Ruelles qui parlent, murs qui rient.
Le quartier s’éveillait lentement sous un ciel gris, mais pour nous, ce n’était jamais vraiment le matin. Entre les allées, les scooters grinçaient et les premières voix s’élevaient déjà. J’avais à peine passé la porte que je voyais Mânes, cigarette au bec, les yeux qui brillaient d’un mélange de malice et de calcul financier.
« Eh, toi ! » me cria-t-il en me voyant. « T’as vu le prix des Garous aujourd’hui ? Même les pigeons ont manifesté. »
Je secouai la tête. « Mânes, t’abuses toujours… »
« J’abuse ? » Il tendit son doigt comme un prof devant un élève.
« Mon cher, tu as dépensé combien pour ton dernier Kebab ? Tu sais que ça fait cinq sandwichs algérien,un paquet de blondes, deux pack de bières et une fille de joie, rien que ça. »
On éclata de rire, et comme toujours, la légèreté du moment cachait la tempête qui allait arriver. C’était un matin banal… jusqu’à ce que Kamel apparaisse.
Kamel, avec son sourire de requin affamé, arriva en trottinant comme s’il possédait le quartier. « Alors, t’as pensé à mon petit prêt de 500 € ou c’est encore dans ton plan d’épargne pour aller en Algérie ? » Maness haussa un sourcil, le regard noir. « Kamel, mon frère, tu sais bien que je ne prête pas pour récupérer. Moi je prête pour le spectacle ! »
Kamel éclata de rire, mais il savait très bien qu’il avait mis les pieds sur un terrain glissant.
« Oh, le spectacle ! C’est toi qui vas me rembourser avec des tours de magie ? »
Kamel fit mine de réfléchir profondément, puis, théâtralement, tira un billet imaginaire de sa poche. « Voilà, regarde ! Un billet de cinq cents euros… que tu ne verras jamais. »
Maness grogna, mais je savais qu’il adorait ce duel verbal. « Tu me prends pour qui, bouffon ? »
« Pour quelqu’un qui aime que les leçons soient gratuites… mais mémorables. »
Pendant ce temps, Alexis passait furtivement, sa démarche rapide et silencieuse, toujours dans sa bulle. À 23 ans, le gars avait tout vécu : manutention sur le port, Renault Sandouville, chef d’équipe, et un drame familial qui l’avait marqué à jamais. On le voyait rarement trainer, mais dès qu’il était là, il apportait une sorte de gravité lumineuse. Monsieur Leroy bricolait déjà son scooter à côté, et Alexis s’était installé pour l’assister, silencieux mais méthodique.
« T’as vu ça, Alexis ? » demandai-je en désignant la roue que M. Leroy essayait de remettre droite.
« Yep. Faudra changer la fourchette de suspension. »
M. Leroy grogna : « Ça, c’est pas juste du bricolage, c’est de la chirurgie mécanique. »
Alexis esquissa un léger sourire. « Pour moi, c’est comme ça qu’on survit. »
Et puis, il y avait Idriss et sa femme… le duo toxique du quartier. On les voyait rarement, mais quand ils apparaissaient, c’était pour rappeler à tout le monde que certaines bêtes noires ne disparaissent jamais vraiment.
« Eh, Idriss ! » hurla Kamel, croisant leur regard de serpent. « Arrête de faire croire que tu es un saint ! Tout le monde sait comment tu te comportes avec tes enfants. »
Idriss tenta de riposter, mais Kamel ne lui laissa pas une seconde :
« Tu crois vraiment que nous sommes dupes ? Tu parles aux policiers pour te couvrir, mais tout le quartier sait que le masque tombe dès que vous êtes à l’ombre. »
Sa femme, la voix aigre, tenta de crier, mais le quartier entier éclata de rire. « Ah, Kamel, t’as encore l’art de faire passer une humiliation pour un spectacle ! »
Le pire moment arriva quand les suprémacistes blonds, toujours à la
recherche d’un bouc émissaire, tentèrent de faire passer Idriss et sa femme pour les taupes du quartier. Mais Manêss, en véritable héros sarcastique, leur fit face :
« Arrêtez vos balivernes ! Tout le monde sait que vous êtes les balances du quartier. Vous voulez accuser les autres pour couvrir vos combines ? Même vos mères ne vous croiraient pas ! »
Ils reculèrent, rouge de rage, tandis que le reste du quartier applaudissait Mânes.
Et puis la scène qui allait marquer l’histoire… la bagarre légendaire avec le Père des Roms. Mânes avait réussi à leur vendre de l’or “faux” qu’il avait ramené d’Algérie. Quand ils sont revenus le chercher, il n’y avait plus de Mânes dans tout le Havre. Je ne dirai pas un coup de génie car je ne cautionnais pas son escroquerie, j’étais juste dépasser par sa ruse et sa malice.Trois mois après, le soir du retour de Manêss et de leur confrontation :
« Tu crois pouvoir m’arnaquer, toi ? » hurla le Père, brandissant un poing.
Mânes, impassible, répondit : « Cher ami, si tu savais combien d’astuces il faut pour faire disparaître un demi kilo d’or… »
Le choc fut monumental. Les poings frappaient, les cris résonnaient… et à la fin, Mânes s’en sortit avec le respect absolu de tout le monde, même des anciens adversaires, néanmoins du respect envers son coup de poing américain.
Mais c’est cette soirée d’été qui créa notre première grande embrouille : il rentra chez moi avec les deux filles roms, malgré mon interdiction stricte. Pour la première fois, je perdis mon calme.
« Mânes ! » hurlais-je. « Tu sais ce que tu as fait ? Tu veux qu’on attrape une MST ou les colonies de staphylocoques de miss Danton ?»
« Et alors ? » répondit-il avec un sourire innocent. « Elles sont avec moi, tu n’as pas à t’inquiéter mon Gars ! et puis tu as une baignoire et du gel douche, passons-les au lavage intensif ! »
Je faillis le frapper, mais je me retins, et il partit avec elles.
Le chapitre aurait pu s’arrêter là, mais le quartier ne dort jamais. Chaque coin de rue, chaque ruelle, chaque visage racontait une histoire. Et au milieu de ce chaos, Mânes restait notre icône, Alexis
notre ombre silencieuse, et même Idriss, malgré sa maltraitance envers ses enfants, faisait partie de la grande fresque humaine qui se jouait ici.
Et moi ? J’observais tout, essayant de tenir un équilibre entre rire et colère, admiration et exaspération, sachant que ce quartier, avec tous ses défauts et ses éclats de génie, n’avait aucun secret pour personne.
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