5 — Ce Que Nous Sommes: Entre Deux Mondes.
Le Musée des Arts Premiers était anormalement calme en ce mardi matin. Même pour un jour de semaine, le silence qui régnait dans les vastes salles semblait excessif. Antonia le perçut dès que leur classe franchit les portes en bois massif. Quelque chose manquait ici — non pas un objet ou une personne, mais un élément plus fondamental. Comme si l'air lui-même avait été privé d'une qualité essentielle.
— Restez en groupe, les enfants, annonça Madame Perrin, sa voix résonnant étrangement contre les hauts plafonds. Nous avons une chance exceptionnelle de visiter les collections sans la foule habituelle.
Maya glissa sa main dans celle d'Antonia, un geste spontané qui trahissait une nervosité inhabituelle chez son amie si enjouée.
— C'est bizarre, non ? chuchota-t-elle. On dirait que même les statues ont peur.
Antonia serra légèrement sa main en retour, mais son attention était ailleurs. Elle captait des détails que les autres ne remarquaient probablement pas. Les lumières qui semblaient plus ternes qu'elles n'auraient dû l'être. Les couleurs des œuvres d'art africaines qui paraissaient légèrement délavées. Et surtout, cette sensation de froid subtil qui n'avait rien à voir avec la température contrôlée du musée.
C'était comme dans son rêve, cette sensation qui l'avait réveillée en sursaut, ce vide qui avait effleuré son sommeil.
Pour la première fois, elle se demanda si ce n'était pas un rêve, mais un contact.
— Antonia ? La voix de Madame Perrin la ramena au présent. Tu viens ?
La classe marchait vers la salle des masques, mais les pieds d'Antonia semblaient soudain lestés. Non par la peur, réalisa-t-elle avec surprise. Par quelque chose de différent. Une curiosité dévorante, qui pour une fois, n'était pas dirigée vers une connaissance à acquérir, mais vers une absence à comprendre.
Le groupe avançait dans la première salle d'exposition, guidé par un conservateur à la voix monocorde. Antonia laissa ses camarades la devancer légèrement. Ses doigts effleurèrent le rebord d'une vitrine. Un froid saisissant la surprit — les autres vitrines qu'elle avait touchées plus tôt étaient à température ambiante, mais celle-ci semblait absorber toute chaleur, comme si la substance même de l'objet avait été fondamentalement altérée.
Cette pulsion qui la poussait à absorber, comprendre, intégrer, semblait hésiter face à cette absence. C'était comme tenter de dévorer une ombre — sa nature ne savait pas comment répondre à ce qui n'était plus là.
— Mademoiselle, s'il vous plaît, restez avec le groupe, appela le conservateur, son regard nerveux balayant la salle comme s'il craignait que les vitrines ne se vident davantage.
Antonia rejoignit ses camarades, mais son attention restait ailleurs. C'est alors qu'elle le remarqua, dans l'angle entre deux salles — un espace plus sombre que les autres, comme si la lumière elle-même répugnait à y pénétrer. Sans réfléchir, elle s'en approcha.
Au centre de cette zone, sur un socle presque décoloré, reposait un masque africain. Contrairement aux autres pièces de la collection, celui-ci semblait étrangement intact, vibrant presque. Comme s'il avait été... épargné ? Protégé ?
Une petite plaque explicative indiquait: "Masque Dogon, représentant l'équilibre entre vie et mort." La moitié de l'inscription était à peine lisible, comme effacée par un passage de main invisible.
Antonia sentit une impulsion familière monter en elle — l'instinct du limier, celui qui la poussait à signaler, à rapporter. À être l'outil qu'on attendait qu'elle soit.
Mais pour la première fois, une autre sensation se superposait à cet instinct – une curiosité qui n'était pas celle de la Gourmandise, mais quelque chose de plus humain. Une question simple :
Pourquoi ce masque avait-il été épargné ?
Antonia s'approcha lentement du masque, comme attirée par un aimant invisible. Les yeux taillés dans le bois sombre semblaient l'observer en retour - non pas avec hostilité, mais avec une sorte de reconnaissance.
— C'est beau, n'est-ce pas ? dit une voix à côté d'elle.
Elle sursauta légèrement. Un gardien de salle, différent du conservateur, se tenait près d'elle. Un homme âgé au visage serein.
— Étrange que celui-ci soit resté intact, murmura Antonia, plus pour elle-même que pour lui.
Le vieil homme inclina la tête, l'observant avec un intérêt nouveau.
— Tu as remarqué ? Personne d'autre ne l'a mentionné.
— Remarqué quoi ?
— Que les autres objets ont été... affectés.
Antonia sentit un frisson parcourir sa colonne vertébrale. Non pas de peur, mais de cette étrange reconnaissance — comme si elle et cet homme partageaient un secret.
— Il y a eu quelqu'un ici, n'est-ce pas ? demanda-t-elle, sachant qu'elle s'aventurait en territoire dangereux. Quelqu'un de... spécial.
Le gardien regarda autour d'eux pour s'assurer que personne n'écoutait.
— Hier soir. Une jeune femme. Les caméras l'ont à peine captée — juste une silhouette floue. Mais ce matin, tout était comme ça.
Il fit un geste englobant la salle.
— Tout sauf ce masque. Elle est restée devant pendant presque une heure, sans bouger. Comme si elle était en transe.
