pour nos têtes.
— Peut-être, concéda Zélia. Mais alors Dents longues, Nid de Pie, Adherbal et toi ne passeront pas plus inaperçus, dans ces contrées orientales.
— C’est juste, répliqua Nid-de-Pie. Peut-être faudrait-il envoyer Abu, à condition qu’il puisse masquer ses membres mutilés.
Il fut décidé que le lendemain, le voleur de Louxor irait sur les quais de Jaffa dégoter un navire pour la côte algérienne. Il mit des gants pour cacher ses moignons et se rendit dans une bijouterie échanger trois diamants contre de l’or, bien plus discret.
Le voleur approcha deux bateaux de pêche, dont les capitaines, apprenant qu’il y aurait des femmes à bord, refusèrent de les conduire. Finalement, alors qu’il errait entre les tonneaux en attente de chargement, un homme le héla, depuis le pont d’un navire au pont si vermoulu qu’il semblait dater de l’antiquité.
— Viens ici, mon garçon, lui dit-il en arabe.
Abu le suivit, intrigué.
— Alors comme ça, tu cherches un navire pour traverser la Méditerranée ? Où souhaite tu aller ?
— A Constantine, répondit le voleur.
— Constantine, hein. Eh bien, je peux t’y conduire.
— Ce… c’est vrai ? Quand partez-vous ? Et de combien de place disposez-vous ?
— Je pars quand vous voulez. Quant aux places… combien êtes-vous ?
— Six, six passagers. Mais nous pouvons aider. 4 d’entre nous sont des marins aguerris.
— Bien. Six places, vous partagerez une cabine, dans ce cas. Vous payez un tiers du trajet à l’avance. Un tiers au départ, et le dernier tiers à l’arrivée. Soyez ce soir au port à la tombée de la nuit. Nous lèverons l’ancre à l’apparition des premières étoiles. Si Yarih nous montre la voie et Baal nous épargne sa colère, nous devrions atteindre Hippone avant la nouvelle lune.
Abu paya son dû et se précipita vers l’hôtellerie des franciscains pour annoncer la nouvelle du départ à ses compagnons. Aussitôt, Zélia et Dents-Longues l’interrogèrent.
— Tu as trouvé un navire ? De quel tonnage est-il ? demanda-t-elle.
— Est-ce un brick ? une frégate ? un sloop ? un cotre ? interrogea-t-il.
Abu, décontenancé par tous ces termes techniques, bégaya :
— C’est, c’est un bateau. A un mat. Une voile carrée.
— Une voile carrée ? s’étonna Zélia.
— Mais nous allons mettre des mois pour traverser la Méditerranée, se désespéra le Longs-Couteaux. J’aurais dû aller moi-même au port.
— Tais-toi, le coupa l’Amazone. Il a réussi là où j’échoue depuis trois jours. Quel est son pavillon ?
— Son pavillon ?
— Mais ce n’est pas possible, se désespéra Dents-Longues.
— Son pavillon, son drapeau, précisa Nid-de-Pie. En soi, quelle allégeance a-t-il ?
— Je.. je ne sais pas. Il n’y avait pas de drapeau. Il ne m’a pas parlé d’allégeance.
— Quelle langue parlait-il ? demanda Zélia
— Arabe… oui, c’est bien ça, se souvint-il.
— Et jusqu’où peut-il nous emmener ?
Abu Kheldar tenta de se rappeler des mots du marchand.
— Il a dit quelque chose comme… Si Yarih nous montre la voie… Puis a parlé de… de… de la colère de Baal, puis… si je me souviens bien…il a mentionné… Hippone. Oui c’est ça, il a parlé d’atteindre Hippone avant la nouvelle lune.
— Hippone ? demanda Zélia. Es… es-tu bien sûr ?
— Il n’y a pas d’Hippone en Méditerranée, objecta Dents-Longues.
Du coin de la pièce, la voix lunaire, lente et éthérée d’Azimut s’éleva. Allongée sur un divan, elle faisait tourner entre ses doigts la broche dorée de son chapeau représentant une rose des vents.
— Un Phénicien, dit-elle.
— Un Phénicien ? répéta Dents-Longues.
— Les Phéniciens ont disparu depuis des millénaires, objecta Adherbal. C’est impossible.
— Leur empire a disparu, mais leurs routes commerciales sont encore bien présentes, et leur influence encore grande sur les peuples de Méditerranée, répondit la navigatrice. Carthage et Tyr n’ont rien perdu de leur aura dans l’imaginaire collectif. Il se raconte que des descendants des phéniciens parcourent aujourd’hui encore les routes de leurs ancêtres sur leurs bateaux millénaires.
Les cinq autre compagnons écoutaient, interdits, les mots toujours étrange de celle qui les guidait.
— Yarih, c’est la divinité correspondant à la Lune, et Baal, le Dieu de l’Orage. Quant à Hippone, cette cité a connu bien des noms : Ubon, HippoRegius, Médinet Seybouse, Bouna. Hippone est le nom que les Phéniciens lui ont donné et les rois Numides en ont fait leur résidence principale. On l’appelle aujourd’hui Madinat Al Unnab, ou encore Annaba. C’est une des ville côtière la plus proche de Constantine, nous n’aurons plus que deux jours de route. Les phéniciens sont d’excellents navigateurs, nous pouvons leur faire confiance. L’un des neuf sages de l’autel des Navigateurs est d’ascendance phénicienne. S’il dit que nous y serons avant la nouvelle lune, cela veut dire qu’ils pensent nous y conduire en moins de dix jours.
— Dix jours, sur un vieux rafiot à voile carré, c’est impossible, rejeta Dents-Longues.
