1 — Ce Que Nous Sommes: Sept Essences, Un Vide.

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Les réverbères de la rue Mouffetard tressaillirent imperceptiblement lorsque Ace passa sous leur halo jaunâtre. Les lumières frémirent, comme des âmes hésitant à s’éteindre, et Ace sentit ce vide s’étendre, un miroir cruel de ce qu’elle était. La nuit enveloppait Paris d'un voile d'ombres, refuge précaire pour elle qui avançait, ses pas résonnant lourdement sur les pavés déserts. Minuit venait de sonner quelque part, et Paris, jamais vraiment endormi, s'était néanmoins retirée dans ses appartements haussmanniens, laissant la nuit aux errants et aux ombres. Ace était les deux à la fois.

Elle avançait d'un pas lent, traînant derrière elle un silence qui n'appartenait pas à la ville. Chaque coin de rue semblait s'estomper sous son poids invisible, un vide qu'elle portait sans jamais pouvoir s'en délester. Les chats qui, d'ordinaire, filaient entre les poubelles, s'étaient évanouis sur son chemin bien avant qu'elle ne les aperçoive. Une fenêtre s’éteignit au loin, comme si la ville elle-même fuyait sa présence, ne laissant que l’écho d’une vie qu’elle ne pouvait frôler.

Elle se souvenait vaguement d'un temps sans forme, où elle n'était qu'une absence, un néant entouré de forces qu'elle ne pouvait toucher. Maintenant, dans ce corps frêle, elle cherchait encore un cocon, un foyer qu'elle savait ne pouvoir atteindre sans tout détruire.

Ace soupira, une mince expiration qui se dissipa sans trace dans la nuit de novembre. Elle s'arrêta un instant, observant les vitrines éteintes, indifférente au froid qui mordait la ville. Son corps existait sans véritable besoin.

Elle se laissa glisser le long d'un mur de pierre, ses vêtements aux teintes délavées se fondant dans l'ombre. Ce n'était pas la fatigue qui la faisait s'arrêter, mais ce poids familier, cette incapacité à trouver une raison de continuer.

Quelque chose de plus ancien que ce corps la poussait encore à avancer. Une pulsion, un écho lointain. Elle cherchait sans savoir quoi, comme un animal égaré qui flaire une piste évanouie. Une odeur fugace de pain grillé, portée par le vent, lui serra le cœur — un fragment de chaleur qu’elle ne pouvait saisir.

Un écran dans une vitrine clignota faiblement à son approche. Une fraction de seconde, elle aperçut un visage aux traits fins et froids, dominant Paris du haut d'une tour de verre. Ce visage, froid et distant, semblait la juger depuis un bastion qu’elle ne pouvait atteindre — un écho d’une force qu’elle reconnaissait sans pouvoir la nommer. Puis l'écran s'éteignit complètement.

Elle se releva, la tête un peu lourde. Elle avait passé la journée cachée, immobile dans un recoin oublié près du métro. L'expérience lui avait appris que son existence même était une érosion — moins elle se montrait aux heures où la ville vivait, moins elle effaçait.

Elle tourna dans une rue plus large, marchant vers l'est. Ce quartier lui était vaguement familier. Au loin, une tour se dressait, royaume de lumière qui semblait l'appeler et la repousser simultanément.

Et quelque part dans ce labyrinthe urbain, d'autres présences résonnaient en elle, fantômes d'une connexion qu'elle ne pouvait nommer. Elle avait soif d'un foyer, mais l'unique chose qu'elle avait réussi à créer était le silence.

Elle s'arrêta devant une devanture vitrée. Un ancien restaurant, fermé depuis des jours. La porte était brisée. Un lieu désert. Parfait – un abri où le jour ne la trahirait pas, où elle pourrait se cacher de ce monde qu’elle effaçait.

Elle poussa l'ouvrant sans un bruit, glissant dans l'obscurité fraîche. Des tables renversées, des chaises empilées dans un coin. Le lieu ne sentait rien; les odeurs passées de cuisine et de vie avaient été effacées par le temps et l'abandon. Sa présence achèverait ce que le délaissement avait commencé, comme une seconde couche d'oubli sur un tableau déjà pâli.

Ace atteignit le fond, un recoin sombre, loin de la porte brisée. Elle ne se laissa pas tomber, mais s'affala lourdement, le dos contre un mur froid.

Son regard se perdit dans l'ombre. Elle ne pensait pas, ne planifiait pas. Elle était seulement présente. Les larmes ne venaient pas — même cette expression simple lui semblait inaccessible. Tout ce qui restait était cette soif instinctive de l'autre, de la chaleur d'un foyer qu'elle portait en elle depuis les jours sans forme. Un cocon qui, si elle l'atteignait, se dissoudrait à son contact.

Un poison, murmura quelque chose en elle, avant que le sommeil, cette forme d'oubli, ne vienne éteindre la dernière lueur de sa conscience. La rue Mouffetard, à présent, était plongée dans un silence absolu, comme si le monde avait décidé de se taire autour d'elle.

La conscience d'Ace émergea lentement dans l'obscurité, sans notion du temps écoulé. Le ciel demeurait noir à travers la vitre brisée, la nuit s'attardant comme elle sur cette ville endormie. Une lueur attira son regard, perçant les ténèbres depuis la façade d'un immeuble adjacent. Une fenêtre au premier étage dévoilait l'intimité d'une cuisine où des enfants encore ensommeillés se penchaient sur leurs bols, leurs parents gravitant autour d'eux dans une chorégraphie matinale silencieuse. Un geste tendre — une main posée sur une épaule, un sourire échangé — lui rappela ce que signifiait appartenir, cette sensation qu'elle ne connaissait que par son absence.

Un froid viscéral s'infiltra dans les recoins de son être, bien au-delà de ce que sa chair pouvait percevoir. Ce n'était pas l'air de novembre qui la transperçait ainsi, mais quelque chose de plus profond, comme si le vide en elle s'élargissait face à cette vision. L'écho d'une absence plus ancienne que ses membres, plus vaste que sa forme. Quelle cruelle contradiction que ce désir ardent de chaleur humaine ne fasse qu'accentuer le froid qui l'habitait, transformant sa soif de proximité en glace. Au loin, les premières lueurs de l'aube commençaient à teinter les toits de Paris, indifférentes à son isolement, promesse d'un jour qui ne serait pas le sien.

Dans ce néant qui l’engloutissait, une autre présence, lointaine, semblait frémir — un écho qu’elle ne pouvait ni chercher, ni fuir, mais qui la hantait autant que cette nuit. Cette sensation, fugace et ténue comme une lueur sous la glace, portait en elle une familiarité troublante, comme si un fragment de ce qu'elle était résonnait ailleurs dans la ville endormie.

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