Antonia sentit sa curiosité s'enflammer, mais différemment de d'habitude. Pas comme une faim à assouvir, mais comme une connexion à établir.
— Comment était-elle ?
Le gardien la regarda un moment, d'un air supris, comme si cette question venue de nulle part l'avait perturbé. Mais il sembla décidé que ce n'était pas important, et se contenta de répondre.
— Pâle. Des vêtements usés. Des yeux... étranges. Très bleus.
Quelque chose dans la mémoire d'Antonia s'activa — une image, un écho. Ses rêves de vide avaient-ils un visage ? Elle devait en savoir plus.
— Antonia Viens voir les sculptures, l'appela Maya depuis l'autre bout de la salle.
Le gardien s'éloigna discrètement tandis qu'elle rejoignait le groupe. Mais alors qu'elle s'éloignait du masque, Antonia remarqua quelque chose. Sur le socle, presque invisible à moins de savoir où regarder, une petite marque. Pas un graffiti, pas un dommage. Juste l'empreinte légère d'un doigt, comme si quelqu'un avait touché le bois avec une infinie précaution — pas pour effacer, mais affirmer : J'étais là.
Pour la première fois, Antonia vit l'absence non comme une menace, mais comme une présence qui souffrait.
Le reste de la visite se déroula comme dans un brouillard pour Antonia. Elle suivait le groupe, hochait la tête aux explications du guide, mais son esprit revenait sans cesse au masque et à cette empreinte solitaire. Une marque si légère qu'elle aurait dû être effacée comme tout le reste. Pourquoi avait-elle été épargnée ? Pourquoi ce masque en particulier ?
Dans le bus qui les ramenait à l'école, Maya bavardait joyeusement à côté d'elle, mais Antonia n'écoutait que d'une oreille. Une théorie prenait forme dans son esprit, encore floue mais insistante.
— Tu es bizarre aujourd'hui, remarqua finalement Maya. Tu n'as presque rien dit depuis qu'on a quitté le musée.
— Je réfléchis au masque Dogon, répondit Antonia, choisissant soigneusement ses mots. Celui qui représente l'équilibre entre la vie et la mort.
— Il était effrayant, frissonna Maya. Tous ces masques étaient effrayants.
— Pas effrayant, corrigea doucement Antonia. Triste.
De retour à l'école, elle aperçut une berline noire familière garée devant le portail. Son cœur manqua un battement. Irène l'attendait, son visage impassible comme toujours, mais ses yeux scrutaient Antonia avec une intensité inhabituelle.
— Comment était la sortie ? demanda Irène une fois qu'elles furent installées dans la voiture.
La question semblait innocente. Mais Antonia connaissait ce ton. Ce n'était pas une simple politesse. Irène savait quelque chose, ou soupçonnait quelque chose.
Pour la première fois de sa vie, Antonia décida consciemment de ne pas tout dire.
— Intéressante, répondit-elle simplement. J'ai beaucoup appris sur l'art africain.
Elle sentit le regard d'Irène s'attarder sur elle un peu plus longtemps que nécessaire, mais aucune autre question ne vint. Pas immédiatement, du moins.
Ce soir-là, dans sa chambre, Antonia sortit discrètement son ordinateur. Une recherche rapide sur les "masques Dogon" fit apparaître des dizaines d'images. Elle parcourut les résultats jusqu'à trouver une image similaire à celle du musée.
— Dans la cosmologie Dogon, lut-elle, certains masques représentent Nommo, l'esprit de l'eau, et Yurugu, l'esprit incomplet qui erre dans le désert, cherchant éternellement ce qui lui manque...
Antonia continua sa lecture, absorbant chaque détail sur la mythologie Dogon. Yurugu, l'être incomplet, séparé de sa part divine, condamné à errer sans fin dans le monde aride, cherchant désespérément ce qui lui manquait. Plus elle lisait, plus la connexion lui semblait évidente.
L'être aux yeux bleus qui avait effleuré le masque sans l'effacer. Le froid qui n'était pas menaçant mais... incomplet. Comme si quelque chose d'essentiel lui avait été arraché.
Son téléphone vibra sur son bureau. Un message de Roxy: "Monsieur Montalban demande un rapport complet sur ta sortie scolaire. Appelle dès que possible."
Antonia fixa l'écran, son cœur battant soudain plus vite. Elle savait ce qu'on attendait d'elle. Rapporter l'anomalie. Signaler le musée. Décrire l'empreinte sur le socle. Mentionner les yeux bleus.
Lentement, elle éteignit l'écran du téléphone sans répondre.
Elle se leva et s'approcha de sa fenêtre. La nuit était tombée sur Paris. Quelque part dans cette obscurité, une âme errait, incomplète et seule. Un être dont on lui avait appris à avoir peur, mais qui avait effleuré un masque africain avec assez de délicatesse pour ne pas l'effacer.
Elle prit une feuille de papier et commença à dessiner de mémoire le masque Dogon. Ce n'était pas pour un devoir, pas pour une évaluation. C'était pour elle. La première chose qu'elle choisissait d'apprendre sans intention de la partager avec Monsieur Montalban.
Le premier secret qu'elle gardait pour elle-même.
Et alors qu'elle traçait les contours du masque, elle se demanda si, quelque part dans la nuit parisienne, l'être aux yeux bleus ressentait aussi ce changement. Cette infime modification dans l'équilibre des choses.

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