Un quartier, mille silences.

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Le quartier ne s’éveillait pas, il s’épanouissait. C’était un tableau vivant qui s’ouvrait sur une symphonie urbaine, où chaque ruelle était une ligne de partition, chaque façade un coup de pinceau. Les immeubles de briques, sentinelles discrètes, laissaient les rayons du soleil caresser leurs toits, comme une promesse de chaleur qui perçait les nuages bas du matin. Des éclats de rires d’enfants s’échappaient d’un jardin récemment aménagé, où des cabanes végétales semblaient être les forteresses d’un royaume oublié. Un parfum de verdure, subtil et tenace, s’élevait des parcs aux alentours, se mêlant à l’odeur du café fort et des cigarettes à peine allumées. C’était un Havre de paix, un refuge au cœur de la ville, où chaque habitant, chaque âme, semblait trouver sa place dans cette fresque complexe et paradoxale. Les murs ne parlaient pas, ils murmuraient. Ils murmuraient des histoires, des drames et des joies, dans ce quartier où la poésie se cachait derrière chaque coin de rue.

J’étais à peine sorti de mon immeuble que mon regard croisa celui de Mânes. Il était là, son visage une carte géo-politique de malice, un sourire en suspension sur ses lèvres, sa cigarette un point lumineux dans la brume du matin. Je m’apprêtais à lancer une de nos vannes habituelles, quand mon attention fut happée par un spectacle étrange, à quelques mètres. Léa, la mystérieuse fille du rez-de-chaussée, se tenait là, grande et fine, une silhouette presque éthérée dans le décor lourd de notre quartier. Ses longs cheveux blonds flottaient autour de son visage, ses yeux bleus perçants scrutaient l’horizon avec une intensité qui ne laissait personne indifférent. Deux de ses gros chiens, des molosses aux mâchoires puissantes, tiraient sur leurs laisses,

leurs aboiements rauques résonnant dans la ruelle. On ne savait jamais si elle était célibataire ou pas, mais ses visites nocturnes avec des motards rugissants, des silhouettes massives et tatouées, en disaient long sur une vie menée à l’extrême, au-delà des conventions.

« Eh, toi ! » me lança Mânes, son sourire un point lumineux dans le gris du matin. « T’as vu ça ? Les chiens de Léa ont un abonnement VIP au zoo… et elle, c’est le seul zoo sans animaux, juste des motards qui hurlent. Ça doit être sa passion, la mécanique… ou le cuir. »

Je ne pus m’empêcher de rire, un rire amer qui masquait ma frustration. Mon regard était rivé sur la scène. Juste à côté, le petit Maxime, 13 ans, turbulent et plein de rage, le visage tordu par une colère juvénile mais palpable, faisait un doigt d’honneur à la jeune femme. Son geste était provocateur, un défi silencieux à l’autorité invisible que Léa semblait incarner. J’avais beau le réprimander, je comprenais le gamin. Son père, un récidiviste des petites incartades, passait son temps entre la prison et le quartier, une figure paternelle absente mais omniprésente dans l’imaginaire du gamin. Sa mère, à bout de nerfs, les traits tirés par l’épuisement, passait ses journées entre les services sociaux et les plaintes de Léa. Cette dernière accusait Maxime de l’avoir maltraitée, elle et ses chiens, une litanie de plaintes qui résonnait dans le quartier comme un refrain aigre- doux. Malgré tout, l’amour de ce père pour son fils était une boussole qui l’empêchait de s’égarer complètement. Une sorte de bouclier invisible contre la dérive, une ancre jetée dans les eaux troubles de leur existence. La pauvre femme, prise au piège d’une vie chaotique, était devenue folle à lier entre les appels des services sociaux qui l’avertissaient sur le comportement turbulent de son fils, les rendez- vous chez les psys qui tentaient de démêler les nœuds complexes de l’âme de Maxime, et les plaintes récurrentes de la fille du rez-de- chaussée.

« Mânes, tu trouves ça drôle ? » demandai-je, en le regardant d’un air grave. « Le gamin fait ce qu’il voit. Elle traite ses chiens comme des trophées, pas comme des êtres vivants. »

« Ah, mon Gars, il a raison le petit ! » répondit-il, en secouant sa tête, une lueur d’approbation dans le regard. « Quand on voit comment

elle traite ses chiens, elle mérite d’être traitée de la même manière. J’ai bien vu comment elle a tiré la laisse sur le dernier toutou, on aurait dit qu’elle était en train de traîner sa charrue. Elle a le tact d’une brute, cette femme. »

À ce moment précis, Alexis, silencieux et méthodique comme à son habitude, et M. Leroy, son vieux scooter sous le bras, s’approchèrent de nous. M. Leroy, le visage buriné par les années et les soucis mécaniques, grogna en désignant Léa du menton.