— Des Phéniciens, donc… murmura Zélia. En soi, nous n’avons pas de meilleure solution, et au moins, ces marchands n’auront pas d’allégeance autre que leurs propres intérêts ce qui joue en notre faveur. Préparons-nous, nous embarquons dans quelques heures.
A la vue du navire phénicien, Dents-Longues ne put réprimer sa mauvaise humeur. Entre le bois vermoulu du pont, la voile carrée unique, et la grande rame située à la poupe bâbord et qui servait de gouvernail, il ne donnait que peu de crédit à leurs chances d’arriver vivant et paria avec Adherbal qu’ils s’échoueraient sur quelques récif avant même d’avoir entrevu les côtes chypriotes. Mais le marchand à la tête du navire semblait connaître son embarcation et son équipage aussi bien que n’importe lequel des capitaines les plus aguerris et le navire quitta le port, filant silencieusement sur l’eau. En quelques jours à peine, Ils purent apercevoir sur tribord, se dessiner la silhouette dentelée de la côte crétoise. Leur capitaine connaissait parfaitement les vents et les courants de cette mer si capricieuse, et naviguait avec une précision déconcertante, sans carte, boussole ni sextant. Azimut, concentrée, griffonnait sur ses parchemins des indications, mettant à jour ses cartes, indiquant les courants et les forces du vent qu’ils rencontraient. Le Longs-Couteaux dut se rendre à l’évidence, Abu Kheldar leur avait déniché, parmi tous les navire qui mouillaient à Jaffa, la perle rare.
Cependant, si le capitaine était avec eux d’une gentillesse et d’une prévenance rare, il n’en était pas de même de son équipage. Les marins jetaient à leurs passagers des regards de défiance, chuchotaient sur leur passage et crachaient sur le pont dans le dos de Zélia et d’Azimut. Le voleur de Louxor surpris quelques échanges en arabes qui l’inquiétèrent, ce pourquoi il réunit ses compagnons dans leur cellule au matin du quatrième jour.
— Mes amis. Je suis inquiet. J’ai surpris des bribes de conversation parmi les membres d’équipage, et cela ne présage rien de bon.
— Que veux-tu dire ? demanda Nid-de-Pie.
— Eh bien, ils ont parlé d’un Hulandi, et d’almas, c’est-à-dire d’un Hollandais et de diamants. Je crains que les rumeurs nous concernant ne voyagent beaucoup plus vite que nous.
— Tu en es sûr ? s’inquiéta Zélia. Si c’est le cas, nous devrions redoubler le prudence. Peut-être que ce maudit Hollandais a mis une prime sur nos têtes.
— J’imagine que le marchand Berbère qui nous a conduit sur le Nil a eu la langue un peu trop pendue, s’énerva Dents-Longues.
— Peut-être aussi n’a-t-il pas eu le choix, l’interrompit Adherbal. Je connais Van Verhagen. Je sais de quoi il est capable. Et le plus coriace des hommes ne tiendrais pas plus de quelques heures sous sa torture.
Le Longs-Couteaux fut obligé de concéder, à la vue des cicatrices du guerrier numide, que la cruauté de son ancien maître n’avait pas de limites.
— Dans ce cas, nous devrions rester en permanence au moins deux par deux en permanence, pendant la journée, et monter la garde à tour de rôle pendant la nuit, proposa Nid-de-Pie. Abu et Adherbal, vous formerez un coupe, Zélia et Azi..
— J’irais avec Zélia, le coupa Dents-Longues, avec ardeur.
Se rendant compte de l’étrangeté de son enthousiasme, il tenta de se justifier :
— Je… je pense qu’il est préférable que nous ne laissions pas les deux femmes de notre compagnie dans le même binôme. Les membres de l’équipage ont une attitude particulièrement acerbe à leur égard.
Zélia lui lança un regard amusé.
— Très bien Dents-Longues, sois mon rempart, mon protecteur contre ces vilains mercenaires cupides. Nid-de-Pie ira avec Azimut.
Ce dernier ne fut pas particulièrement ravi par la nouvelle, sachant qu’il serait obligé de passer ses journées à cuire sur le pont à côté de la Navigatrice, bien trop occupée à ses cartes pour lui faire la conversation et tout autant capable de disparaître à tout moment, distraite par tel oiseau dans le ciel ou tel poisson dans le sillage du navire.
En début d’après-midi, Dents-Longue suivi Zélia sur le pont. L’Amazone avait décidé d’étudier la manière dont le capitaine phénicien maniait l’étrange gouverne de son navire. Pour la première fois depuis des semaines, elle avait retiré son haouli, libérant sa chevelure rousse. La morsure du Soleil n’était pas moindre sur l’eau que dans le désert, mais elle y était bien plus habituée, et le vent sablonneux ne venait pas cingler son visage et ses yeux pâles. Zélia s’adossa contre le bastingage et fit face aux Longs-Couteaux, se tenant à une manœuvre pour éviter de passer par-dessus bord.
— J’ai parlé avec Azimut, commença-t-elle.
— Ah oui ? elle pense que nous arriverons dans combien de temps ?
— Dans 3 jours, 5 maximum, mais ce n’est pas de cela dont nous avons parlé.
— Que… que veux-tu dire, demanda Dents-Longues, surpris.
— Elle m’a parlé de votre pari. Des diamants que vous avez pariés sur celui qui arrivera à me séduire en premier.
Le rouge lui monta au joues. Il bégaya :
— Je…oui… enfin… c’était, c’était un pari stupide.
— Je te l’accorde. Mais, il y a quelque chose que je ne comprends pas.
Elle se releva et s’approcha de lui, doucement. Il peut sentir son parfum envahir ses narines. Reste concentré, ne te laisse pas déstabiliser, elle peut jouer encore un jeu pour endormir ta vigilance et sortir sa lame à tout moment et t’attaquer. Elle continua :
— Azimut a soi-disant gagné votre pari en m’embrassant à Jérusalem, mais, as-tu oublié notre duel dans la forteresse du Val Moïse ? Ou faut-il que je te rafraîchisse la mémoire.
