7 — Ce Que Nous Sommes: Ce Qui S'Efface.
La pluie tombait en rideau constant sur Paris cette nuit-là, un voile liquide qui effaçait les contours de la ville. Ace marchait sans se presser, indifférente à l'eau qui trempait ses vêtements et plaquait ses cheveux sombres contre son visage pâle. Les gouttes semblaient hésiter au contact de sa peau, ralantissant leur course ou divergeant leur trajectoire, comme si elles aussi sentaient qu'elle n'appartenait pas tout à fait à ce monde.
Quelque chose avait changé depuis sa sortie au musée. Le rythme de son errance, autrefois aléatoire et sans but, s'était subtilement altéré. Elle ne l'avait pas décidé consciemment — la décision n'était pas dans sa nature — mais ses pas la ramenaient invariablement vers certains quartiers, certaines rues, comme si elle traçait des cercles de plus en plus serrés autour d'un point invisible.
Une sensation persistante l'habitait. Pas tout à fait un appel, plutôt une résonance. Un écho à son propre vide, mais différent — comme une faim qui répondrait à son absence. Cette nuit, cette impression était plus forte que jamais.
Ace s'arrêta sous un lampadaire dont la lumière vacilla à son approche. Elle leva les yeux vers les gouttes qui traversaient le halo jaunâtre avant de disparaître dans l'obscurité. Chacune existait brièvement, puis s'effaçait. Comme tout ce qu'elle touchait.
Sauf ce masque.
Le souvenir du musée flottait dans sa conscience. Ce masque Dogon qu'elle n'avait pas effacé. Cette trace qu'elle avait laissée, délibérément, sur le socle. Pendant des années, elle s'était résignée à sa nature — être l'absence, le vide qui absorbe tout. Mais ce simple geste avait éveillé en elle une possibilité troublante : et si elle pouvait choisir ce qu'elle effaçait ?
Un frisson qui n'avait rien à voir avec la pluie parcourut son corps. Au loin, les lumières d'une tour de verre perçaient le rideau de pluie. Superna Corps. Le royaume de l'Orgueil. Et quelque part dans cette tour...
Ace reprit sa marche, cette fois avec une direction précise. La sensation s'intensifiait à chaque pas, comme si quelque chose répondait à sa présence. Ou quelqu'un.
Trois lampadaires s'éteignirent successivement sur son passage, plongeant la rue dans l'obscurité. Une voiture s'immobilisa silencieusement, son moteur coupé sans avertissement. Un chat qui traversait la rue s'enfuit en un éclair, son instinct l'avertissant d'un danger que les humains ne percevaient pas.
Contrairement à d’habitude, depuis qu'elle avait pris conscience de ce qu'elle était, Ace n'était pas simplement la cause de ces extinctions. Elle en était le témoin conscient. Et quelque part, au cœur de ce vide qu'elle portait, une curiosité nouvelle s'éveillait.
Pour la première fois, l'Absence cherchait activement quelque chose.
Ace était déterminée, un état aux antipodes de sa léthargie familière. Ses pas, imperceptiblement, prenaient de la vitesse. Son allure gagnait en assurance. Le temps de l’errance appartenait au passé. Désormais, elle sentait la motivation monter en elle. C’était étrange. Quelque chose de tellement opposé à sa nature profonde qu’elle ne paraissait même pas réaliser ce gain soudain en vitalité.
La pluie continuait à tomber violemment. N’avance plus, semblait être porté par les bourrasques. Ne te presse pas. Arrête-toi, repose-toi. Pourquoi te précipites-tu ainsi ?
Mais quelque part au-delà du vent et de la pluie, cette vibration persistait. Elle s'amplifiait, comme une corde tendue entre deux points qui commencerait à vibrer plus intensément. Et à mesure qu'Ace avançait, la résonance devenait presque tangible — un fil invisible la tirant vers l'avant.
Elle remarqua alors un phénomène étrange. Autour d'elle, dans un rayon de quelques mètres, la pluie s'arrêtait en plein vol. Les gouttes restaient suspendues un instant puis s'évaporaient, créant une bulle de sécheresse parfaite qui se déplaçait avec elle. Ce n'était pas un acte conscient. C'était comme si son vide s'intensifiait, effaçant même la précipitation avant qu'elle ne l'atteigne.
— Je n'ai jamais fait ça avant, murmura-t-elle, tendant la main vers la frontière de cette sphère d'absence.
Un souvenir remonta à la surface, aussi vif que s'il datait d'hier. Orgueil, debout devant elle dans ce premier bureau qu'il s'était approprié, ses yeux brillants d'ambition et de certitude.
— Tu n'es pas qu'un concept, Ace. Tu es une force. Et les forces peuvent être dirigées, canalisées.
Elle avait refusé de le croire à l'époque. Comment diriger ce qui, par essence, était l'absence de direction ? Comment canaliser ce qui était le vide même ?
Pourtant, cette nuit, chacun de ses pas avait un but.
