Chapitre 1 - 1/2

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Blanc. Cela faisait des kilomètres que dehors, tout était blanc. En me penchant sur mon siège, je remarquai seulement que cette couleur virait au gris. Le jour devait sans doute décliner. Notre train, pourtant vétuste, nous isolait vaillamment de l’imperturbable blizzard.

Lassée de ma musique, j’ôtai mon casque. Mes yeux détaillèrent notre cabine miteuse pour la seconde fois depuis l’embarquement. La mélodie sinistre qui s’échappait du calorifère accompagnait la vision des joints de la fenêtre complètement moisis. Même mes ongles, qui frappaient la tablette pliable au centre, rencontraient d’étranges aspérités sur le plastique vieillot. Sans parler des tremblements qui nous ballottaient méchamment dès notre départ. Avant de monter à bord, je m’étais demandée comment cette chose pouvait encore se trouver en état de marche. Maintenant que le voyage avait bien commencé, je me posais la même question, mais avec un peu plus d’inquiétude.

Assise en face de moi, Vanika ne me prêtait aucune attention. Elle était perdue dans son livre, hypnotisée. Même mes grognements ne purent la tirer de sa lecture.

Je m’avachis dans mon siège, le regard vague. La voix de ma sœur prima soudain sur le chant du radiateur :

— Nous arrivons très bientôt.

Elle ne se détacha pas pour autant de son roman.

— C’est ce que tu as dit il y a une heure !

— La neige nous ralentit.

— Dis plutôt que c’est ce tas de ferraille. Tu entends tous les bruits bizarres qu’il fait ?

Je fis mine de tendre l’oreille. Elle garda la tête fixe.

— Ne sous-estime pas ce vieux diesel, Naila. Il a été au service de nombreux pays, et il est toujours là.

À demi agacée, je m'emparai à nouveau de mon smartphone, mais réfléchis un instant avant de savoir quoi faire de l’appareil. Ici, il n’y avait pas de réseau. J’avais fini le tour de ma bibliothèque musicale depuis un moment. Il ne me restait qu’à écouter des titres en boucle comme seule option. Très vite ennuyée, je le reposais finalement.

— Tu te rappelles de ce qu’on a dit, en partant ?

Vanika lâcha enfin son bouquin à la suite de ses propres mots. Il échoua sur la tablette à côté de mon mobile. Elle réitéra différemment :

— À l’aéroport de Naples ? Puis en descendant de l’avion à Tcheliabinsk, et à la gare…

— Oui oui, la coupai-je, par rapport aux “potentielles” questions qu’on pourrait me poser là-bas…

Je haussais les épaules.

— Je leur dirais la vérité, voilà tout.

Ce stage devait me permettre d’approcher et d’assister les bio-ingénieurs du site, tout en me permettant de m’essayer à la langue russe et de l’apprendre. C’était là une simple paraphrase de ce que j’avais mentionné dans ma lettre de motivation.

Vanika esquissa un sourire qui se fana aussitôt.

— En tant que tutrice et professeure principale, je me chargerais de réexpliquer au directeur, M. Catenae, les conditions de notre département quant à ta présence dans cette tour. J’espère qu’il n’aura pas trop de problèmes avec mon vocabulaire universitaire.

— Ils n’ont pas d’étudiants, là-bas ?

— Pas vraiment. Tu es une exception puisque c’est la hiérarchie d’IRIX qui a poussé pour toi. Et encore, il faut dire que c'est ton projet de devenir astronaute qui a fait le plus gros. J’ignore pourquoi, mais ça a eu l’air de plaire au directeur de la tour, alors…

— Honnêtement, je me serais contentée d’une base kazakhe* si la Dakhma me refusait.

— Et tu ne me dis ça que maintenant ?

Elle fronça les sourcils. Je vis la tension se profiler dans son cou et raidir ses épaules. Dès que nous avons posé les pieds sur le sol russe, j’avais bien vu que quelque chose la tracassait. En fait, cette souciance remontait à bien plus tôt : lorsque mon ordre de stage a été accepté par la Dakhma.

Je n’étais pas dupe. Cet accord ne lui convenait pas du tout.

— J’espère seulement que tout se passera bien.

— Tout le monde dit que les rapports avec les Sibériens sont excellents, donc…

— En effet, et nous avons de très bons agents en permanence là-bas. Mais il y a comme… un voile sur leur activité.

Son visage se couvrit d’appréhension.

— Nos infiltrés estiment qu’ils ont leurs petits secrets.

— Comme tout le monde.

Il m’a semblé que mon attitude nonchalante la crispait davantage que ses craintes elles-mêmes. Après tout, je n’avais jamais vécu de mauvaises expériences dans ma vie. Pour moi, arriver en retard ou quelques enfantillages propres au milieu scolaire ne constituaient en rien un drame. C'était là ce qui m'était arrivé de plus grave. Voilà sans doute pourquoi j’avais tant de mal à m’inquiéter.

Vanika expira un souffle d’irritation.

— Le directeur est déjà briefé. Tu resteras dans les labos avec une ingénieure de chez nous. Ce sera comme ça pour toute la semaine. Question de sécurité.

— Je croirais entendre Papa.

Avant mon départ, j’avais eu droit à une sérénade de mon père quant à la dangerosité de cet endroit. “ Ma fille, ces Sibériens ne plaisantent pas.” Mes suppositions personnelles découlant de cela étaient les suivantes : efficacité rimait avec sérieux. Les Sibériens devaient sans doute un peu trop l’être. Pas de quoi en faire tout un plat.

J’imaginais avec peine que le mal devait absolument frapper. Me frapper. Se faire disputer après avoir traîné dans les pattes du personnel, au pire.