Comme l’autre jour, elle s’avança vers lui, agrippa sa chemise d’une main et déposa un baiser à la commissure de sa lèvre.
— Cela ne te rappelle rien ?
Le corsaire se rembrunit.
— Je m’en souviens très bien. Merci. Le souvenir de cette défaite cuisante me hante encore la nuit. Tu es prête à tout pour…
— Survivre ? le coupa-t-elle.
Elle tira un peu plus sur sa chemise, ses lèvres à quelques millimètres des siennes.
— Je suis une femme, dans un milieu particulièrement machiste qu’est la piraterie. Si je n’use pas de toutes les armes qui sont à ma disposition, je suis à la merci du premier ivrogne venu.
Elle marqua une pause, guettant san réaction, avant de rajouter.
— Arrête de bouder, je suis venu pour comprendre.
— Comprendre quoi ? répondit-il, la mine grise et le regard bas.
— Pour commencer, regarde-moi dans les yeux quand je te parle. Je me demande pourquoi Dents-Longues, le célèbre Longs-Couteaux qui laisse une femme dans chaque port et est si fier de ses conquêtes, n’a-t-il pas crié sur tous les toits qu’il a réussi à me voler une baiser. Deux fois.
— Je.. Je ne… bégaya-t-il.
— Et pire encore, toi qui depuis le départ de Tortuga n’a à la bouche que le profit et l’argent, comment se fait-il que tu aies renoncé à la moitié de tes diamants alors que tu avais gagné le pari.
Il resta silencieux pendant de longues minutes… tiraillé entre son désir de confier à Zélia ce qu’il ressentait pour elle et la peur de son refus. Il s’apprêtait à se confier lorsqu’elle trancha.
— Bon, tu ne veux pas parler, très bien. Reste une tête de mule si ça te rend heureux. Mais j’ai l’impression que tout ça… tout ce que tu montres de ta personne, c’est une carapace. Je ne sais pas pour qui ou pourquoi tu as souffert dans ta vie, Dents-Longues, mais il y a d’autres personnes qui te veulent du bien. Si tu arrives à accepter l’amour et l’amitié de tes proches, tu seras bien plus heureux. Peut-être un peu plus dépendant, certes, mais heureux.
— Ça t’a plu ? grogna-t-il.
— De… de quoi tu parles ?
— Embrasser Azimut. Ça t’a plu ?
Elle le regarda pendant un long moment, essayant de comprendre ce qui se tramait dans sa tête butée de pirate. Elle répondit honnêtement.
— Bien sûr que ça m’a plu, elle embrasse très bien.
— Je vous ai entendu, l’autre soir, glousser sous la tente. Vous… vous faites des… des choses ? Vous êtes ensemble ?
— Écoutes, Dents-Longues. Azimut et moi nous entendons à merveilles et aimons passer du bon temps ensemble. Mais tu la connais, elle est tellement… inconstante. Je ne me vois pas construire quelque chose avec elle.
Le Longs-Couteaux sembla à moitié soulagé par ces révélations.
— Mouais, bon.
— Je n’ai pas de temps à perdre avec un pirate bougon qui a décidé de m’offrir sa mauvaise humeur et ses borborygmes toute la journée. Si tu as quelque chose à me dire, viens me trouver. Je t’apprécie beaucoup, tu sais. Peut-être que tes sentiments seront partagés.
Elle s’éloigna, visiblement agacée par l’attitude du Longs-Couteaux.
A quoi joue-t-elle ? Est-ce encore un de ses plans machiavéliques qu’elle a fomenté avec Azimut pour me ridiculiser. Que veut-elle ? Que je lui dise que je l’aime ? Ça, jamais ! Pas après le coup de la chambre… Écouter à ma porte réciter mes poèmes… quel idiot ! comment ai-je pu lui faire confiance. Ressaisis-toi, Dents-Longues.
Alors que Zélia venait de descendre dans la cale, il entendit un bruit étouffé. Un murmure. Des voix. Son sang ne fit qu’un tour, il tira sa rapière et descendit les marches de bois, silencieux comme une feuille qui tombe. Alors qu’il se rapprochait de la source du bruit, il entendit des voix feutrées, en arabe. Par-dessus ces dernières, une voix éraillée, disait dans un français approximatif avec un fort accent.
— Alors ma jolie, on s’est perdu. Le joli petit oiseau blessé. Viens ici, petit oiseau, nous allons nous occuper de toi.
Dents-Longues reconnu la voix de Zélia qui répondit
— Fichez-moi la paix, allez-vous-en. Le premier qui s’approche, je l’embroche.
Son timbre feignait une certaine assurance, mais il décela une pointe d’inquiétude dans la manière dont elle respirait. Il tenta de se rapprocher, essayant de ne pas faire craquer les planches vermoulues de l’entrepont.
— Alors comme ça vous vous promenez avec les poches remplies de diamants ? Un certain Hollandais remue ciel et terre pour les retrouver, à ce qu’il paraît, et mes camarades seraient ravi de vous échanger contre un joli coffre plein d’or…
— Je… je ne vois pas ce dont vous parlez…
— Assez. Inutile de mentir. Vous correspondez parfaitement à la description qui nous a été faite. Mais pour l’instant, ma jolie, le seul diamant qui m’intéresse, c’est ton joli petit minois.
Il aboya un ordre en arabe, et trois hommes se jetèrent sur l’Amazone et l’immobilisèrent avant même qu’elle n’ait eu le temps d’opposer la moindre résistance. C’est le moment que choisit Dents-Longues pour sortir de sa cachette. Il couvrit en deux grandes enjambées la distance qui le séparait du petit groupe et glissa sa lame sous le cou de l’homme qui semblait être le chef.
