Koala
Chaque nuit, je fais le même rêve. Devant moi s’étale un immense lac à l’eau pure et fraîche, entouré d’arbres et de montagnes. Sur les sommets, on aperçoit de grandes étendues de neige si lumineuses qu’elles font mal aux yeux. Le ciel clair, propre, est peuplé de gros nuages blancs cotonneux. Des oiseaux volent, nonchalants, en se laissant porter par le vent qui ne parvient pas à masquer leurs cris. Il fait doux. Mon frère et ma sœur sont déjà dans l’eau. Ils n’ont pas peur des poissons, contrairement à moi que leur présence invisible effraie. « Ne crains rien », crient-ils en riant. J’entre dans l’eau lentement, je la regarde absorber mon corps peu à peu, j’essaie de la saisir, en vain. Je lèche mes doigts, c’est bon. Je commence à nager.
Je m’appelle Koala et je suis porteuse d’eau. C’est un travail difficile, mais qui procure certains avantages. Par exemple, aujourd’hui, je me suis arrangée pour donner à madame Rousseau un peu plus que sa ration. En échange, elle m’a offert ce cahier en véritables feuilles de papier qui n’ont jamais servi et ce crayon. Ça fait belle lurette qu’on ne fabrique plus de papier et le crayon est presque neuf. Je vais devoir leur trouver une bonne cachette. Elle les a sortis d’une boîte remplie d’un tas de choses qui valent une fortune et qu’elle appelle des souvenirs. C’est une très vieille dame d’au moins cinquante ans. Quand elle était jeune, ces objets étaient courants. Certains seraient prêts à tuer pour ce trésor, mais elle a enfin accepté de le confier au musée où il sera sous bonne garde.
C’est la deuxième fois que je donne à madame Rousseau un peu plus que sa ration. Si quelqu’un venait à l’apprendre, je passerais un mauvais quart d’heure. Pour commencer, je perdrais mon travail, ce qui veut dire mes avantages, comme celui d’être prioritaire à la distribution d’eau. Heureusement, je suis restée discrète. Elle aussi. On est début janvier, c’est plus facile. Plus tard, je n’aurais pas pris un tel risque. Ça se serait vu parce que, dès février, on mesure avec précision les quantités d’eau et de nourriture. Chaque été, même en creusant profondément, on a du mal à trouver de quoi fournir la tasse d’eau potable quotidienne.
Les vieux ne sont plus très nombreux. Madame Rousseau est la doyenne et l’une des rares de ceux d’avant à avoir survécu. Elle a passé des moments pénibles lors des grandes purges, une sale période très violente, qui a duré des années. Quand j’étais petite fille, j’ai assisté à des scènes que j’aimerais pouvoir oublier. Il y a eu beaucoup de massacres injustifiés, d’autant plus que tout le monde n’était pas d’accord sur la définition de ceux d’avant. Avant quoi ? Il n’y a pas vraiment eu un avant et un après, tout périclitait depuis si longtemps.
Ceux qui essayaient d’alerter les autres sur la dégradation de la planète et de proposer des solutions ont fini par se lasser de voir que leurs messages restaient lettre morte. Personne ne les écoutait, ni les chefs stupides qui faisaient le contraire de ce qu’il fallait, ni les riches très influents pas malins qui soutenaient les premiers par intérêt, ni les populations idiotes qui laissaient faire. Les rares bonnes choses qui avaient pourtant demandé bien des efforts ont été abandonnées, les premiers dominos sont tombés et tous les autres ont suivi. Quand les gens ont enfin compris que la catastrophe était devenue inéluctable parce que chacun était touché directement, même les chefs stupides et les riches pas malins, tout est parti en vrille et les guerres, civiles ou pas, ont foisonné. On considère en général que tout a dérapé définitivement lorsque le Parti de l’Épuration est arrivé au pouvoir dans la plupart des pays. Il a accusé ceux qui nous avaient mis en garde d’avoir apporté le malheur et ils ont dû se cacher pour ne pas être massacrés. Un peu partout, on a choisi des boucs émissaires, les personnes les plus tolérantes ont été neutralisées, c’est-à-dire pour la plupart, éliminées, les plus sensibles se sont suicidées et la majorité a laissé faire.
Au fil du temps, une nouvelle génération a remplacé l’ancienne. Ceux d’avant qu’on soupçonnait d’avoir contribué de près ou de loin à provoquer l’état des choses ont été pourchassés et exécutés et ça concernait presque tout le monde, surtout le Parti de l’Épuration. On raconte que les premiers lynchages judiciaires, les grandes purges, ont eu lieu il y a une quinzaine d’années, juste avant ma naissance. Madame Rousseau explique, à qui veut l’entendre, qu’elle a pu prouver qu’elle avait fait tout son possible pour limiter ses dégâts sur la planète et que ça l’a sauvée. Elle n’a jamais eu de voiture, elle ne se déplaçait qu’à pied ou en train. Elle était végétarienne de longue date, car à l’époque on avait le choix. Elle faisait très attention à ce qu’elle achetait, parce qu’alors on pouvait se payer n’importe quoi, même quelque chose d’inutile. Elle croit fermement à cette histoire, mais nous savons tous qu’elle a surtout eu la chance de tomber sur des juges très modérés. Elle a écopé de la condamnation minimum, cinq ans de bagne dans les terres désolées auxquelles, par miracle, elle a réchappé.
