2 — Ce Que Nous Sommes: La Faim et L'Absence.

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Le réveil sonna à six heures précises, une sonnerie douce mais insistante. Antonia ouvrit les yeux instantanément, parfaitement éveillée. La lumière filtrait déjà à travers les rideaux de sa chambre, dessinant des rectangles pâles sur le parquet ciré. Elle resta immobile quelques secondes, savourant ce moment suspendu où la journée n'avait pas encore commencé, où les attentes n'existaient pas encore.

Six ans, et déjà l'enfant connaissait le prix de ces instants volés.

Elle repoussa sa couverture d'un geste précis et s'assit au bord du lit. Sa chambre, aux teintes orangées et vertes, était bien rangée. Cette organisation avait été choisi par quelqu'un d'autre, mais elle s'y sentait en sécurité.

Trois coups discrets résonnèrent contre sa porte avant que Roxy Valois n'entre, déjà habillée d'un tailleur bleu nuit qui épousait parfaitement sa silhouette élancée. Ses mouvements fluides évoquaient toujours pour Antonia l'image d'un cours d'eau serpentant entre des rochers — précis, élégant, inévitable.

— Bonjour, petit cochon, murmura Roxy avec un sourire en coin, utilisant ce surnom qu'Irène lui avait donné. Bien dormi ?

Antonia hocha la tête, mais une sensation étrange persistait au fond de sa conscience, comme si elle avait traversé un courant d'air glacial durant son sommeil. Une impression de vide, fugace mais troublante, qui l'avait effleurée juste avant son réveil.

— J'ai fait un rêve étrange, dit-elle simplement.

Roxy s'approcha, ses doigts déjà prêts à dompter les mèches rebelles des cheveux châtains d'Antonia.

— Raconte-moi.

— C'était comme... un grand silence. Pas effrayant, juste... vide.

Les doigts de Roxy s'immobilisèrent un instant, presque imperceptiblement, avant de reprendre leur travail. Antonia ne manqua pas ce détail. Elle ne manquait jamais rien.

— Les rêves ne sont que des rêves, dit Roxy d'une voix trop légère pour être naturelle. Viens, on va choisir tes vêtements. Tu as une évaluation avec M. Klein aujourd'hui, n'est-ce pas ?

Antonia acquiesça, sachant reconnaître une diversion quand elle en entendait une. Elle se leva et se dirigea vers sa coiffeuse, sentant une faim s'éveiller en elle — non pas celle du petit-déjeuner qui l'attendait, mais cette autre faim, plus ancienne, plus profonde. Cette soif de comprendre ce qu'on lui cachait, d'absorber ce qu'on refusait de lui donner.

Car Antonia Valois avait toujours faim. De connaissances, de vérités, de réponses. Une faim qui, elle le sentait confusément, était plus vieille que ses six ans, plus vaste que ce corps d'enfant qu'elle habitait.

Derrière la fenêtre, Paris s'éveillait dans la lumière dorée du matin, ignorante du vide qui, quelque part dans ses entrailles nocturnes, avait frôlé ses rêves.

Devant le miroir de sa coiffeuse, Antonia observait les mouvements précis de Roxy qui coiffait ses cheveux. La fillette de six ans regardait son reflet, sentant ces mains adultes travailler avec une attention méticuleuse. Elle aimait les garder courts, à la limite de ses joues potelées, couvertes de taches de rousseur. Ni plus haut, ni plus bas.

— Tu es bien silencieuse ce matin, remarqua Roxy, ses doigts dessinant des arabesques invisibles dans les mèches d'Antonia.

— Je réfléchis.

— À quoi donc, petit cochon?

— Au vide.

Les mains de Roxy marquèrent une nouvelle pause, si brève qu'elle aurait pu passer inaperçue. Mais Antonia ne manquait jamais rien.

— C'est un concept bien abstrait pour une enfant de ton âge, dit Roxy avec un sourire qui n'atteignait pas tout à fait ses yeux.

— Est-ce que le vide peut avoir froid?

Cette fois, les mains s'immobilisèrent complètement. Dans le miroir, Antonia vit le visage de sa gardienne se figer en un masque de contrôle parfait.

— Pourquoi cette question? demanda Roxy, sa voix soudainement trop maîtrisée.

Antonia haussa les épaules, un geste délibérément enfantin.

— Dans mon rêve, le vide avait froid. Ça semblait... triste.

Le dernier coup de brosse fut un peu plus sec que nécessaire. Roxy se redressa, retrouvant sa posture impeccable.

— Le petit-déjeuner est prêt. Irène t'attend en bas.

