Prologue

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Il avait vu les bras pendants des barrières depuis la terre ferme. Les éclats vermeils lui évoquaient la couleur de la rouille, une hypothèse réfutée alors que son hélicoptère s’approcha du navire ; l’hémoglobine maculait le rafiot.

L’appareil ne prit pas la peine de stationner au-dessus du pont. Le soldat jugea à l'œil les quelques mètres de hauteur et la position de la passerelle. Quatre secondes plus tard, il se jeta par la porte ouverte les pieds en avant. L’atterrissage se fit dans un vacarme de tôles froissées. Les charognards s’éparpillèrent en piaillant, mais revinrent alors que la créature se redressait sur ses pattes mécaniques.

De leurs petites billes noires, les pétrels dévisageaient l’intrus qui venait troubler leur festin. Sans doute les palmipèdes attendaient-ils que cet animal de fer ne touche en rien ce généreux casse-croûte.

L’homme à la peau d’acier scruta le carnage. À mesure qu’il avançait, ses yeux, libérés de son casque, balayaient les zones. Pas une seule n’était épargnée de cadavres, d’organes et de sang. Celui-ci avait gelé sur le pont recouvert d’une fine couche de givre, un mélange grossier de pourpre et de blanc. L’éclaireur jugea à l’odeur encore forte que le massacre devait dater de la veille, peut-être de quelques heures à peine. La mer de Barents gardait à distance les premières rudesses de l’hiver nordique et par conséquent, les traces fraîches que l’assassin a semées derrière lui.

Dans les cabines, les scènes se répétaient. Les corps jonchaient le sol. Contre les murs repeints d’un rouge sombre reposait parfois un amas de chair, des dépouilles broyées par les griffes et les crocs d’une terrible bête. Partout le souffle de la mort écrasait celui de l’Arctique.

Il n’y avait aucun survivant.

— Snow Fire, au rapport.

La voix dans son récepteur se frayait difficilement un chemin dans la cacophonie des pétrels.

— La voie est libre, affirma le soldat.

De retour sur la passerelle, il vit l’hélicoptère établir un vol stationnaire au-dessus du navire-charnier. À l’attention de l’équipe qui s’apprêtait à descendre, il ajouta :

— J’espère que vous avez le cœur bien accroché.

Les nouveaux arrivants réduisirent par leur simple présence le nombre d'agaçants volatiles. Parmi les soldats débarqués, certains ne purent résister à l’envie de vomir par-dessus bord. Snow Fire les regardait avec mépris, avant de se pencher sur l’analyste du groupe. Comme les autres, celui-ci était emmitouflé dans une tenue tactique hivernale patchée “ IRIX “. Un engrenage en guise de symbole figurait juste sous les lettres. L’homme, assis sur une chaise pliable, s’affairait sur son ordinateur portable. Un collègue se chargeait de décrire à la hiérarchie le sanglant tableau qu’ils venaient inspecter. Tous deux avaient du mal à faire face à la nausée.

L’analyste pointa son écran d’un doigt. Là se superposaient images violentes et textes officiels, cartes du coin et clichés satellites.

— Ce bateau est norvégien, révéla-t-il. Son nom est Opprør*. D’après le journal de bord, il devait mouiller à Bergen dans quelques jours. L’alerte a été donnée par un boreï* qui patrouillait par là. Il a capté des fréquences bizarres, comme des cris entrecoupés. Avec l’arrêt inexpliqué du bateau en eaux russes, il n’a pas trouvé ça normal. Les ruskov* nous ont directement fait remonter l’info après avoir identifié depuis le ciel cette silhouette juste là, sur le ponton.

Il décrivit des cercles du bout de l’ongle sur une photo spécifique.

— C’est un Béhémoth équipé, admit-il. Un comme toi.

Son comparse, attentif à la déclaration, ne put s'empêcher de lancer “ un cousin, sans doute ! “. Snow Fire choisit de l’ignorer, non sans durcir son regard.

— Tout juste. La procédure des Russes est correcte. La cargaison ?

— Intacte. À l’évidence, de simples relevés de biologie maritime n'intéressent pas notre suspect. C’est au niveau des vivres qu’il y a eu une razzia.

— On dirait qu’il a eu faim.

— Tout un équipage passé à la moulinette pour de la bouffe, c’est tout de même insensé…

Le technicien s’écarta un peu de son appareil lorsque la brise se leva d’un coup. L’occasion de prendre une grande inspiration se présenta au même instant.

— Les éléments coïncident avec les tueries précédentes, enchaîna-t-il. Pour moi, pas la peine d’en attendre plus, on a affaire à Hell Gate.

Snow expira une longue bouffée d’air, un écran blanc impénétrable. L’analyste ne produisit qu’un minuscule nuage de vapeur à côté du géant en armure. Lui ne paraissait pas craindre les effluves putrides sévissant sur le bâtiment.

— Je me demande ce que fera IRIX quand on aura mis la main sur ce pirate, avoua l'homme assis. T'imagines un peu les chefs d’accusation à son procès ?

— Pas de procès. Il faudra le tuer dès que l’occasion se présentera.

Snow Fire parlait d’une voix à la forte autorité. La clarté de son timbre entrait facilement dans les oreilles, et sa profondeur permettait à ses propos de tourner un moment dans les têtes. Personne ne pouvait oublier le peu qui sortait de sa bouche.

Subitement, l’armure qui le cuirassait s’anima. Ses diverses pièces se mouvaient telles de grandes écailles, s’écartant et s’aplatissant au rythme du souffle de son porteur. Il tourna la tête vers l’écran.

— N’oublions pas que Gate se sert de notre technologie pour commettre ses atrocités.

Il marqua une pause, les yeux perdus vers les glaciers à l’horizon.

— Il ne peut pas être seul. Il reçoit de l’aide, un endroit où s’armer, quelqu’un pour l’aider à se déplacer.

Le Béhémoth plissa les paupières. Le vent fila et les nausées de son interlocuteur reprirent.

— Sait-on si d’autres bateaux ont vogué ici au cours des dernières heures ?

L’analyste se rua sur ses documents numériques.

— Oui, je peux même te dire que cette route maritime est généralement empruntée par un brise-glace, un habitué du secteur du nom de Mutnaya Voda*. Il est passé dans cette zone il y a moins de six heures, mais n’a pas signalé l’Opprør, ni même cherché à entrer en contact avec lui. Regarde, on le voit tout près sur les images sat’. Si les corps ne lui ont pas mis la puce à l’oreille, tous ces piafs auraient dû le faire.

Snow Fire s’écarta vers les rambardes du bord. Ses grommellements, à peine audibles, se mêlèrent aux percussions métalliques de son blindage. Les agents, comme mus par une pensée unique, firent un arrêt dans leurs recherches pour détailler le guerrier, à nouveau concentré vers la ligne lointaine. Les plus proches perçurent ses quelques mots :

Mutnaya Voda appartient à la Dakhma.

Enfin, il se détourna. Le soleil perçait tout juste le voile nuageux. Les rayons de lumière parcoururent aussitôt le pont et ses horreurs glacées. Seul le regard du Béhémoth parut s’enflammer, deux iris qui passèrent du brun aux braises en l’espace d’une éclaircie hasardeuse. Cette fois, tous purent entendre :

— La chasse aux pirates est ouverte. IRIX doit s’assurer que les cendres de Vataha restent froides à jamais.


***

*Opprør signifie “tumulte” en norvégien

*boreï : classe de sous-marin nucléaire russe.

*ruskov : synonyme de “russe”

*Mutnaya Voda signifie “eau trouble” en russe

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