6 — Ce Que Nous Sommes: Le Prix du Contrôle.
La vidéo était de mauvaise qualité, granuleuse et saccadée, mais Maxime ne pouvait détacher son regard de la silhouette qui se déplaçait lentement dans la salle du musée. Ace. Sa démarche était reconnaissable entre mille — cette façon de glisser plutôt que de marcher, comme si elle ne touchait pas vraiment le sol. Comme si elle n'appartenait pas entièrement à ce monde.
— Remets la partie devant le masque, ordonna-t-il à Irène, qui contrôlait la lecture.
La vidéo avança jusqu'au moment où Ace s'arrêta devant le masque Dogon. Pendant près de quarante minutes, selon l'horodatage, elle resta immobile, contemplant l'objet. Puis, dans un geste d'une lenteur presque douloureuse, elle tendit la main.
— Stop. Zoom.
L'image s'agrandit, révélant ce que Maxime redoutait de voir. Le doigt d'Ace effleurant le socle du masque. Pas pour détruire. Pas pour effacer. Juste... toucher.
— Elle a laissé une trace, murmura Irène, son visage habituellement impassible trahissant une surprise rare.
— Et Antonia l'a vue, compléta Maxime, la mâchoire serrée.
Sur son bureau, l'écran de son ordinateur affichait encore les informations sur le masque Dogon qu'il venait de consulter. Yurugu, l'être incomplet, éternellement en quête de sa moitié perdue. L'être qui erre dans le vide du désert, condamné à une solitude sans fin.
Une coïncidence ? Impossible. L'Orgueil ne croyait pas aux coïncidences.
— Monsieur ? La voix d'Irène le ramena au présent. Quelles sont vos instructions concernant Antonia?
Maxime se leva, incapable de rester assis plus longtemps. Le doute était un luxe qu'il ne pouvait se permettre, pas maintenant, pas avec tout ce qui était en jeu.
— Je veux parler à Antonia. Immédiatement.
La connexion vidéo s'établit quelques minutes plus tard. Le visage d'Antonia apparut sur l'écran, ses yeux fauves toujours aussi vifs, mais avec quelque chose de nouveau dans son expression. Quelque chose que Maxime n'avait jamais vu auparavant. Une réserve. Une distance.
— Bonsoir, Antonia. J'espère que je ne te dérange pas trop tard.
— Bonsoir, Monsieur Montalban. Sa voix était parfaitement polie, comme toujours. Je faisais des recherches sur l'art africain, suite à notre sortie au musée.
L'art africain. Pas spécifiquement le masque Dogon. Une omission délibérée ?
— Justement, je m'intéressais à cette sortie. As-tu remarqué quelque chose... d'inhabituel au musée ?
Un battement de cil. Un infime moment d'hésitation que personne d'autre que lui n'aurait perçu.
— C'était très calme, répondit-elle simplement. Nous avons eu la chance de voir les collections sans la foule habituelle.
Pas de mention du froid. Pas de mention du masque épargné. Pas de mention de l'empreinte.
Pour la première fois depuis que Maxime avait pris Antonia sous son aile, elle lui mentait par omission. Et si elle pouvait faire cela que restait-il de son contrôle ?
La salle de conférence de Superna Corps s'illumina tandis qu'Irène, Roxy et Maxime prenaient place autour de la table en acier brossé. L'écran mural affichait encore les images du musée, figées sur le masque Dogon.
— Avons-nous des nouvelles d'Inès ou d'Ava ? demanda Maxime, son regard parcourant les deux sœurs.
— Inès reste introuvable, Monsieur Montalban, répondit Irène, son ton respectueux mais ferme. Quant à Ava, elle a été aperçue près de la Branche Champs-Élysées, mais n'a pas répondu à nos appels.
Maxime hocha la tête, son irritation à peine masquée. Même au sein du septuaire, l'Envie et l'Avarice demeuraient les plus indisciplinées, après la Paresse bien sûr. Il y avait une hiérarchie naturelle entre eux, un ordre que lui seul semblait comprendre pleinement — l'Orgueil au sommet, dirigeant et organisant; la Colère et la Luxure comme exécutantes fidèles; l'Envie et l'Avarice comme forces chaotiques mais contrôlables; la Gourmandise comme fidèle chien de garde.
Et puis la Paresse... l'anomalie. Celle qui avait refusé sa place.
— Max, dit soudain Roxy, utilisant ce diminutif qu'elle n'employait que dans les moments de crise extrême, si Antonia commence à résister comme Ace l'a fait…
Elle s'interrompit, semblant réaliser son écart. Un silence tendu s'installa.