— Dis-leur de la relâcher, animal, ou je t’offre un sourire écarlate.
La pointe de la rapière fit perler une goutte de sang dans le cou du matelot qui déglutit et donna l’ordre de libérer Zélia.
— Filez-maintenant, et j’aurais un mot avec votre capitaine, aboya le Longs-Couteaux.
Les quatre hommes disparurent en courant tandis que Dents-Longues se précipitait vers Zélia. Elle tomba dans ses bras, le souffle court, la respiration saccadée. Il la soutint, particulièrement gêné par cette proximité physique.
— Tout va bien, je suis là.
Il osa glisser une main dans les cheveux de la jeune femme, enivré par son parfum floral et épicé.
— Merci, dit-elle. Et désolé d’être partie. Je n’aurais jamais dû m’isoler et rompre notre binôme. Je nous ai mis en danger tous les deux.
— Ne t’inquiète pas. Je suis là, maintenant. C’est moi qui suis désolé. Je n’aurais pas dû… Mon attitude était…
Elle le coupa, posant ses lèvres sur celle du pirate. Mais cette fois-ci, il ne s’agissait pas d’une diversion ni d’une bise provocatrice au coin des lèvres. Elle l’embrassait sincèrement, et vibrait du contact de leurs lèvres. Il peina à articuler.
—Mais…je…tu…
Elle posa un doigt sur ses lèvres pour le faire taire avant de reprendre son baiser. Abaissant toutes ses barrières, Dents-Longues céda et lui rendit passionnément, la serrant de toutes ses forces dans ses bras musclés. Leur étreinte dura plus d’une minute avant qu’ils ne consentent à s’éloigner l’un de l’autre. Zélia le regarda longuement, détaillant chaque ride, chaque muscle de son visage. Elle crut voir une larme briller dans l’œil du Longs-Couteaux. Elle fut la première à rompre le silence.
— Nid-de-Pie avait raison. Ils en ont après nos diamants. Et Van Verhagen ne compte pas nous lâcher de sitôt. C’est une véritable sangsue, celui-là. Je ne sais pas quelle récompense il a promise pour notre capture, mais la nouvelle s’est répandue autour de la Méditerranée comme une trainée de poudre. Il nous faudra redoubler de prudence.
— Va prévenir les autres, je vais avoir un mot à dire au capitaine. Qu’il apprenne à tenir ses hommes.
Le soir même, vers deux heures du matin, Azimut et Nid-de-pie réveillèrent Zélia et Dents-Longues pour qu’ils prennent le relai de leur tour de garde. Ils attendirent que les premiers soient endormis pour s’installer dans un coin du dortoir d’où ils avaient une vue dégagée sur l’entrée. Ils s’assirent côte à côte, adossés à la cale du navire phénicien. Zélia voulut revenir sur leur instant d’intimité, plus tôt dans la journée.
— Dents-Longues, je suis désolé pour tout à l’heure… j’ai agi dans un moment de faiblesse, submergée par l’émotion. Je ne voulais pas…
Le visage du pirate se rembrunit.
— Oh non, bien sûr, je comprends tout à fait. Je suis d’accord, c’était une erreur…
— Une erreur ? non, pas du tout au contraire, enfin… c’est ce que tu penses ?
— Oui. Nous n’aurions pas dû. Nous avons une mission à remplir. Ne laissons pas nos sentiments entrer en conflit avec notre objectif…
— Nos sentiments ? Donc, tu admets avoir des sentiments pour moi ?
— Pour toi ? Des sentiments ? Non, je ne… pas du tout… je suis…
— Tu te caches derrière un masque, Dents-Longues, mais tout à l’heure, j’ai senti ton émotion, j’ai entendu ton cœur battre à tout rompre en pensant que tu pouvais me perdre. J’ai vu ta colère froide et ton masque implacable quand tu as décidé de te lancer à mon secours, à un contre quatre. Ne fais plus semblant.
— Je… non. Je l’ai fait pour… pour le bien de notre mission. C’est tout. Nous ne pouvons pas risquer de perdre un élément aussi important que toi.
— Tu te mens à toi-même. Laisse-toi aller va, renonce à ces principes stupides et erronés que tu t’infliges pour ton propre malheur.
— Je te l’ai déjà dit. Je ne suis pas une bonne personne. Je ne vis que pour mon propre intérêt. Je ne peux qu’apporter la tristesse, la misère et la ruine autour de moi.
Elle se redressa et s’assit à califourchon sur les jambes du pirate, lui faisant face. Elle prit sa tête entre ses mains, et glissa ses doigts dans la barbe aux boucles soyeuses du pirate.
— Arrête, maintenant. J’ai vu tes regards, j’ai senti ton émotion quand tu m’as rendu ce baiser tout à l’heure. Le poème que tu m’as écrit…
— Ah, ce poème, répondit-il sur un ton sardonique. Vous vous êtes bien amusé, avec Azimut, à m’écouter en cachette. Vous avez bien rigolé, ensuite, en vous moquant de mes vers pendant qu’elle te faisait je ne sais quelle gâterie.
L’Amazone fut blessée par ces paroles cinglantes, mais elle les mit sur le compte de la blessure qu’il avait dû ressentir, et sur le sentiment de trahison qu’il avait vécu en se découvrant écouté dans un des rares moments où il avait abaissé ses défenses.
— Je suis désolé d’avoir écouté ta chanson à ton insu, mais non, nous ne nous sommes pas moqué. Au contraire, elle m’a beaucoup émue. Et j’ai tourné les talons, honteuse de t’avoir volé ce moment d’intimité.
