Rires, Racines et Ruines.
Rires, Racines et Ruines.
Le Havre, ce port, ce cube de béton où la mer et le ciel se disputent la lumière, m’était devenu plus qu’un simple lieu de résidence : c’était un symbole. Chaque pavé, chaque lampadaire tordu par le temps, chaque graffiti naïf ou audacieux, me rappelait que j’étais chez moi depuis 2007. Mes enfants, nés ici, portaient la ville dans leur rire, dans leurs yeux, dans ces petites aventures qui transforment un simple trottoir en territoire mythique. Et pourtant, derrière cette poésie urbaine se cachait le théâtre des absurdités humaines. Ici, chaque sourire pouvait dissimuler un mensonge, chaque poignée de main un calcul, chaque rendez-vous de quartier une tragédie comique.
C’est là que vivait Sylvie, 45 ans, héroïne involontaire de ses propres catastrophes. L’alcool était son costume de scène, Carrefour son théâtre. Elle courait entre son appartement et les rayons de produits en promotion comme une funambule ivre sur son fil. Voler ? Oh, une formalité. Se faire griller ? Pff, détail sans importance. Et malgré les interventions des services sociaux, elle continuait son rituel avec la persistance d’un chat qui retombe toujours sur ses pattes.
• Eh, toi, encore là ? me lança-t-elle un soir en titubant, un mélange de drame shakespearien et de comédie burlesque.
• Je passe juste, répondis-je, prudent.
• Tu devrais entrer, j’ai du rosé… ou du jus de pomme, je sais plus… on s’en fout !
Je refusai, bien entendu. Mon passé m’interdisait de plonger dans ce gouffre. Une relation précédente, compliquée, avait laissé des cicatrices, et Sylvie, malgré ses charmes, n’était pas une panacée.
Dans l’ombre du quartier, traînaient les suprémacistes blonds. Leurs chiens étaient plus civilisés qu’eux, et leurs voitures, antiques monuments de l’orgueil démodé, paraderaient honteusement dans n’importe quelle exposition de voitures d’occasion. Ils idolâtraient Jordan Bardella, Marine Le Pen, Jean-Marie Le Pen, mais leur culture se limitait à ces icônes et aux allers-retours entre le bar et les arbres pour digérer leur alcool frelaté.
• Bardella a raison, cria l’un, le regard fier, tout en caressant son chien comme si c’était un conseiller politique.
• Et Marine ! La vraie France, dit l’autre, en mâchant son chewing-gum d’une manière que même les canards du port auraient jugée grossière.
• Les immigrés… c’est tout pourri ici… on devrait…
• Les autres religions…faire quoi ? conclut le troisième, l’œil brillant d’un archevêque autoproclamé avec une foi mal digérée.
Et quand le sujet glissait vers le foot ou la cuisine, le racisme s’infiltrait subtilement, comme une herbe folle dans un jardin bien ordonné :
• Le couscous ? Bé, c’est pas français.
• Et Cr7… un étranger qui nous bat, t’imagines ?
Tout ceci, je l’observais avec un mélange de stupéfaction et d’ironie : des idéologues de pacotille, jouant à la suprématie dans un microcosme de HLM, soutenus des fois par quelques fonctionnaires de police partageant la même idéologie, est ce l’héritage d’une présence policière dans ce quartier qui a duré plusieurs décennies ? mais que je ne pouvais pas juger car, comme toujours, je ne faisais que constater.
Puis il y avait la famille rom. Le père, tabac et paris clandestins, les filles à peine majeures, habillées de manière indécente, conduisant les voitures comme des princesses dans un conte de la corruption. La prostitution n’était un secret pour personne, et moi, simple témoin, je n’intervenais pas. Jusqu’au jour où l’une d’elles, A., me demanda innocemment :
• Tu peux me déposer en scooter ?
• Non, dis-je calmement, je ne veux aucun problème.
Et j’ai compris, une fois encore, que le quartier n’était pas fait pour la paix, mais pour tester ma vigilance et ma paranoïa, devenue une sorte de superpouvoir.
À l’opposé de cette turbulence, la famille cap-verdienne offrait un contraste édifiant. Au début, chaleur, sourires, dialogues prolongés, le genre de rencontres qui réchauffent un cœur endurci par la vie urbaine. Mais un jour, le masque est tombé. La mère, employée chez Carrefour, passait son temps à me balancer aux collègues, m’espionnant pour des détails absurdes. Grâce à Achraf, un jeune stagiaire qui m’apporta un enregistrement de ses horreurs, je compris que ma paranoïa était une carapace nécessaire : le quartier était un théâtre, et je devais être acteur et spectateur en même temps.
Dans cette folie urbaine, les visages, les rituels et les contradictions formaient un carnaval de masques et d’illusions. Kamal, Mr Chemmam, Fatiha, Sylvie, les suprémacistes, les roms et les cap- verdiens n’étaient pas seulement des personnages : ils étaient des miroirs de ma propre humanité, des déclencheurs de sarcasme et d’ironie, des témoins de la comédie humaine que j’étais condamné à observer.
Et moi, toujours narrateur, spectateur, juge et enfant, je souriais souvent à cette absurdité : mon quartier, avec son cimetière, sa patinoire et ses masqués, était un refuge et un terrain de jeu, un
théâtre où la poésie, la haine, la bonté et la lâcheté se mêlaient, toujours avec un humour noir, un sarcasme acéré et l’ironie d’une vie qui ne cessait jamais de me surprendre.
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