Antonia hocha la tête. Mais la réaction de Roxy était une réponse en soi — il y avait quelque chose dans ce vide qui importait, quelque chose qu'on refusait de lui expliquer.

Elle descendit l'escalier en bois massif qui menait à la cuisine, ses pas légers sur les marches cirées. L'odeur du pain grillé et du chocolat chaud flottait dans l'air, une promesse de normalité qu'Antonia savourait chaque matin.

Irène Valois était déjà attablée, grande et musclée dans son débardeur rouge. Contrairement à sa sœur jumelle, Irène n'avait rien de fluide; elle était tout en angles et en force contenue, comme un ressort comprimé prêt à se détendre. Elle lisait les nouvelles sur sa tablette, son visage sévère illuminé par l'écran bleuté.

— Bonjour, salua Antonia en s'installant face à son bol de céréales.

Irène leva les yeux et son visage s'adoucit imperceptiblement.

— Bonjour, petit cochon. Prête pour ton évaluation avec Klein?

— Toujours, répondit Antonia en attrapant la carafe de jus d'orange.

Irène l'observa un instant, ses yeux gris acier semblant chercher quelque chose sur son visage.

— Tu as bien dormi?

La question était trop similaire, trop synchronisée avec celle de Roxy pour être innocente. Antonia sentit sa faim s'aiguiser, celle qui n'avait rien à voir avec les céréales devant elle.

— J'ai rêvé, dit-elle simplement.

— Des cauchemars?

— Non. Juste... du vide.

Irène et Roxy — qui venait d'entrer dans la cuisine — échangèrent un regard qu'Antonia intercepta sans difficulté. Un mélange d'inquiétude et de quelque chose qui ressemblait étrangement à de la peur. Une peur que ces deux femmes, d'ordinaire inébranlables, tentaient de masquer.

Une sensation étrange traversa Antonia, comme un courant électrique remontant sa colonne vertébrale. Une forme d'instinct ancien, primal, qui lui chuchotait qu'un danger se cachait quelque part. Pas dans cette maison protégée, pas dans cette cuisine lumineuse, mais ailleurs. Un danger qui portait le nom de ce vide qui avait frôlé ses rêves.

Elle mordit dans sa tartine, savourant chaque nuance de goût, chaque texture. Si quelque chose menaçait son monde ordonné, elle voulait être prête. Elle voulait comprendre. Elle voulait savoir.

Le reste du petit-déjeuner se déroula dans un silence studieux, rythmé par le tintement discret des cuillères contre la porcelaine. Irène consulta sa montre, puis échangea un regard avec Roxy.

— Monsieur Montalban a demandé un rapport complet sur l'évaluation d'aujourd'hui, dit-elle simplement.

Antonia nota le léger raidissement des épaules de Roxy. Ces évaluations n'étaient jamais de simples tests scolaires, elle le savait. On attendait toujours plus d'elle, bien que personne ne lui expliquât vraiment pourquoi.

À sept heures quarante-cinq précises, elle enfila son manteau et son écharpe, ajusta son cartable orange sur ses épaules, et suivit Irène jusqu'à la voiture où Michel les attendait déjà, sa silhouette droite comme un i à côté de la portière ouverte.

Le trajet vers l'école fut silencieux, comme toujours. Antonia observait les rues de Paris à travers la vitre teintée. Parfois, elle se demandait si les autres enfants se sentaient aussi... préparés. Pourquoi, elle n'en était pas certaine.

Le portail de l'école privée du 16e arrondissement se dressait devant Antonia. Derrière elle, la berline noire de Michel s'éloignait déjà, emportant avec elle le poids des attentes de Maxime et la surveillance constante des sœurs Valois. Devant elle s'étendait un territoire différent, où elle pouvait presque prétendre être comme les autres.

Maya l'attendait près du préau, ses couettes asymétriques rebondissant au rythme de son enthousiasme. Elle parlait d'un dessin animé qu'elle avait vu la veille, ses mains traçant des formes dans l'air pour illustrer son récit. Antonia l'écoutait avec attention, savourant cette simplicité. Auprès de Maya, elle n'était pas un prodige, pas un outil, juste une amie.

Maya s'interrompit soudain au milieu de son récit animé sur les super-pouvoirs du héros de son dessin animé.

— Tu veux jouer aux princesses à la récré? demanda-t-elle, passant d'un sujet à l'autre avec cette fluidité propre aux enfants de leur âge.

Antonia hocha la tête, touchée par cette simplicité. Maya ne se souciait pas qu'Antonia disparaisse parfois dans une autre salle. Elle ne remarquait pas les regards parfois étranges des autres enfants. Elle voulait juste jouer.

— Je peux être la princesse qui combat les dragons? suggéra Antonia.