Il se souvint de l’éclair de cheveux roux qui avait disparu derrière Azimut, et se demanda si Zélia n’était pas tout simplement honnête avec lui. Mais il se refusa à l’accepter.
— Vous vous êtes bien trouvé, toutes les deux. Et vous vous amusez bien à me faire tourner en bourrique…
— Ça suffit, maintenant, le coupa-t-elle. Arrête. Tu me plais, Dents-Longues, et je sais que je te plais aussi.
Petit à petit, la colère du Longs-Couteaux laissa place au doute. Et si elle était sincère ? Et si je lui plaisais vraiment ? Alors peut-être que… Nous pourrions ?
Il tentait de se convaincre lui-même. Elle caressait toujours sa barbe de ses longs doigts fins et délicats. Il posa ses mains sur ses hanches, ferma les yeux et cala sa respiration sur celle de l’Amazone. Une respiration après l’autre, centimètre par centimètre, leurs bouches se rapprochèrent. Alors qu’il allait finalement l’embrasser, elle se raidit, recula et posa un doigt sur les lèvres du Longs-Couteaux.
— Chut, chuchota-t-elle. J’entends des bruits de pas.
Il tendit l’oreille, et entendit lui aussi le craquement des planches et des murmures étouffés. Silencieusement, ils réveillèrent les autres membres de la compagnie. Ils mirent leurs oreillers et leurs affaires sur leurs couchettes et les recouvrirent de leurs draps, puis se glissèrent tous les 4 sous le lit, pendant que Zélia et Dents-Longues se collaient au mur, de part et d’autre de l’entrée de la cabine. A cet instant, cette dernière s’ouvrit en grinçant. Un homme murmura un ordre en arabe et douze autres firent irruption dans la cabine, chacun tenant un poignard à la main. Trois matelots montaient la garde, avec le chef. Les douze matelots se placèrent de part et d’autre des couchettes des pirates, et sur l’ordre du commandant, firent pleuvoir une salve de coups de poignard qui transpercèrent les draps des six couchettes à la fois, en beuglant des insultes en arabe. A cet instant, Azimut, Nid-de-Pie, Abu et Adherbal roulèrent hors de leurs cachettes, coupant les jarrets de leurs agresseurs. Dents-Longues et Zélia tirèrent leurs lames et abattirent deux gardiens avant même qu’ils ne se rendent compte du piège.
La bataille fut aussi brève et sanglante que l’effet de surprise fut total. Quatre hommes furent tués sur le coup, et six autres s’écroulèrent, leurs tendons d’Achille sectionnés. Adherbal et Azimut engagèrent les deux hommes qui s’étaient reculés à temps tandis que Nid-De-Pie et Abu exécutaient les derniers survivants qui se roulaient de douleur. Le guerrier Numide fit tournoyer sa hallebarde et expédia la tête de son adversaire aux pieds de son camarade, au moment où la lame courte et fine d’Azimut s’enfonçait dans son crâne par son oreille. De l’autre côté de la pièce, les deux autres survivants n’eurent pas beaucoup plus de répit. Le chef de groupe para les deux premières fentes de Zélia avant de succomber à la troisième, qui lui ouvrit les entrailles. Son compagnon, dernier survivant, laissa tomber son sabre et tenta d’implorer merci lorsque la rapière de Dents-Longues s’enfonça dans sa bouche ouverte jusqu’à la garde. Le corbeau d’argent aux ailes déployées qui ornait son pommeau semblait ainsi avoir fondu sur sa proie.
Zélia rassembla ses troupes et les conduisit jusqu’à la cabine du capitaine. Là, ils trouvèrent trois autres soldats qui en gardaient l’entrée. Adherbal fonça tête baissée, et embrocha deux hommes sur sa hallebarde tandis que Dents-Longues lança un couteau qui alla se ficher en travers de la gorge du dernier, qui tentait d’attaquer le guerrier numide par derrière. Ils ouvrirent la porte de la cabine et tombèrent sur le capitaine, attaché et bâillonné. Abu le libéra de ses liens et lu parla en arabe.
— Que s’est-il passé ?
— Une mutinerie. Je suis désolé. Ils ont parlé de diamants… et d’un Hollandais.
— Ils vous ont attaché ici ?
— Oui c’est à cause de cet homme… je ne voulais pas le recruter… mais mes hommes ont insisté. Et un par un il les a retournés contre moi. Je suis désolé. J’ai voulu vous prévenir mais… Vous allez bien ?
— Nous oui. Vos hommes un peu moins. Il vous faudra trouver un nouvel équipage, capitaine.
— Mais.. comment allons-nous faire pour rejoindre la côte, dit le capitaine ?
Abu traduisit pour ses compagnons. Zélia répondit.
— Ça, j’en fais mon affaire. Dis-lui simplement de nous conduire à…
— Annaba, conclut Azimut.
— Bien. Nid-de-pie, Dents-Longues, débarrassez-vous des corps.
Lorsqu’ils revinrent sur leurs pas, ils trouvèrent Tayir, le Bec-en-Sabot en train de se repaitre des cadavres des matelots. Ils chassèrent l’oiseau à grand coups de bras et jetèrent les corps à l’eau. Le volatile fit claquer son bec, furieux à l’idée que les requins aient le droit de se régaler des restes qu’on venait de lui refuser.