« C’est pas étonnant que le gamin réagisse comme ça », commença

M. Leroy, sa voix rauque se mêlant au bruit des scooters lointains.

« J’ai vu cette fille, elle a le don de maltraiter tout ce qu’elle touche. Ses chiens, ses motards… c’est une profession de foi chez elle. » Alexis, les mains maculées de cambouis, mais le regard clair, acquiesça d’un mouvement de tête. « C’est la loi de l’écho, M. Leroy. Ce qu’on projette, on le reçoit en retour. Maxime ne fait que lui renvoyer son propre reflet, déformé par l’adolescence et la colère.

Elle sème la violence, elle récolte la rébellion. »

« Exactement ! » s’exclama Mânes, ravi de trouver des alliés dans son indignation. « Et puis, ses histoires de plaintes, c’est du cirque. Elle veut juste faire chier le monde, cette femme. Elle est comme un moustique, elle pique sans raison. »

Le ton léger masquait la gravité du sujet. La colère montait, une vague sourde de frustration face à l’injustice et l’impuissance. Un peu plus tard, alors que je passais devant l’immeuble des

Antillais, j’entendis des rires et une musique entraînante s’échapper de leur appartement. Ils habitaient à deux immeubles du mien, dans la même ligne de bâtiments, un îlot de vie vibrante au milieu de l’uniformité du béton. Une dizaine de silhouettes, avec leurs locks, leurs rastas, leurs vêtements colorés, leur musique reggae qui s’échappait de la fenêtre ouverte, et leurs rires tonitruants, emplissaient le couloir. Ils étaient toujours respectueux et serviables avec moi, une courtoisie naturelle qui contrastait avec l’âpreté du quartier. Ils ne manquaient de respect à personne, et c’est pour cela que tout le monde les respectait en retour. Un cercle vertueux d’affection mutuelle. Alors que je m’approchais, deux d’entre eux, des colosses aux sourires éclatants, virent Léa passer.

« Yo, la belle plante ! » lança l’un d’eux, sa voix grave résonnant dans la ruelle. « Tu veux pas venir boire un ti’punch avec nous ? On a du bon son, et la soirée ne fait que commencer. »

Léa les regarda d’un air glacial, ses yeux bleus lançant des éclairs.

« Vos punchs, vous pouvez vous les garder. Et votre musique, elle me donne la migraine. Laissez-moi tranquille. »

Elle traîna ses chiens, un regard dédaigneux sur les visages des Antillais, qui, sans se vexer, haussèrent les épaules avec un sourire amusé. Mânes, qui avait assisté à la scène, ne put s’empêcher d’intervenir, un sourire sardonique aux lèvres.

« Alors, Léa, toujours aussi sociable ? » lança-t-il, un clin d’œil en ma direction. « On dirait que les motards, ça t’a rendu allergique aux bonnes manières. Mais t’inquiète pas, le quartier, c’est pas un club de rencontre, c’est une thérapie de groupe pour les âmes perdues. »

Léa s’arrêta net, ses yeux bleus perçants fixant Mânes avec une fureur contenue. « Occupe-toi de tes affaires, Mânes. Et de tes sales combines. Tout le monde sait comment tu roules les gens dans la farine. »

« Oh, la sainte ! » répliqua Mânes, un sourire moqueur. « C’est l’hôpital qui se fout de la charité. Toi et tes chiens, vous êtes la police du quartier, c’est ça ? Mais t’inquiète pas, les motards, ils sont pas flics, eux. »

Léa grogna, un son rauque qui s’échappa de sa gorge, et repartit, ses chiens tirant sur leurs laisses, laissant derrière elle un sillage d’amertume. Les Antillais, amusés, m’offrirent un verre, puis ils me montrèrent un scooter.

« Ça, c’est de la magie ! » me dit l’un d’eux, en pointant du doigt la roue. « On a toujours aimé les scooters et les deux roues. C’est comme si on avait le vent des îles dans les cheveux. Ça nous rappelle chez nous. C’est la liberté, mon ami. Le goût de l’aventure, des routes sans fin. »

Je me suis installé avec eux, l’odeur du poisson grillé se mêlant à celle du rhum. Ils m’ont raconté leurs parties de pêche, leur passion secrète pour l’océan, loin de l’agitation du quartier. L’un d’eux m’a offert un poisson, un geste de générosité inattendue. J’étais choqué. Je n’avais jamais imaginé ces gens-là, avec leurs airs extravagants,

passés des heures à traquer les poissons. J’ai gentiment refusé le poisson et l’un d’eux m’a offert à fumer de l’herbe.