Vanika s’était tue face au ton las de ma réplique. La comparaison avec notre père l’avait certainement touchée, même si elle était on ne peut plus fondée. Papa n’avait pourtant pas suscité la moindre préoccupation, sauf au moment de quitter la maison pour l’aéroport de Naples. Il s’était mis en tête d’absolument passer un coup de fil avant que je ne parte. Ceci fait, il m’avait serrée dans ses bras en m’assurant que des hommes seraient là pour me protéger, quoi qu’il en coûte.

Bons rapports ou pas, la Dakhma ne lui inspirait rien de bon à lui aussi.

Cela me désola de voir ma sœur à ce point pensive. Je tentais un autre sujet :

— Et le directeur, il est comment ?

Elle ouvrit des yeux ronds.

— Monsieur Catenae ? Grand, sombre et froid. Comme sa tour.

— Il est sympa ?

Il ne lui en aurait pas fallu beaucoup plus pour éclater de rire. Elle ne le fit pas, mais répondit simplement d’un geste négatif du doigt, le visage tiré.

— Au pire, Naila, il y aura quelqu’un pour veiller sur toi.

— C’est ce que m’a dit Papa.

Elle parut se relaxer un instant.

Vanika et Papa ne captaient pas les mêmes ondes, sauf que leurs boulots respectifs partageaient nombre de similitudes. Ils étaient deux maillons décisifs de la chaîne de commandement d’IRIX. Vanika supervisait le pôle de recherche en occident. Papa faisait partie du Conseil d’Administration de la firme. Pourtant, la compréhension entre eux deux n’existait pratiquement pas. Ils se prennaient la tête jusqu’aux repas de famille et s’envoyaient des avalanches de mails pour définir des choses aussi bêtes que la fourniture de stylos dans le département de recherche.

Mais concernant ma sécurité, ils s’accordaient à merveille. Je n’avais jamais été témoin d'une conversation aussi fluide que lorsqu’ils parlaient de moi, surtout de moi en Sibérie. J’avais déjà compris qu’au moindre bémol, je serais extradée.

— Papa m’a fait comprendre que plusieurs gars me fliqueraient.

— Très certainement ! Moi, je n’en ai mis qu’un seul. Un bon.

Je haussais un sourcil. La pique envoyée faisait partie de la stratégie habituelle suivante : chacun avançait qu’il faisait mieux son travail que l’autre.

— Naila, Papa parle beaucoup de la tour mais il n’y connaît strictement rien. Ses hommes n’ont sûrement vu le plan du bâtiment qu’une fois ou deux. Mon soldat fait des aller-retour entre IRIX et la Dakhma depuis trois ans maintenant. Il a largement appris à s’y battre depuis.

J’attendais qu’elle en dise davantage, mais elle ajouta que ce pion était très précieux. Se tournant vers le paysage trouble, elle assura formellement qu’elle ne pouvait griller sa couverture. Le mieux restait qu’aucun accident ne se produise et qu’il puisse continuer paisiblement son infiltration.

— Ton gars, c’est un Béhémoth ?

Vanika afficha un regard en coin suspicieux. Puis elle se détourna sans donner de réponse.

— C’est à cause du bateau norvégien, n’est-ce pas ?

Ma soeur referma ses mains sur les accoudoirs de son siège.

— Qui t’en as parlé ?

— Je ne suis pas stupide. Papa ne parle que de ça quand il passe un coup de fil. Toi aussi, j’ai vu l’attaché du mail que tu envoyais dans l’avion.

Comme moi plus tôt, elle s’enfonça complètement las dans le tissu du siège.

— Je ne rentrerai pas dans les détails. Seulement, nous avons des raisons de croire que la Dakhma aurait des informations sur cette attaque. Le directeur a nié pas mal de choses au téléphone, j’espère qu’il en sera autrement lorsque je l’aurai en face de moi.

Elle accola rapidement :

— Cette histoire ne te concerne pas. Pas même moi, d’ailleurs. C’est Snow Fire qui s’occupe de ce cas. Il m’a chargée de poser quelques questions, tant que j’y suis.

— Snow Fire… le beau gosse canadien ?

— Lui-même.

La conversation vira du tout au tout. Nous parlions comme des groupies de l’un des favoris de IRIX. Ce Béhémoth revenait souvent dans les manœuvres marketing de la société. Si son visage aux traits fins avait été le premier mis en avant, des qualités telles que son courage, sa force et son dévouement purent lui consolider une réputation très attrayante, surtout en Amérique du Nord et en Europe. IRIX avait fait résumer ses missions dans une poignée de courts-métrages qu’il montrait aux pays occidentaux. Ces films séduisaient du monde, en plus d’encourager les armées à tolérer la présence des Béhémoths, ces super-soldats en armure high-tech à leurs côtés. En outre, la propagande faisait un travail de qualité. Des échos prétendaient que sur le terrain, la réalité se rapprochait étonnamment de ces vidéos publicitaires.

Il nous fallut quelques minutes avant que notre conversation ponctuée de fous rires ne s’éteigne. Notre bifurcation sur ce sujet s'avérait l’avoir détendue un peu, et je m’en félicitais. Son poste cumulait les responsabilités d’un officier au sein d’IRIX et la rigueur d’une chercheuse universitaire. Quand elle n’était pas en classe d'ingénierie à parler de structures mécaniques complexes, Vanika, saucissonnée dans son treillis, allait s’assurer que les cuirasses des Béhémoths avaient été correctement assemblées sur leurs porteurs. Bien qu’elle n’en traitait qu’une vingtaine quotidiennement, cela suffisait à lui voler son temps comme son énergie, deux ingrédients qu’elle réinjectait difficilement dans sa santé.

Rire un bon coup n’allait définitivement pas lui faire de mal.

***

*base kazakhe : c'est au Kazakhstan que les Russes font décoller leurs fusées spatiales

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