4 — Ce Que Nous Sommes: Échos d'une Famille.

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L'aube filtrait à peine à travers les vitres brisées du restaurant abandonné lorsque Ace ouvrit les yeux. Ce n'était pas la lumière qui l'avait réveillée, ni un bruit quelconque de la ville qui s'éveillait. C'était cette sensation persistante, comme un écho lointain, d'une présence qui l'avait frôlée pendant son sommeil. Une présence qui avait faim, qui cherchait, qui dévorait.

Elle se redressa lentement, son corps engourdi par la nuit passée sur le sol dur. Cette sensation lui rappelait quelque chose, un souvenir qu'elle aurait préféré effacer. Une autre présence, plus douce, plus chaude. Une famille.

Les Lambert.

Le souvenir revint, impitoyable comme la marée. Pas en images claires et ordonnées, mais en fragments sensoriels qui l'assaillaient sans qu'elle puisse les repousser. L'odeur de pizza qui s'échappait de l'appartement, le son des rires filtrant à travers les fenêtres. La lumière dorée du salon, si chaleureuse, si étrangère à ce qu'elle était.

C'était il y a trois semaines, peut-être quatre. Le temps n'avait plus vraiment d'importance pour elle. Elle errait dans le 16e arrondissement, sans but comme toujours, lorsqu'elle l'avait sentie. Cette chaleur familiale qui irradiait de l'immeuble haussmannien comme un phare dans la nuit. Elle s'était arrêtée, figée par cette sensation presque oubliée.

La famille Lambert n'avait rien d'extraordinaire. Un couple, trois enfants. Des vies ordinaires, des soucis ordinaires, des joies ordinaires. Mais pour Ace, ils représentaient tout ce qu'elle ne pouvait pas avoir — ce cocon qu'elle cherchait sans jamais pouvoir l'atteindre.

Elle s'était postée à l'angle de la rue, à l'abri d'un porche, et avait observé. Les silhouettes se déplaçaient derrière les rideaux légèrement transparents. Elle distinguait la mère, Sophie, servant le repas. Le père, Marc, racontant visiblement une histoire qui faisait rire les enfants. L'aîné, Jules, qui gesticulait pour appuyer une argumentation. Le cadet, Lucas, plus calme mais tout aussi présent. Et la petite dernière, Éloïse, qui sautillait autour de la table.

Des noms qu'elle ne connaissait pas encore, des vies dont elle ignorait tout. Mais elle était restée là, immobile dans la nuit parisienne, absorbant cette scène comme une terre desséchée absorbe la pluie.

Je ne devrais pas être ici, s'était-elle dit cette première nuit, s'arrachant finalement à sa contemplation. Je ne devrais jamais m'approcher d'eux.

Mais elle était revenue la nuit suivante. Et celle d'après. Chaque nuit passée à les observer avait creusé un peu plus profondément sa solitude. Leur vie quotidienne, si banale pour eux, prenait pour Ace les contours d'un miracle inatteignable. Des gestes simples — une main ébouriffant des cheveux, un baiser distrait, une assiette tendue — tissaient devant elle le tableau d'une intimité dont elle ne pouvait qu'être le témoin silencieux.

Elle avait appris leurs noms presque par accident, une nuit où la fenêtre de la cuisine était entrouverte. Sophie appelant Jules pour mettre la table. Marc demandant à Lucas de baisser le son de sa tablette. Éloïse réclamant "encore une histoire" avant de dormir. Ces noms étaient devenus pour elle comme des incantations, des mots qu'elle répétait dans sa tête pendant ses errances diurnes.

Une semaine passa ainsi. Puis deux. Chaque nuit, elle se promettait que ce serait la dernière. Chaque nuit, elle revenait, attirée par cette chaleur comme un papillon par une flamme, tout aussi inconsciente du danger.

Puis vint cette soirée particulière. Rien ne la distinguait des autres, en apparence. Une soirée pizza, comme elle l'apprendrait plus tard. Une émission à la télévision. Des rires ordinaires. Mais quelque chose en Ace avait cédé, comme un barrage trop longtemps sous pression. Ce besoin de proximité, ce désir de cocon qu'elle portait depuis son émergence dans ce monde était devenu trop fort, trop douloureux pour être contenu.