Tout avait pourtant déjà commencé à se dégrader bien avant sa naissance. Ce qui est fou, c’est que la plupart de ceux d’avant ne tentaient rien pour changer de comportement, au contraire. Ils polluaient tout, ils adoraient les choses futiles et salissantes et ça les rendait heureux. Ils mangeaient trop aussi, même si, dans certains endroits, d’autres crevaient de faim. Pour leur défense, ils étaient nombreux à déclarer qu’ils ne faisaient rien de spécial, car leur monde était organisé ainsi. Nous, on peine à concevoir ça, mais à l’époque c’était très banal. Surtout dans les pays riches où ils avaient tous une voiture, enfin, sauf madame Rousseau, qu’ils utilisaient chaque jour, la plupart du temps pour aller tout près. Ils n’étaient pas forcés de travailler en permanence pour survivre, comme nous, alors quelquefois, ils prenaient un avion, et ils partaient s’amuser très loin. Quelle idée ! Ils ne manquaient de rien sur place. Madame Rousseau dit qu’on peut remercier tous ces gens-là pour l’existence qu’on mène maintenant, et surtout les très riches qui étaient les pires. Je pense que c’est de l’ironie parce que ces derniers ont été les premières cibles des grandes purges. On rasait tout pour mettre des voitures. Elles avançaient grâce au pétrole, un terrible poison qui rapportait beaucoup d’argent à certains et qui permettait de fabriquer presque tous les objets qui existaient. Sans parler des autres saletés en vogue, le charbon, le gaz, et tout un tas de saloperies, comme si le pétrole ne leur suffisait pas. S’en passer aurait signifié tout modifier. C’était quelque chose de très compliqué, très coûteux et ça aurait ennuyé ceux que ça rendait riches, alors rien n’a changé. Malheureusement, utiles ou pas, ces poisons ont largement contribué à tuer l’air, l’eau, la terre. Ceux d’avant étaient fous, parce qu’ils savaient très bien ce qu’ils faisaient. C’est pourquoi on a suspendu ceux que toutes ces substances avaient rendus riches et puissants le long des routes, vivants, bien en évidence, exposés aux éléments. Ils y sont restés jusqu’à ce que leur cadavre tombe en poussière.
Quand les premières catastrophes environnementales et les premières grandes épidémies mondiales se sont produites, nombreux étaient ceux qui refusaient encore d’admettre qu’il y avait un problème. Certaines réussissaient même à se persuader qu’il n’y avait pas de problème. C’est bizarre d’être incapable de voir ce qu’on a devant les yeux. Aujourd’hui, on a du mal à comprendre comment ces gens-là, qui avaient tout, ont pu tout détruire en connaissance de cause tout en faisant comme si de rien n’était. Je crois qu’ils s’en fichaient totalement de nous, de leurs enfants. Ce qu’ils ont anéanti, on ne le retrouvera jamais. J’aurais bien aimé regarder la neige, les animaux, les lacs, les forêts et toutes ces choses merveilleuses qu’on ne peut plus contempler qu’en photo. Désormais, il nous reste la soif, la faim, la maladie et la violence.
Mon petit frère et ma sœur ont péri lors de la terrible canicule d’il y a cinq ans. Ma mère n’avait plus rien à leur donner, on manquait d’eau, et les maladies les avaient affaiblis. Elle les a suivis peu de temps après. Il n’y a plus que moi. Rares sont les enfants qui naissent et, parmi eux, peu survivent. Notre existence est courte. C’est pour cela que madame Rousseau fait figure d’ancêtre, car personne n’ose espérer vivre autant qu’elle. Nous sommes rabougris, elle est grande et vigoureuse, malgré le bagne, les tortures et les privations. C’est parce qu’elle mangeait bien dans sa jeunesse. Quand elle raconte qu’on la trouvait plutôt chétive, j’ai du mal à la croire. Dans sa communauté, beaucoup se nourrissaient et buvaient suffisamment tous les jours, avaient un toit et pouvaient même être soignés s’ils étaient malades. Le paradis, en somme.
De ce temps-là, il reste des ruines. Presque tout a été rasé par les guerres, les incendies, sans parler des tempêtes dévastatrices, des inondations, des températures extrêmes qui font tout craquer, des ravageurs et toutes ces petites merveilles qu’ils nous ont léguées et qui constituent notre quotidien. Nous avons aussi eu notre lot d’épidémies. D’abord, il y a eu celles causées par la destruction des environnements, auxquelles se sont ajoutées celles dues aux amoncellements de charognes, car, au bout d’un moment, on a laissé les cadavres pourrir là où ils étaient. Entre les carcasses des gens et celles de tous les animaux, nous n’étions plus assez nombreux pour tout ramasser. De toute façon, personne ne voulait plus brûler les corps et il fallait garder le combustible pour des choses plus utiles.