— D'accord! s'exclama Maya en sautillant. Moi je serai la princesse qui parle aux animaux!

La cloche sonna, stridente et impérieuse. Maya attrapa maladroitement la manche d'Antonia pour l'entraîner vers leur salle de classe. Ce geste spontané, cette excitation pure pour des jeux imaginaires — c'était un monde qu'Antonia n'habitait qu'à moitié, un monde où les évaluations et les rapports pour Monsieur Montalban n'existaient pas.

Elle suivit son amie dans la cohue des enfants qui se pressaient vers les classes, consciente que bientôt, la porte vitrée où attendait M. Klein la séparerait de cette innocence.

Madame Perrin écrivait la date au tableau lorsque M. Klein apparut à la porte vitrée, son visage impassible encadré par des lunettes rectangulaires. Antonia sentit son regard avant même de le voir. Elle savait reconnaître le poids d'une attente.

Un signe discret de la maîtresse, et Antonia se leva, quittant sa place près de Maya qui lui adressa un sourire sans se poser de questions. C'était la routine, après tout. Certains élèves allaient à l'orthophoniste, d'autres au soutien scolaire. Antonia, elle, disparaissait derrière le rideau de la "Salle d'appui — Intervenant externe".

— Bonjour, Antonia, dit M. Klein en refermant la porte derrière elle.

La petite pièce était austère : une table, deux chaises, un tableau blanc, une horloge. Rien qui puisse distraire. Rien qui puisse nourrir autre chose que la pure connaissance.

— Nous avons un programme chargé aujourd'hui, continua-t-il en déposant un dossier sur la table. Monsieur Montalban s'intéresse particulièrement à tes progrès en calcul différentiel et en physique théorique.

Antonia acquiesça, s'asseyant face aux feuilles déjà disposées sur la table. Des équations qui auraient découragé un étudiant de terminale s'étalaient devant elle. L'écriture serrée de M. Klein couvrait la page, précise comme des pattes de mouche.

Et alors, comme à chaque fois, elle la sentit monter. Cette faim. Ce besoin presque douloureux de comprendre, d'absorber, de posséder la connaissance. Ses yeux parcoururent les symboles mathématiques, et une chaleur familière se répandit en elle, partant du centre de sa poitrine pour irradier jusqu'à ses doigts qui s'emparèrent du crayon.

Ce n'était pas un test. C'était un festin.

Elle prit le crayon et se pencha sur le papier. M. Klein s'installa de l'autre côté de la table, son chronomètre posé discrètement à côté du dossier. Antonia sentit cette sensation familière monter en elle — ce n'était pas tout à fait une faim physique, mais quelque chose de plus profond, comme si son esprit lui-même cherchait à se nourrir.

Les équations se déployaient devant elle comme un festin complexe. Le calcul différentiel avait cette saveur particulière, à la fois amère et satisfaisante, tandis que les théories physiques offraient une densité nourrissante que son esprit absorbait avec avidité.

Son crayon courait sur le papier, traçant des dérivées, intégrant des fonctions, annulant des variables avec une fluidité qui aurait semblé surnaturelle à quiconque l'observait. Ce n'était pas un simple exercice intellectuel — chaque solution trouvée apaisait momentanément cette faim étrange, cette soif de comprendre qui semblait plus ancienne que ses six ans.

Au bout de vingt minutes, elle ressentit une légère satisfaction, comme après un repas copieux mais incomplet. La première page était terminée.

— Je pense que c'est tout pour cette section, annonça M. Klein, son ton professionnel masquant à peine sa fascination habituelle.

Antonia ne leva pas la tête immédiatement, terminant une dernière démonstration. Quelque chose la dérangeait dans l'un des problèmes, comme une note discordante dans une mélodie.

— Il y a une incohérence dans le deuxième problème, dit-elle doucement. Si le volume n'est pas constant, cette solution ne peut pas être correcte.

M. Klein ajusta ses lunettes, son regard s'attardant plus longuement sur la petite fille.

— Ce sont des problèmes standards, Antonia.

— Les équations ne devraient pas mentir, répondit-elle simplement, levant enfin les yeux. Je ne peux pas accepter une réponse qui contient une erreur.

Cette affirmation, formulée avec la candeur d'une enfant mais portant une conviction profonde, sembla troubler légèrement M. Klein. Il examina la feuille, puis la reposa.

— Nous passerons au chapitre suivant, dit-il finalement, ne confirmant ni niant l'observation d'Antonia.

Elle hocha la tête, ressentant une subtile satisfaction. Pas celle d'avoir gagné un argument, mais celle d'avoir préservé l'intégrité de sa compréhension. Elle n'aimait pas quand on tentait de la tromper, même par inadvertance.