Juste une fois, s'était-elle dit. Juste un peu plus près. Pas assez pour les toucher. Juste assez pour ressentir leur présence directement, sans le filtre du verre et de la distance.

Elle s'était approchée de l'immeuble, son cœur battant d'une appréhension qu'elle n'avait pas ressentie depuis longtemps. La porte de l'immeuble était entrouverte — un hasard, une invitation du destin, elle ne savait pas. Elle s'était glissée à l'intérieur, montant les escaliers avec une lenteur délibérée, comme si chaque marche lui donnait une dernière chance de renoncer.

Devant leur porte, elle s'était immobilisée. De l'autre côté, la vie continuait, ignorante de ce qui attendait sur le palier. Elle entendait le générique d'une émission, le tintement des verres, des bribes de conversation. Sans vraiment le décider, sa main s'était posée sur la poignée. Elle ne comptait pas entrer. Juste... être là. À la frontière entre leur monde et le sien.

Mais la porte n'était pas verrouillée.

Dans un mouvement plus involontaire que délibéré, la porte s'était entrouverte sous sa pression. Une bouffée de chaleur, d'odeurs de nourriture et de vie l'avait frappée. Pendant un instant, personne ne l'avait remarquée — ombre parmi les ombres dans l'entrée faiblement éclairée.

C'est alors qu'elle l'avait senti. Ce frémissement familier qui précédait toujours l'effacement. Les lumières du couloir avaient vacillé imperceptiblement. L'air s'était refroidi autour d'elle. Quelque chose en elle s'éveillait, répondant à la présence de tant de vie concentrée.

Non. Pas maintenant. Pas eux.

Elle avait reculé d'un pas, puis d'un autre, prête à fuir, à s'éloigner avant que l'inévitable ne se produise. Mais il était déjà trop tard. Sophie Lambert avait levé les yeux, l'apercevant dans l'embrasure de la porte.

— Bonjour ? Qui êtes-vous ?

Sa voix n'était pas effrayée, juste surprise. Ace avait ouvert la bouche, mais aucun son n'en était sorti. Que pouvait-elle dire ? Comment expliquer qu'elle était venue pour voler un peu de leur chaleur et qu'elle leur apportait en échange une extinction certaine ?

Les secondes s'étaient étirées. Marc s'était levé du canapé, intrigué mais pas encore alarmé. Les enfants avaient tourné la tête vers cette étrange intruse aux vêtements délavés et aux yeux d'un bleu trop intense.

— Je... je me suis trompée d'appartement, avait-elle finalement murmuré, sachant que c'était un mensonge, sachant qu'il était trop tard pour partir.

Car déjà, le processus avait commencé. Imperceptible au début — juste le bourdonnement du frigo qui s'était tu, la LED de la box internet qui avait changé de couleur. De petites choses que personne ne remarquait. Sauf elle.

Elle aurait dû fuir à cet instant. Courir aussi loin que possible. Mais Sophie Lambert avait souri — un sourire fatigué mais sincère — et avait dit les mots qui avaient tout scellé :

— Vous voulez entrer un moment ? Il fait froid dehors.

Froid. Si seulement elle avait su à quel point ce mot était approprié. Si seulement Ace avait eu la force de refuser. Ace avait franchi le seuil, chaque pas comme une sentence qu'elle prononçait contre eux. L'appartement était chaleureux, rangé avec cette négligence familiale qui parlait de vies partagées. Des photos sur les murs, des jouets oubliés dans un coin, l'empreinte d'un quotidien qu'elle n'avait jamais connu.

— Vous êtes pâle, avait remarqué Sophie. Asseyez-vous, je vais vous chercher quelque chose.

Ace s'était assise sur le bord du canapé, consciente que chaque seconde qui passait était un vol. Ce n'était pas immédiat, jamais. C'était insidieux, comme une marée qui monte si lentement qu'on ne réalise le danger que lorsqu'il est trop tard.

Les premières minutes avaient été presque normales. Marc avait baissé le son de la télévision. Éloïse l'observait avec la curiosité sans filtre des enfants. Jules et Lucas avaient repris leur conversation, jetant parfois des regards intrigués vers cette visiteuse inattendue.

— Vous habitez dans l'immeuble ? avait demandé Marc, poliment.

— Non, je... passais juste.

Sa voix lui semblait venir de très loin. Autour d'elle, le monde commençait déjà à changer. Le rythme des conversations ralentissait imperceptiblement. La lumière semblait s'épaissir, comme voilée par une brume invisible.