Le reste de la traversée ne connut pas d’autre incident, et le navire phénicien étant plutôt facile à manier, ils n’eurent pas de difficulté à rejoindre le port d’Annaba, deux jours plus tard. Nid-de-Pie les quitta quelques heures et revint avec six magnifiques chevaux. Devant les regards étonnés de ses compagnons, il raconta son histoire. Originaire d’Éthiopie, il avait été capturé à l’âge de 5 ans et arraché à sa famille par des négriers portugais. Ces derniers l’avaient conduit avec les autres esclaves jusqu’au port d’Annaba, où il avait été acheté par le cousin du Bey de Constantine, à qui avait été confié la régence de la cité portuaire. Nid-de-Pie avait alors l’âge du fils de ce dernier, et ils s’étaient alors liés d’amitié. Bien qu’esclave, il avait reçu la même éducation que le dignitaire turc, et avait appris à lire, à compter, et à jouer aux échecs. Cependant, devenu adolescent, Nid-de-Pie avait été revendu à un marchand d’esclaves français et forcé à travailler dans les plantations de canne des Antilles. Son ami d’enfance, désespéré, avait juré de racheter sa liberté, lorsqu’il serait majeur. Mais lorsqu’il avait finalement retrouvé la trace de Nid-de-Pie et accosté en Guadeloupe, ce dernier avait déjà fui et mis voile pour les hauteurs de Tortuga. Alors, lorsque son vieil ami était revenu, le matin même, il avait voulu se faire pardonner en lui offrant six magnifiques pur-sang arabes des écuries de son père.
Les chevaux étaient frais, rapides et endurants. Ils atteignirent Constantine le lendemain peu avant midi et n’eurent pas de mal à trouver le monastère à l’écart de la ville. A la vue du bâtiment, Zélia ressentit une bouffée de joie se répandre dans son ventre. Voilà plusieurs mois qu’ils avaient quitté le Renard et le reste de l’équipage à la recherche de la pièce de Constantine, et voilà que leur mission arrivait enfin à son but. Certes, leur périple n’avait pas été le plus direct, mais la capture du coffre au diamant ainsi que la rencontre d’Adherbal et d’Abu Kheldar étaient des évènements non négligeables qu’elle saurait valoriser auprès de Surcouf. Mieux encore, la découverte du gisement de Pyrulosite sous le mont Zion et la résolution de l’énigme de la boussole de Chalais était un élément capital, car ils savaient désormais où se trouvait le nombril du monde. Elle regarda donc la destination finale de leur quête avec un sentiment de satisfaction intense.
Le monastère était constitué d’une grande bâtisse d’un seul tenant sur deux étages dont un côté avait été aménagé en une petite chapelle rustique. Les sœurs du couvent de Constantine ne recevaient que rarement des étrangers, les pèlerins se faisant rare dans cette région, et subsistaient grâce à la culture des oliviers qui poussaient sur le domaine et qu’elles transformaient en huile à l’aide d’un petit moulin à eau le long de la rivière qui coulait en contrebas. Zélia en tête, ils entrèrent dans le domaine par un chemin de terre dont les travées avaient été creusées par la charrue à mule des Bénédictines. Ils attendirent devant l’entrée de la chapelle que les sœurs aient fini l’office de sexte. Les sœurs furent surprises de voir devant leurs portes un si étrange équipage, et trois d’entre elles fuirent vers le réfectoire, tandis que la prieure s’avançait vers eux.
— Bienvenue, étrangers, Dieu vous bénisse. Le monastère est fermé, si vous venez pour acheter notre huile, vous trouverez en ville, un marchand qui assure la revente. Nous ne faisons pas de vente directe, ici.
— Bonjour… ma sœur, dit Zélia d’une voix hésitante. Nous ne sommes pas ici pour votre huile, bien que je ne doute aucunement de ses vertus. Mais pour - elle baissa le son de sa voix- le trésor des Bénédictines.
La prieure écarquilla les yeux, visiblement surprise par cette requête.
Le trésor des? Je ne vois pas de quoi vous parlez.
— Azimut, la boussole.
La navigatrice lui tendit la boussole de Chalais.
— Bien. Nous sommes bien ici dans un monastère Bénédictin, n’est-ce pas ?
— Euh, oui, en effet. Mais où voulez-vous en venir.
— Et bien. Nous sommes à la recherche du trésor des Bénédictines. Nous avons… Ma sœur, pouvons-nous discuter dans un endroit plus… calme, discret et approprié ?
— Suivez-moi.
Elle les fit entrer par l’arrière du bâtiment dans une petite pièce où trônait un minuscule bureau. Une imposante bibliothèque s’étalait sur les quatre murs de la pièce. Elle pria Zélia de s’installer et s’assit derrière son bureau. L’Amazone reprit.
— Bien. Le roi Louis nous a confié la carte des Bénédictines, et nous avons trouvé comment la lire. Voici la boussole de Chalais, nous avons également trouvé les amulettes sur les îles de France et Bourbon. Et nous sommes ici pour récolter la pièce du monastère de Constantine.
— Et cette carte, dont vous parlez. Pouvez-vous me la montrer ?
Zélia bégaya.
— Et bien… euh.. non. Nous ne l’avons pas.
Dents-Longues vola à son secours.
— Nous étions un équipage de vingt-trois hommes et femmes, et étant donné la distance séparant chacun des monastères, et l’urgence de trouver le trésor des Bénédictines, nous avons séparé nos forces. Nous avons quitté nos compagnons à Djibouti et avons descendu le Nil puis traversé la Méditerranée jusqu’ici, tandis que le reste de l’équipage faisait voile vers Pondichéry et Guangzhou, à la recherche des deux autres pièces que renfermaient ces monastères.
— Et selon leurs dernières informations, ils viennent de quitter la Chine avec en poche le miroir d’argent de Pondichéry et la longue-vue de la sagesse, ajouta Nid-de-Pie.
— Ce que vous me racontez là pique ma curiosité. Vous formez une bien étrange compagnie, et je veux en apprendre davantage sur vous. Restez quelques jours parmi nous, que je puisse me faire une idée plus détaillée sur vous.
— C’est que… nous sommes pressés, objecta Zélia.