— Pardonnez-moi, Monsieur Montalban, reprit-elle, sa voix retrouvant sa fluidité professionnelle. Ce que je voulais dire—
— Je sais ce que tu voulais dire, l'interrompit-il, son regard se perdant un instant dans le vide.
Il se souvenait encore du temps où ils s'étaient éveillés à leur nature, où la conscience avait émergé du concept. Comment l'Orgueil avait naturellement pris la première place, organisant les autres selon leur essence. Comment ils avaient accepté cet ordre, sauf une.
— L'équilibre est menacé, dit-il finalement. Et nous ne pouvons nous permettre une seconde aberration.
La réunion terminée, les décisions prises, Maxime resta seul dans la salle de conférence. Sur l'écran mural, l'image figée d'Ace touchant le masque semblait le narguer. Un geste si simple, si humain.
Il s'approcha de la baie vitrée. Paris s'étendait sous ses pieds, un empire de lumières qu'il avait passé des décennies à ordonner. Superna Corps n'était pas qu'une entreprise — c'était un vaisseau, une structure pour contenir ce qu'ils étaient réellement. Pour donner un but et une direction à des forces qui, sans cela, auraient été chaotiques, destructrices.
Maxime serra le poing contre la vitre froide. L'ironie ne lui échappait pas. Lui qui contrôlait tout, qui prévoyait tout, n'avait pas vu ce qui était pourtant évident: Antonia, avec sa faim dévorante de connaissances, ne pouvait pas rester indéfiniment un simple outil. La Gourmandise ne se contentait jamais de ce qu'on lui donnait.
Il prit son téléphone et composa le numéro de la sécurité.
— Protocole Chrysalide. Immédiatement.
C'était radical. Dangereux, peut-être. Mais il ne pouvait pas se permettre de perdre Antonia comme il avait perdu Ace. Pas maintenant. Pas quand l'équilibre était déjà si précaire.
Pour la première fois depuis longtemps, il autorisa sa mémoire à remonter à cette nuit. La nuit où Ace avait commencé à changer.
Ils s'étaient disputés — non, "disputer" était un terme trop humain, trop banal pour ce qui s'était passé. Leurs essences mêmes s'étaient affrontées. C'était plus un affrontement indéologique et spirituel que physique ou verbal. Quelque chose difficilement explicable. L'Orgueil exigeant soumission et obéissance. La Paresse refusant non par rébellion, mais par nature même.
— Tu es l'une des nôtres, avait-il dit, tendant la main vers elle comme on le ferait vers une sœur longtemps perdue.
Elle avait levé les yeux vers lui, son regard déjà traversé par cette distance caractéristique.
— Je sais qui tu es. Je t'ai senti depuis longtemps.
— Alors viens avec moi. Les autres t'attendent. Nous avons créé quelque chose d'extraordinaire.
Un sourire presque imperceptible avait effleuré ses lèvres.
— Je ne peux pas, Orgueil. Tout ce que je touche... se dissipe. S'efface.
— Nous trouverons une solution, avait-il affirmé avec cette certitude inébranlable qui le caractérisait. Rien n'échappe à l'ordre que j'ai établi.
Il avait tenté de la persuader, jusqu'à ce qu'il sente sa propre énergie commencer à s'effacer à sa proximité. C'est alors qu'il avait compris : elle n'était pas juste une autre pièce de son puzzle. Elle était l'antithèse même de tout ce qu'il construisait.
Un sourire triste avait effleuré ses lèvres.
— Je ne suis pas simplement la Paresse, Orgueil. Je suis l'Absence. Le Vide qui précède et suit toute chose.
Ce furent les derniers mots qu'elle prononça avant de partir. Avant de commencer cette errance qui la transformerait progressivement en ce qu'elle était aujourd'hui.
Pendant les neuf années qui suivirent, il avait essayer de la surveiller, de la contenir de loin. Puis, il y avait six ans, la dernière d’entre eux s’était manifestée : Antonia, la Gourmandise. À la différence d'Ace, il l'avait trouvée presque immédiatement, encore informe, malléable. Il l'avait prise sous son aile, l'avait façonnée, avait créé pour elle une structure où sa faim dévorante servirait son ordre plutôt que de le menacer.
Jusqu'à présent, cet équilibre avait tenu. Ace errait dans les marges, effaçant mais contenue. Antonia dévorait mais était dirigée. Les autres servaient chacun selon leur nature.
Jusqu'à ce masque Dogon. Jusqu'à cette connexion inattendue.

Annotations
Versions