Sophie était revenue avec un verre d'eau, mais son pas était plus lent qu'il n'aurait dû l'être. Elle lui avait tendu le verre avec un sourire qui semblait flotter sur son visage comme un masque détaché.

— Merci, avait murmuré Ace, ne touchant pas le verre.

Le silence s'était installé, un silence qui n'avait rien de naturel. Pas un silence de gêne ou d'attente, mais un silence d'effacement. Les bruits de la rue s'étaient estompés, comme étouffés par une couverture. Le tic-tac de l'horloge avait hésité, puis cessé.

C'est Éloïse qui avait bâillé la première, un petit bâillement d'enfant qui aurait dû être anodin. Puis Lucas, dont les paupières s'étaient soudain alourdies. Jules avait posé sa tête contre le dossier du canapé, ses yeux se fermant lentement.

— Étrange, avait murmuré Sophie, sa main passant sur son front. Je me sens soudain...

Elle n'avait pas terminé sa phrase. Ace l'avait vue vaciller, puis s'asseoir lourdement sur une chaise. Marc, luttant visiblement contre cette somnolence subite, avait froncé les sourcils.

— Qu'est-ce qui...

Ace s'était levée alors, comprenant qu'il était déjà trop tard. Elle avait commencé à absorber leur énergie, leur conscience, leur présence même. Non pas comme un prédateur dévore une proie, mais comme un trou noir absorbe la lumière — sans violence, sans bruit, avec une inexorabilité parfaite.

— Je suis désolée, avait-elle chuchoté, sachant que ces mots ne signifiaient rien face à ce qu'elle leur prenait.

Elle avait reculé vers la porte, mais le mal était fait. Les enfants dormaient déjà profondément. Marc luttait encore, ses yeux se fermant malgré sa volonté. Sophie, la dernière éveillée, avait tourné son regard vers elle — un regard qui n'exprimait pas la peur, mais une sorte d'étonnement tranquille, comme si elle comprenait quelque chose d'essentiel sur l'univers juste avant de s'éteindre.

Puis le silence avait été complet. Cinq corps immobiles dans un appartement devenu tombeau. Ace était restée figée, incapable de partir, incapable de rester. Elle savait qu'ils ne se réveilleraient pas. Que l'aube ne les verrait pas ouvrir les yeux. Que ce cocon qu'elle avait tant observé venait de se transformer en chrysalide vide.

Elle s'était approchée d'Éloïse, la petite dernière, dont le visage gardait encore une trace de sourire. Sa main avait hésité au-dessus de ses cheveux — ne pas la toucher, ne jamais la toucher. Même dans la mort, son vide pourrait prendre plus encore.

Un son l'avait fait se retourner — le dernier souffle de Sophie, à peine audible. Leurs regards s'étaient croisés une dernière fois. Dans les yeux de cette femme qui s'éteignait, Ace avait cru voir non pas une accusation, mais une question. Pourquoi ?

Une question à laquelle elle n'avait pas de réponse.

Dans le restaurant abandonné, Ace se redressa brusquement, arrachée à son souvenir par sa propre respiration devenue trop rapide. La lumière de l'aube était plus forte maintenant, implacable dans sa progression. Elle se leva, ses membres raides de froid et de chagrin.

La sensation qui l'avait réveillée — cette présence affamée, si différente du vide qu'elle portait – s'était estompée. Mais elle avait laissé une trace, comme un écho. Quelque part dans Paris, quelqu'un comme elle existait. Quelqu'un dont la nature était peut-être aussi destructrice, mais d'une manière opposée.

Pour la première fois depuis la nuit des Lambert, Ace ressentit quelque chose de nouveau. Une curiosité, infime mais réelle. Un désir de comprendre cette présence qui l'avait effleurée.

Mais elle savait mieux que quiconque le prix de la curiosité. Le coût du désir.

Elle sortit du restaurant abandonné, s'enfonçant dans les premières lueurs du jour qu'elle évitait d'habitude. Aujourd'hui, elle ne chercherait pas d'abri. Aujourd'hui, elle marcherait jusqu'à l'épuisement, espérant que la fatigue physique puisse, peut-être, apaiser le souvenir des Lambert et la question sans réponse dans les yeux de Sophie.

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