Il reste également les déchets, le plastique et les substances dangereuses. Je ne comprends pas qu’ils en aient fabriqué autant en sachant que c’était si nocif. Pour ça aussi, ils vivaient dans l’instant présent, sans penser à nous. Une ancienne zone industrielle s’étendait au nord d’ici. Un jour, tout a explosé et s’est éparpillé dans ce qui subsistait de la nature. Cette région est dévastée pour une éternité. Partout, de grands territoires nous sont interdits parce que désormais trop toxiques. Au début, certains s’y risquaient quand même pour chercher de la nourriture, mais ils sont tombés malades et la plupart sont morts.
Plus assez d’eau, ni de vivres, ni de terre fertile, presque plus d’animaux ni d’insectes utiles, quasiment plus d’arbres, beaucoup de ravageurs, les maladies, des phénomènes climatiques destructeurs, des pillages, c’est notre quotidien. Pourtant, nous avons appris à vivre avec tout ça. L’alimentation reste le plus gros problème. Maintenant que presque toutes les espèces vivantes ont disparu, manger est devenu une gageure. Ça fait déjà quelques années que faire pousser quelque chose est très difficile. Quant à la viande, on en extrait si peu qu’elle est réservée aux guerriers. Ici, nous avons la chance d’avoir quelques grottes profondes. C’est pratique pour se mettre à l’abri. L’été, si l’on doit absolument sortir en journée, il faut porter de bonnes protections contre le soleil, mais de manière générale, il est préférable de s’abstenir. Dans nos cavernes, on cultive des champignons, notre principal moyen de subsistance. On a aussi des cactus comestibles. Tout est utile dans ces plantes, ça nous permet de commercer avec nos voisins. Hélas, ça nous classe également dans les communautés prospères, alors on subit souvent des attaques de pilleurs. Et puis nous avons notre secret, notre trésor. Si les autres clans le connaissaient, ils se regrouperaient sans le moindre doute pour venir nous assaillir en force. Très loin, très profondément, dans l’une des grottes, on a la Source. Elle nous fournit de l’eau durant sept à huit mois de l’année sans devoir creuser ou presque.
C’est parce que nous sommes si riches que nous devons être très bien armés pour nous défendre. Nous avons de puissants guerriers qui s’occupent de notre protection. Mon compagnon est l’un d’entre eux. Il s’appelle Cheval. C’était le nom d’un très bel animal. On prend tous un nom d’animal disparu pour honorer la mémoire de toutes ces bêtes, que ceux d’avant ont fait périr atrocement, et leur demander pardon. Moi, c’est Koala. Madame Rousseau a choisi Moineau, même si elle préfère son premier nom qui lui rappelle l’ancien monde. Elle aimerait bien qu’avec Cheval on se marie, mais plus personne ne fait ça, ça servirait à quoi ? Enfin, on le fera peut-être pour lui faire plaisir avant sa mort. Quand elle nous répète qu’à son époque, une personne de cinquante ans était encore considérée comme jeune, on essaie de ne pas rire. Elle prétend que des tas de gens vivaient jusqu’à quatre-vingts ou quatre-vingt-dix ans, voire plus de cent ans ! Je crois qu’elle déraille ou qu’elle nous raconte des blagues. Personne ne peut survivre si longtemps.
Elle me parle souvent d’autrefois et je me dis que ceux d’avant avaient de la chance. Quel dommage qu’ils aient tout abîmé ! Je tente d’imaginer comment ce serait s’ils avaient été moins égoïstes. Il ne subsiste guère de photos des dernières années parce qu’à ce moment-là, ils les rangeaient dans des appareils et, comme tout est cassé désormais, on ne peut plus rien voir. Quand les choses se sont apaisées, des groupes de ratisseurs ont commencé à parcourir les ruines pour collecter du bric-à-brac. Un jour, dans une maison restée debout, les nôtres ont déniché une étagère remplie de livres d’images. On a d’abord voulu les brûler à cause du manque de combustible. Les chefs ont organisé une veillée. On a regardé les photos avec madame Rousseau qui nous les a décrites pour nous faire comprendre que ce serait triste de les détruire. J’ai pleuré tellement c’était beau et je n’étais pas la seule. Celle qui m’a le plus émue montrait de l’eau posée en pleine nature. Il y en avait tant qu’on en a tous eu le tournis. Ce n’était pas une inondation boueuse ni un raz-de-marée, mais de l’eau douce, propre et calme. Ça s’appelait un lac. Il était entouré de montagnes avec des arbres partout. Dedans, des tas de gens, autant que dans notre communauté tout entière, remuaient les bras et les jambes d’une certaine façon pour se déplacer dans l’eau. Depuis que j’ai vu cette image, je fais des rêves merveilleux.
Un jour, il y aura peut-être de nouveau un lac. Alors, moi aussi j’irai dans l’eau pour nager.
4 janvier 2051
Annotations
Versions