Alors qu'elle s'apprêtait à aborder les nouveaux problèmes, quelque chose changea. Ce fut presque imperceptible au début — comme un courant d'air froid dans une pièce pourtant hermétique. La sensation familière du vide de son rêve effleurait de nouveau sa conscience.

Son crayon s'immobilisa au milieu d'une intégrale. Sa concentration, habituellement inébranlable, vacilla. La faim de comprendre, si intense quelques minutes auparavant, se heurta soudain à une autre sensation — une appréhension qu'elle ne pouvait pas quantifier ni résoudre avec des équations.

Une question émergea, bien différente des problèmes mathématiques devant elle: Si le vide avait froid, était-ce parce qu'il était seul?

Cette pensée la troubla profondément. Elle reprit son crayon, tentant de retrouver sa concentration, mais quelque chose avait changé. Les symboles mathématiques, si nourrissants quelques instants plus tôt, semblaient maintenant distants, moins substantiels face à cette nouvelle énigme.

La cloche de la récréation sonna, sa stridence traversant la porte fermée. Antonia termina rapidement la dernière équation, consciente que sa performance n'était plus aussi parfaite. M. Klein le remarqua aussi — elle le vit dans le léger froncement de ses sourcils tandis qu'il rassemblait les feuilles.

— Tu peux rejoindre tes camarades, dit-il. Nous continuerons demain.

Elle se leva, soudain impatiente de retrouver Maya et ses jeux simples de princesses. Le monde des équations, habituellement si satisfaisant, semblait maintenant étrangement vide face à cette autre faim qui s'éveillait en elle — comprendre ce qui l'avait touchée dans son rêve, ce qui faisait peur aux adultes qui veillaient sur elle.

En quittant la salle d'appui, Antonia eut la sensation fugace que deux mondes distincts se battaient en elle — celui de la petite fille qui jouait aux princesses, et celui de cette entité plus ancienne qui dévorait les connaissances et ressentait l'écho d'un vide glacé.

Lorsque la récréation arriva, Antonia se précipita dehors avec ses amis. Comme prévu, le jeu commença autour des contes de fées.

— Je suis la princesse dragon! s'exclama Maya en tournoyant. Et toi, tu dois sauver le royaume!

Antonia hocha la tête, jouant le rôle avec une concentration qui aurait semblé excessive pour un simple jeu. Mais jouer correctement était important — c'était une autre forme d'intégration, différente mais tout aussi précise que ses équations.

Le bâton qu'elle utilisait comme épée magique s'immobilisa en plein mouvement. Ce froid, ce vide, revenaient — plus ténus, mais reconnaissables. Comme si quelque chose, quelque part dans Paris, projetait une ombre invisible qui pouvait l'atteindre, même ici, au milieu des rires et des jeux. Quand elle revint à l’instant présent, Antonia vit le regard de plusieurs de ses camarades posé sur elle, confus. La jeune fille leur offrit un sourire qu’elle voulut sincère, mais qui apparut comme tremblant malgré ses meilleurs efforts.

— Pourquoi tu vas toujours avec monsieur Klein? demanda Lucas, un garçon de sa classe qui s'était approché. Ma maman dit que c'est parce que tu es spéciale.

Le mot "spéciale" résonna étrangement aux oreilles d'Antonia, comme un écho déformé du mot "outil" qu'elle avait parfois entendu dans les conversations feutrées des adultes. Elle chercha les bons mots pour répondre à cette question, lorsque son attention fut arrachée par une situation soudaine. Dans son champ de vision, un garçon avait tapé violemment dans un ballon sans faire attention à la trajectoire. Quand le ballon fusa vers Maya, Antonia ne réfléchit pas. Son corps bougea avec une précision qui n'appartenait pas à une enfant de six ans, interceptant l'objet avant qu'il ne touche son amie. Ce n'était qu'un jeu, mais en son fort intérieur, elle l'avait ressenti comme une menace. Une pulsion de protection ancienne, presque féroce, qui la surprit elle-même.

— C’était trop cool ! S’exclama Lucas, tandis que d’autres enfants s’attroupaient autour d’elle, Maya en tête pour la remercier en la prenant dans ses bras.

Soudain, la cloche retentit, tranchante et définitive. Les princesses, dragons et chevaliers redevinrent instantanément des élèves de CP qui se mettaient en rang. Antonia reprit sa place, son masque d'enfant ordinaire parfaitement en place. Mais sous cette façade, quelque chose avait changé. Le vide l'avait touchée deux fois aujourd'hui, et elle savait, avec certitude que ce n'était pas une coïncidence.

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