Le refuge des masques

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L’immeuble, ce cube austère, n’était pas seulement un refuge de béton. Il était une ruche de destins croisés, un carrefour d’histoires que l’on ne décrypte qu’avec la patience. Loin de la rumeur du quartier, c’est dans le silence des escaliers que l’énigme de Mr Chemmam m’a été offerte, comme un premier cadeau empoisonné. La première fois, nos regards se sont accrochés, et le son de l’arabe, notre langue maternelle commune, a jailli de nos lèvres comme un murmure. C’était la clé de l’intimité, le sésame de la confiance. Il était Marocain, naturalisé, moi d’une autre terre mais de la même sève. Dans cette mosaïque où chacun cherchait sa place, je croyais trouver en lui un ami, un grand frère, un guide. J’étais naïf.Son appartement, un reflet du mien, devint mon sanctuaire. Dès qu’il m’apercevait, il m’accueillait, me poussait à l’intérieur avec une urgence presque théâtrale. Il se précipitait à la salle de bain pour faire ses ablutions, ou se mettait sur son tapis de prière, le visage tourné vers l’est. Le thé à la menthe fumait, une offrande de bienvenue.

J’observais la scène, fasciné par cette spiritualité qu’il m’offrait à bras ouverts. J’étais athée, mais son calme, sa ferveur, étaient une mélodie pour mon âme tourmentée. Je voulais croire à ce refuge de piété, à ce tableau de sérénité, même si au fond de moi, je savais qu’il y avait une dissonance, une fausse note. Comment cet homme, qui avait su se couler dans les méandres de la vie occidentale pour devenir un pizzaiolo prospère, qui avait appris la langue de Molière assez bien pour se faire naturaliser mais pas assez pour la maîtriser, pouvait-il incarner une foi aussi absolue ? Le paradoxe m’étouffait. Puis il y a eu Fatiha, une autre Algérienne, une autre énigme. Son

obsession : la religion, les traditions, les coutumes. Elle jouait elle aussi un rôle, celui de la veuve éplorée, seule avec ses deux enfants. Le drame s’est transformé en comédie noire quand la vérité a éclaté : son ex mari n’était pas mort, il était bien vivant, Français de souche. Le mensonge, cette fois, n’était pas une contradiction religieuse, mais une contradiction sociale. Pourquoi cette honte ? Pourquoi la honte d’admettre qu’elle était mariée à un Français ? La question me hantait. Avait-elle peur du jugement de la communauté, de la perte de sa réputation ? Cherchait-elle à préserver une image de pureté pour pouvoir se remarier avec un musulman, comme si son passé devait être effacé, réécrit, pour coller à une idée de tradition qu’elle s’était construite ? Elle ne travaillait pas, mais possédait deux voitures, comme un autre mystère flottant au-dessus de sa vie pieuse.

Leur humanité à tous les deux m’échappait, et mon regard, celui de l’observateur naïf, se perdait dans ce labyrinthe de non-dits et de masques. Dans ma naïveté et ma bonté, je donnais des friandises à son fils, je voulais croire qu’il était orphelin, privé de père. Cela commençait par des sucreries, et s’est terminé par une console de jeux, car si je pouvais, j’aurais offert l’univers entier à tous les enfants. Mon cœur saignait pour les miens, j’ en suis toujours brisé, privé d’une partie de moi, à cause d’une justice inhumaine et d’une nymphomane maléfique. Ce quartier, ces énigmes, ces enfants, tout me renvoyait à ma propre histoire, à ma blessure, à ma quête de sens. Chaque geste de générosité, chaque acte de bonté était un écho de mon propre manque, une façon de guérir l’enfant que je ne pouvais plus être, et de donner aux autres ce que l’on m’avait volé. Mon regard était un miroir, reflétant non seulement le quartier, mais aussi ma propre âme. Ce roman, ce n’est pas une autobiographie, mais il est la somme de mes expériences, de mes cicatrices, de mes espoirs. Je ne cherchais pas seulement un toit dans ce quartier, mais un chemin vers la rédemption, vers la lumière, même si elle était parfois voilée par le mensonge et la contradiction.

Le quartier, ses habitants, leurs paradoxes, leurs énigmes… tout cela n’était pas seulement une matière pour un roman, mais la substance même de ma propre quête. J’étais un narrateur, un spectateur, un acteur, un juge et un enfant à la fois. Et je savais que plus je resterais,

plus les secrets s’épaissiraient, plus les contradictions me bousculeraient, plus je serais forcé de regarder en face ma propre humanité.

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