« Non, merci ! » dis-je en souriant. « Je ne fume pas. »

« Pas de problème ! » me dit-il. « On te respecte. On respecte les choix de chacun. »

Leur appartement, malgré sa taille modeste, grouillait de vie. Une dizaine de personnes, plus le couple qui avait au moins cinq enfants, dans un joyeux désordre. Le bruit des enfants qui couraient, des rires, de la musique, et l’odeur persistante d’herbe qui flottait dans l’air.

C’était un chaos organisé, une explosion de vie qui contrastait avec le silence parfois pesant de nos propres appartements.

Un jour, je me rendis chez Mr. Chemmam. L’ambiance dans son appartement m’a toujours rendu mal à l’aise. L’odeur du tajine, la lumière tamisée, et cette djellaba qu’il portait toujours. À peine

avais-je franchi le seuil qu’il se précipitait déjà sur son tapis de prière pour ses ablutions. Je me suis dit : « Pourquoi il m’invite si c’est pour se précipiter sur le tapis de la prière ? ». Je me suis assis sur une chaise en bois en l’observant faire ses ablutions.

« Il est temps de te purifier, mon fils », me dit-il, le regard intense, une fois sa prière terminée. « Ce que tes parents adoptifs t’ont fait, ce mensonge… Dieu te demande de pardonner. De leur reparler. C’est ça la vraie foi, le sacrifice. Tu devrais les appeler. C’est un devoir. Et tu devrais aussi venir à la mosquée avec moi ce vendredi. » Il insista lourdement sur la nécessité de me rendre à la mosquée, de prier avec lui, de me soumettre à la discipline de la foi.

Je suis resté silencieux un moment, mes pensées tourbillonnaient. L’homme qui me donnait des leçons de morale, qui prônait la pureté de l’âme et la droiture, était celui-là même qui préparait du porc tous les jours pour ses clients. Je me rappelai cette nuit où il m’avait dit que la viande de sa pizzeria était halal. Et moi, naïf, je l’ai cru. Il me donna une leçon sur le pardon, tout en me demandant de donner de l’argent à mes parents adoptifs qui m’ont menti toute ma vie, m’ont délaissé, rejeté. Je me suis demandé à ce moment-là : "Pourquoi il me juge alors qu’il vit un paradoxe dans sa vie ? ».

« Mr. Chemmam, ce n’est pas à moi de juger votre vie, mais quand vous me parlez de la grandeur de l’islam en servant du porc tous les

jours, c’est plus qu’un paradoxe, c’est une hypocrisie », répondis-je calmement.

Son visage s’est fermé, ses yeux s’assombrissaient. « Tu ne peux pas me juger. Ma foi est mon affaire, et tu ne sais rien de la vie que je mène pour nourrir ma famille. »

La discussion fut coupée court. C’est après la visite d’un de ses amis, qui est aussi un ami à Mânes, que j’ai su la vérité. J’étais naïf, mais j’avais un instinct de détective. J’ai vu le nom de Mr. Chemmam sur la liste des appels du portable de ce fameux ami, un dealer de cocaïne. L’énigme était résolue. Je ne pouvais plus faire confiance à cet homme. J’avais un ami en moins, mais une leçon de plus sur la nature humaine. J’ai coupé court notre relation.

En rentrant chez moi, je me suis dit que ce quartier n’était pas un enfer. C’était un tableau paradoxal, un mélange d’humanité, d’humour, d’absurdité et de drame. C’était mon Havre. Et j’étais le seul à pouvoir le raconter. J’avais trouvé ma mission.

Le soir venu, alors que la ville s’habillait de lumières tamisées, je me suis rendu sur les hauteurs de mon quartier. Le vent y était plus vif, un souffle marin qui transportait les échos du port, le chant lointain des cargos et le silence pesant des docks. La vue qui s’offrait à moi était un chef-d’œuvre. Le soleil mourant peignait le ciel de teintes pourpres, de rouges sanglants et de violets électriques, comme une toile de maître que personne n’aurait osé imaginer’ Les lumières de la ville, des milliers de points de feu, scintillaient en contrebas, un tapis de diamants éparpillés sur le velours sombre de la nuit qui venait. Assis sur un parpaing encore tiède, un gobelet de thé à la menthe entre mes mains, je regardais le spectacle. Le ciel infini, les lumières de la ville, les murmures du vent… tout se fondait dans une harmonie parfaite, une symphonie silencieuse qui emplissait mon âme d’une paix inattendue. C’était la fin d’un chapitre, la promesse d’un autre. Le Havre ne dormait jamais, mais il savait se faire beau pour ceux qui prenaient la peine de l’observer.

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