— Prenons le temps nécessaire, tempéra Dents-Longues. Et laissons à cette sœur le choix de se faire un avis sur nous. Ce que nous lui demandons est loin d’être anodin, et si j’imagine que les requêtes de notre sorte ne sont pas choses courantes, il lui faudra nous tester pour prouver notre valeur et notre mérite, n’est-ce pas ?
— Exactement, mon cher, répondit la prieure. Suivez-moi, c’est l’heure du souper.
Ils dinèrent en compagnie des sœurs qui leurs demandèrent de raconter leur périple. Azimut se fit un plaisir de faire le récit de leur voyage. Sa voix lente et éthérée donnait une allure mystérieuse à son récit, et les sœurs écoutaient, passionnées. Les détails auquel Azimut faisaient référence étaient pour la plupart passés inaperçus aux yeux de Zélia, comme le pélican qui s’était malencontreusement posé sur le dos d’un crocodile, comment Tayir, le Bec-en-Sabot avait décidé de les suivre, et sauvé Zélia dans le fort de Louxor, ou encore la manière dont ils avaient échappé de peu à la crue bouillonnante du Nil Bleu, sans parler de la façon dont Dents-Longues secouait trois fois ses bottes chaque matin avant de les mettre, depuis la fois où leur guide l’avait sauvé de la piqûre mortelle d’un scorpion qui avait décidé de passer la nuit à l’abri dans la chaleur des chausses de cuir du Longs-Couteaux. Cette dernière anecdote déclencha un fou rire dans les rangs de l’assistance et fit rougir Dents-Longues qui jura de sen venger de la Navigatrice.
Ils restèrent une semaine au monastère, sous l’œil inquisiteur de la prieure. Tous les matins et tous les soirs, Zélia et Dents-Longues se retiraient dans les champs d’oliviers pour s’escrimer en tête à tête ? Mais les corps à corps se faisaient de plus en plus fréquents, leurs regards ne se quittaient pas, et leurs duels ressemblaient de plus en plus à une danse lascive où transpirait leur désir. Combien de fois Dents-Longues, trébuchant sur une pierre, s’était retrouvé allongé sur le sol de terre battue, et Zélia, victorieuse, s’était agenouillé au-dessus de lui, glissant sa lame sous sa gorge, et susurrant à son oreille « tu es mort » ? Dans ces moments, leurs visages étaient à quelques pouces d’un de l’autre, et la chevelure rousse de l’Amazone, les isolait dans un cocon de désir et de sueur. Le souffle court, leurs lèvres se touchant presque, ils restaient allongés un moment, suspendus, aucun n’osant faire le premier pas qu’ils désiraient tous les deux.
Azimut avait perdu la bataille depuis longtemps, mais continuait, de temps en temps, à gratifier Zélia d’un compliment ou d’un baiser langoureux, que la cheffe du groupe ne lui refusait jamais, au grand désespoir de Dents-Longues. Le soir, il jouait pour les sœurs et pour ses compagnons, les partitions qu’Oscar avait composées sur le Renard, les agrémentant de ses propres mélodies, inspirées en grande partie par ses sentiments pour l’Amazone.
Bien loin de ces considérations sentimentales, Abu, Adherbal et Nid-de-Pie étaient devenus inséparables. Leur rapprochement était probablement dû au fait qu’ils avaient tous les trois connu le triste sort des porteurs de chaînes. Ils passaient leurs journées à se raconter leurs fortunes diverses, à jouer au dés et, sur les consignes de Zélia, à s’entrainer au combat. Adherbal enrobait sa hallebarde dans un grand torchon bourré de paille pour en masquer le tranchant, et les deux autres l’attaquaient à tour de rôle, voir souvent en même temps. Abu Kheldar fixait à son avant-bras une courte lame courbe, qu’il utilisait en combat rapproché. Il perdait certes en allonge, et faisait guère le poids face à la hallebarde, mais il était vif et agile et esquivait aisément la lourde lance. Dents-Longues lui avait enseigné les rudiments de l’escrime et, s’il n’était pas le plus fin bretteur, il se débrouillait bien pour un débutant. Mais surtout, il avait révélé par hasard un talent caché.
Un jour, alors que le Longs-Couteaux s’entrainait au lancer de couteaux sur un arbre, Abu Kheldar était venu le regarder. Il avait essayé à son tour, sans grand succès, ses moignons ne lui permettant pas une prise suffisamment assurée, il perdait grandement en précision. Pire, il faisait souvent tomber la lame avant même de l’avoir lancé. Une fois, alors qu’une lame lui avait une nouvelle fois échappé, il la rattrapa par réflexe avec son pied droit, entre l’hallux et le deuxième orteil. Continuant son geste, il avait fait une rotation du bassin et envoyé sa jambe d’un mouvement circulaire, et le poignard était venu avec un claquement sec dans l’arbre le plus proche, sa lame enfoncée jusqu’à la garde. Dents-Longues, estomaqué, lui avait demandé de reproduire cet exploit, ce qu’il réussit, non sans mal. Ils décidèrent de s’entrainer, et le voleur de Louxor parvint en quelques jours à maîtriser cette botte secrète. Le mouvement de rotation de sa jambe lui permettait de donner une telle accélération à la lame que cette dernière aurait pu percer la plus épaisse des armures, et il leur fallait souvent s’y prendre à plusieurs reprises pour retirer la lame des troncs où elle se fichait, après une course de plus de cinquante pieds.
Après une semaine d’observation, la prieure convoqua Zélia et Dents-Longues dans son bureau. Elle leur tendit un morceau de papier plié en quatre.
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Vous avez jusqu’à ce soir.
Zélia prit le parchemin, regarda Dents-Longues, et courut jusqu’à Azimut. La navigatrice regarda le papier et sourit.
— Peux-tu le traduire, demanda Zélia.
— Bien sûr.
— Maintenant. Où as-tu mis le papier de Surcouf qui permet de déchiffrer le message des Bénédictines ?