La pluie reprit brusquement autour d'elle alors qu'elle franchissait une intersection. Au loin, la tour de Superna Corps se dressait, arrogante, imposante. Des lumières brillaient à chaque étage, défiant la nuit. Une forteresse de volonté et d'ordre, l'incarnation physique de ce que Maxime représentait.
Ace s'immobilisa, surprise par une présence inattendue. Dans l'ombre d'un abribus, une silhouette élancée l'observait. Des cheveux auburn encadrant un visage aux traits acérés, des yeux qui luisaient d'un éclat presque métallique dans l'obscurité.
— Envie , dit simplement Ace, reconnaissant la jumelle sans avoir besoin de la distinguer clairement.
La nouvelle venue fit un pas en avant, sortant partiellement de l'ombre, tout en gardant une certaine distance avec son interlocutrice. Son regard passait d'Ace à la tour au loin, calculateur.
— Tu vas rendre des comptes à Maxime , constata-t-elle.
Ce n'était pas une question.
— Non, répondit Ace. Je cherche quelqu'un d'autre.
Un éclair de compréhension traversa le visage d'Inès. Ses lèvres se pincèrent légèrement.
— La petite. La dernière d'entre nous.
Ace ne confirma pas, n'en avait pas besoin. Le silence entre elles était chargé de décennies de non-dits, de chemins divergents, de tensions jamais résolues.
— Il ne te laissera pas l'approcher, avertit finalement Inès. Il a déployé des mesures... excessives. Même pour lui.
Ace observa sa sœur, cherchant le piège, l'angle. L'Envie ne donnait jamais sans attendre quelque chose en retour.
— Pourquoi me dis-tu cela ?
Un sourire fugace, presque douloureux, effleura les lèvres d'Inès.
— Peut-être que je veux voir son précieux ordre... perturbé.
Elle se détourna, disparaissant dans la nuit sans un mot de plus. C'était typique de l’Envie — apparaître juste assez longtemps pour semer le trouble, puis s'évanouir.
Ace reprit sa marche, cette fois d'un pas plus déterminé. Les paroles d'Inès n'avaient fait que confirmer ce qu'elle pressentait déjà. Maxime protégeait quelque chose — ou quelqu'un — avec une intensité inhabituelle. Ce qui signifiait que cette chose, cette personne, était d'une importance cruciale.
À mesure qu'elle approchait de Superna Corps, les signes de sa présence devenaient plus marqués. Un pâté entier de maisons plongé soudain dans le noir. Les alarmes de voitures qui se déclenchaient en cascade avant de s'éteindre tout aussi brusquement. Des passants qui ralentissaient, comme saisis d'une fatigue soudaine et inexplicable.
Pour la première fois, Ace était pleinement consciente de ces effets. Elle les observait, non plus avec résignation, mais avec une attention nouvelle. Était-ce vraiment inévitable ? Ou était-ce simplement ce qu'elle avait accepté comme inévitable pendant si longtemps ?
Au pied de la tour, la réalité de ce qu'elle s'apprêtait à faire la frappa soudain. Trente années d'errance et d'évitement, et voilà qu'elle marchait délibérément vers l'épicentre de ce qu'elle avait fui. Les portes vitrées de Superna Corps reflétaient sa silhouette pâle, fantomatique.
La sécurité était visible même de l'extérieur – gardes en costumes noirs, portiques sophistiqués, caméras pivotantes. Une forteresse moderne conçue non pas contre des intrusions ordinaires, mais spécifiquement contre elle.
Ace s'approcha lentement, observant un garde posté devant l'entrée principale. L'homme ne l'avait pas encore remarquée, absorbé par sa communication radio. Elle s'arrêta à quelques mètres, curieuse. Comment réagirait-il ? Que verrait-il en elle — une menace, une intruse, ou juste une femme trempée par la pluie ?
Elle n'eut pas à attendre longtemps. L'homme tourna la tête, son regard croisant le sien. Pendant un instant, il la fixa sans comprendre, puis ses yeux s'écarquillèrent légèrement. Sa main se porta instinctivement vers son arme, puis s'immobilisa en chemin.
— Mademoiselle... vous ne... pouvez pas...
Sa voix s'éteignit progressivement. Ses paupières s'alourdirent. Il lutta visiblement, son entraînement se heurtant à cette somnolence soudaine qui l'envahissait. Puis, comme une marionnette dont on aurait coupé les fils, il s'affaissa contre le mur, glissant lentement jusqu'à être assis sur le sol, profondément endormi.
Ace s'approcha de lui, le considérant avec une curiosité teintée de regret.
— Ce n'est pas toi que je cherche à effacer cette fois, murmura-t-elle, bien qu'il ne puisse l'entendre.
Les portes automatiques s'ouvrirent à son approche, puis se figèrent à mi-course. Les lumières du hall d'entrée vacillèrent, certaines s'éteignant complètement. Une alarme silencieuse devait s'être déclenchée quelque part, car un volet métallique commença à descendre, puis s'arrêta à mi-hauteur, comme si son mécanisme avait soudain été privé d'énergie.