— Je l’ai brulé, répondit Azimut.
— Brûlé, s’étonna Dents-Longues, mais pourquoi ?
— Eh bien, j’avais peur que quelqu’un tombe dessus, et puisse traduire nos échanges.
— Mais enfin, il te faut recommencer à Zéro à chaque fois ? interrogea Zélia
— Non, ce n’est pas nécessaire, j’arrive à le faire dans ma tête.
— Dans ta tête ? Mais ne faut-il pas faire une gymnastique infernale entre le mot Boussole et le texte écrit ?
— C’est un calcul que j’arrive aisément à faire. Bon, vous souhaitez le connaître, le message de la prieure ou non ?
— Évidemment, répondirent-ils en chœur.
— Bien. Elle dit : « Si vous êtes honnêtes sur vos sentiments, vous obtiendrez la pièce de Constantine ».
— Honnête sur nos sentiments ? demanda Zélia.
— Oui, répondit Azimut. C’est ce qui est écrit.
— J’espère que tu ne nous fais pas une mauvaise blague, s’énerva Dents-Longues.
La Navigatrice lui tourna le dos et retourna à ses occupations antérieures. Ils restèrent tous les deux, face à face un long moment, silencieux.
— Que peut-elle bien avoir voulu dire par cela ? demanda Zélia.
Dents-Longue laissa un grand silence s’installer entre eux et soupira.
— Je pense que tu sais exactement ce qu’elle veut dire… Zélia
Il s’approcha d’elle, posant ses mains sur ses hanches. La respiration de l’Amazone s’accéléra, le parfum musqué du Longs-Couteaux emplissant ses narines. Mais il y avait dans son odeur quelque chose de différent, de nouveau. Quelque chose de plus léger. Il la serra contre lui et l’embrassa dans le cou, ses mains parcourant son dos avec une urgence renouvelée. Elle plongea son visage dans la crinière sombre du pirate et reconnu l’odeur qui l’avait interpellée. Les boules soyeuses de Dents-Longues avaient l’odeur d’un bouquet de violettes. Elle comprit qu’il s’était lavé les cheveux avec son propre parfum, témoignant ainsi de son amour pour elle. Elle lui rendit son étreinte, ses doigt parcourant à leur tour le dos musculeux de Dents-Longues, traçant chaque cicatrice de son lourd passé. Le pirate lui embrassa le lobe de l’oreille puis s’éloigna, sans un mot, et disparu dans la pénombre.
Quelques minutes plus tard, la prieure revient, Dents-Longues sur ses talons. Elle tenait dans ses mains une petite boite en bois ornée de messages incompréhensibles semblables à ceux de la carte des Bénédictines.
— Dents-Longues, j’attends ta déclaration, dit-elle.
Le pirate s’avança vers Zélia qui le regardait, circonspecte. Il prit ses mains dans les siennes et baissa le regard, pour cacher ses yeux embués de larmes.
— Zélia. Je n’ai pas toujours été le meilleur compagnon d’équipage, et j’ai été aussi fourbe que malhonnête. C’est moi qui ai fomenté l’attaque du navire Longs-Couteaux sur le Renard au début de notre périple. Moi encore qui ai orchestré la mutinerie de Rasteau contre Surcouf avant de me raviser au dernier moment. Le coffre au diamant, j’ai tenté plusieurs fois de l’ouvrir, la nuit, afin de disparaitre avec le butin. Je ne suis pas fier de mes actions passées mais… J’ai l’impression d’avoir changé. Azimut, Nid De Pie, Adherbal et Abu sont devenus ma famille. Je sais que je peux compter sur eux, et surtout, je tiens à eux et veut être là pour eux. Et toi, Zélia…
Il marqua une pause, sa voix faiblissant soudainement et se teintant de sanglots contenus. L’Amazone le regardait fixement, ses mains toujours prises dans celles du pirate. Si son visage avait d’abord laissé transparaitre une déception immense devant les révélations de Dents-Longues, il semblait désormais attentif et curieux. Il reprit :
— Toi, tu es différente. Tu es une leader impressionnante, tes choix sont toujours justes et partiaux, laissant transparaitre une douceur extrême sous ton masque de fer. Et tu m’as fait changer. Petit à petit, grâce à toi, j’ai changé. Tu m’as montré ce que le partage pouvait m’apporter, et je reçois au centuple ce que je donne à chacun des membres de cette compagnie. Ce que je ressens pour toi va au-delà de la simple admiration, et je dois t’avouer que chaque fois que tu embrasses Azimut ou partage un moment d’intimité avec elle, une partie de mon cœur se serre et l’autre se déchire. Oui, ces poèmes, je les ai écrits pour toi. Oui, ces chansons, je les fredonne en imaginant ta chevelure rousse. Oui, ces baisers, je les ai appréciés et je les chéris plus que tout au monde. Oui, je suis amoureux. Oui, je suis fou de toi, ivre de ta personne. Oui, mon amour pour toi Zélia, n’a pas de limites, et j’ai envie d’explorer davantage avec toi. Je suis désolé d’avoir été si égoïste, si personnel, et si long à admettre mes sentiments, mais j’ai changé. Je veux vivre dans le présent, et tant pis si ça fait mal, tant pis si je souffre, car le bonheur que tu m’apporte est incommensurable, inégalable.
Zélia ne put retenir ses larmes. La franchise du Longs-Couteaux avait eu raison de ses dernières barrières, et elle se jeta dans ses bras pour l’embrasser. La Prieure les laissa profiter de leur étreinte passionnée avant de leur offrir le coffre.
— Voici le sextant de l’honnêteté. Puissiez-vous trouver le trésor des Bénédictines et sauver la France des griffes de la perfide Albion. Vive le Roi !

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