Ace se glissa sous le volet et pénétra dans le hall désert. Sur un écran mural, les étages de la tour s'affichaient — soixante-dix niveaux au-dessus du sol, et cinq en sous-sol. Mais avant qu'elle puisse s'en approcher davantage, l'écran scintilla et s'éteignit, comme tous les autres appareils électroniques à proximité.
Elle sourit malgré elle. Orgueil avait dû prévoir de nombreuses défenses, mais comment se protéger contre ce qui, par essence, était l'effacement même ? Chaque système déployé contre elle devenait inopérant à son approche.
Elle s'avança vers les ascenseurs, mais s'arrêta avant de les atteindre. Un frisson parcourut son échine — la résonance s'intensifiait, mais elle ne venait pas d'en haut. Elle venait d'en bas.
Ace se dirigea vers une porte marquée "Escalier de Service", ignorant les ascenseurs. Elle avait une certitude inexplicable : ce qu'elle cherchait se trouvait sous la terre, pas dans les hauteurs que Maxime affectionnait tant.
Alors qu'elle s'engageait dans l'escalier faiblement éclairé, les lumières s'éteignirent une à une derrière elle, comme pour effacer son passage. Mais pour la première fois, cet effacement ne lui semblait plus être une malédiction. C'était un outil. Un chemin.
Un étage en-dessous. Puis deux. À chaque palier, la vibration s'intensifiait. Au niveau -3, elle fut presque submergée par cette sensation — comme si quelque chose répondait activement à sa présence maintenant.
Une plaque discrète sur la porte indiquait simplement : "Protocole Chrysalide".
Ace posa sa main sur la poignée, sentant le métal froid sous ses doigts. Le mécanisme de verrouillage électronique avait déjà cessé de fonctionner à son approche. Elle poussa la porte, qui s'ouvrit sans résistance.
Un long couloir blanc s'étendait devant elle, menant à une autre porte à l'extrémité. Les lumières ici étaient différentes — plus douces, tamisées. Elles vacillaient à son passage mais ne s'éteignaient pas complètement, comme si elles étaient alimentées par une source différente.
Alors qu'elle avançait dans le couloir, une voix familière résonna derrière elle.
— Je savais que tu finirais par venir.
Ace se retourna lentement. Roxy se tenait là, élégante comme toujours dans son tailleur impeccable, mais son visage trahissait une tension inhabituelle.
— Qu'est-ce que le Protocole Chrysalide, Luxure ?
Roxy la considéra un long moment, comme évaluant ses options, pesant ses loyautés.
— La réponse à ta question se trouve derrière cette porte, dit-elle finalement, désignant l'extrémité du couloir. Mais je dois te prévenir, Ace. Ce que tu cherches n'est pas ce que tu crois.
— Que crois-tu que je cherche ?
Un sourire triste effleura les lèvres de Roxy.
— Une fin à ta solitude. Un sens à ton errance.
Elle fit une pause.
— Tu ne les trouveras pas là-bas. Du moins, pas comme tu l'imagines.
— Tu ne m'arrêteras pas ?
— Je ne suis pas Irène. Et je ne suis pas Maxime.
Roxy se décala légèrement, libérant le passage.
— Certaines attractions sont inévitables, même pour nous.
Ace hocha la tête, comprenant implicitement. Chacun d'entre eux avait sa nature, sa fonction. La Luxure reconnaissait le désir, même quand il prenait des formes que l'Orgueil refusait d'accepter.
Elle reprit sa marche vers la porte du fond, sentant le regard de Roxy dans son dos. La vibration était presque douloureuse maintenant, comme une corde tendue à l'extrême. Derrière cette porte...
Ace posa sa main sur la dernière barrière, et une vague de froid parcourut le couloir, éteignant finalement toutes les lumières restantes. Dans l'obscurité complète, seule la vibration existait encore, un guide invisible mais certain.
La porte s'ouvrit.
Au centre d'une pièce aux murs couverts d'écrans se tenait une petite silhouette. Une enfant aux cheveux châtains et aux yeux d'une intensité troublante.
Leurs regards se croisèrent, et le monde sembla s'arrêter de tourner.
Le vide rencontra la faim.
L'absence trouva son écho.
— Je t'ai vue dans mes rêves, dit simplement l'enfant, sans peur, sans surprise, comme si elle avait attendu ce moment toute sa vie. Tu es celle qui a froid.
Ace sentit quelque chose d'étrange se produire en elle — comme si un gouffre ancien commençait enfin à se combler.
— Et tu es celle qui a faim, répondit-elle doucement.
Avant qu'elles ne puissent échanger un mot de plus, une voix tranchante brisa le moment.
— Éloigne-toi d'elle, Ace.
Maxime se tenait dans l'embrasure d'une autre porte, son costume noir impeccable contrastant avec la pâleur de son visage. Dans ses yeux brillait une émotion qu'Ace n'avait jamais vue chez lui auparavant.
La peur.

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