Tumultes et rupture de confiance.
Tumultes et rupture de confiance.
Assis sur un banc, un gobelet de café chaud à la main, je regardais les enfants du quartier jouer au foot. Le petit Maxime, toujours aussi turbulent, dribblait entre les autres gamins, son visage concentré dans l’effort. Leurs rires joyeux résonnaient dans la rue, une musique innocente qui tentait de se faire entendre au-dessus du bruit des scooters, un peu plus lointain maintenant. J’attendais M. Leroy, mon scooter garé à côté, son moteur toussant de manière inquiétante, comme un vieux chien fatigué. Un des Antillais, celui-là même qui s’était chamaillé avec les Laitier, vint s’asseoir à côté de moi, un sourire en coin.
« Ça va la Vie, frérot ? » me demanda-t-il, l’air aussi désinvolte que d’habitude.
« Toujours ! » répondis-je, lui tendant un gobelet de café. « Et toi, as- tu retrouvé tes deux-roues ? »
« C’est ça le problème avec les poulets », dit-il en allumant une cigarette et m’en tendant une, que j’acceptai volontiers. « Ils te prennent tes scooters mais la passion, ça ils ne peuvent pas te la voler ! C’est comme le soleil, ça brille, ça brûle, et ça ne s’éteint jamais. »
Nous fumions en silence, partageant ce moment de répit, le café chaud réchauffant nos mains.
M. Leroy arriva, à pied, l’air grave malgré le soleil généreux de l’après-midi. Ses cheveux gris étaient en bataille, son visage buriné
portait les marques du temps et des soucis, comme une carte routière de ses existences passées. Il me salua d’un geste de la main et s’assit à mes côtés, lançant un regard désabusé sur mon scooter garé en face du Carrefour City.
« Ça a besoin de plus qu’un coup de tournevis, ton machin », dit-il d’une voix rauque, teintée d’une mélancolie subtile. « Mais je peux y jeter un coup d’œil. Pour un petit billet, ça te reviendra moins cher qu’un garage qui te facturerait le sourire du mécano. »
Je le remerciai. L’Antillais, sentant le début d’une discussion plus intime, se leva discrètement. « Je vous laisse entre experts ! Je retourne mettre un peu de rhum dans mes veines, ça me réchauffera le cœur. À plus, les gars ! » Il nous quitta avec un large sourire, rejoignant ses amis plus loin, sachant qu’il s’agissait d’un moment pour un dialogue qui n’appartenait qu’à nous.
Je savais que M. Leroy, malgré son apparente jovialité et ses discours presque marxistes sur la solidarité humaine, entretenait une tristesse profonde, un mystère silencieux qui contredisait sa nature sociale.
J’avais vu les larmes dans ses yeux le jour où son propre scooter, son seul moyen de transport et de subsistance, lui avait été volé. Sa petite retraite l’obligeait à des bricoles pour joindre les deux bouts dans cette ville où la vie devenait un luxe. Je lui avais proposé mon aide, les voisins avaient même voulu cotiser pour lui en racheter un, mais il avait refusé. Le choc de ce vol semblait l’avoir brisé, comme si ce simple deux-roues était un prolongement de son âme.
« Vous n’avez jamais porté plainte pour votre scooter, M. Leroy ? » demandai-je, en désignant le mien. « Je me disais que ça valait le coup. »
Son visage se ferma, l’ombre d’un vieux chagrin passant dans ses yeux. Il garda le silence pendant cinq longues minutes, le temps s’étirant, les rires des enfants devenant lointains. La tristesse dans ses yeux se muait en une colère sourde, une douleur ancienne que les
années n’avaient pas éteinte. Il tenta de changer de sujet, de parler du temps, de la politique, du prochain match de foot, mais j’insistai, ma curiosité piquée au vif. Je devais savoir.
« Qu’est-ce qui s’est passé avec la police, M. Leroy ? Pourquoi tant de méfiance ? Vous ne croyez plus en eux ? »
Il fixa ses mains, ses doigts se serrant et se desserrant sur ses genoux. Puis, la digue lâcha.
« La police… la police, c’est comme le fleuve. Ça peut te rafraîchir, te transporter… ou te noyer. Ça peut être la source de vie ou le tombeau de tes espoirs. Et parfois, le fleuve est empoisonné, mon ami. J’ai vu ce poison. C’était il y a quelques années. Pas pour moi, non, pour une famille du quartier, des gens humbles, des amis. Une petite fille, à peine huit ans, pleine de vie, pleine de lumière. Elle est revenue un soir, brisée. Les mots manquaient, mais les silences hurlaient. Elle avait été… approchée. Par un homme. Un homme qui portait l’uniforme. Un homme qui était censé représenter l’ordre, la protection. Il avait profité de sa position, de la confiance que les gens placent dans ces symboles d’autorité. Il avait utilisé son insigne comme un bouclier, son pouvoir comme une arme pour asservir l’innocence. Un homme qui avait la puissance légale d’arrêter des voleurs, d’expulser des sans-papiers, de juger les actions des autres, était lui-même un prédateur. Il se cachait derrière l’écusson, derrière la loi, pour commettre l’indicible.
J’ai vu la famille se battre. J’ai vu la mère hurler sa douleur, le père, un homme solide, s’effondrer comme un château de cartes. Ils ont porté plainte, comme il se devait, comme on leur a dit. Mais l’institution, voyez-vous, a ses propres règles, ses propres silences. Des témoignages ont été minimisés, des preuves « disparues ». On a parlé de malentendu, de jalousie, de ragots de quartier. L’affaire a été étouffée. Ce fonctionnaire, cet individu, a continué à exercer. Il a continué à patrouiller dans nos rues, à croiser nos enfants, à exercer un pouvoir qu’il avait souillé. C’est là que le pacte entre l’État et le
citoyen se brise. Quand ceux qui jurent de protéger deviennent les agresseurs, et que le système lui-même les couvre. Comme le disait Machiavel, ‘Il n’y a pas de méthode plus sûre pour perdre un État que de le corrompre par la justice.’ Mais c’est une perte plus grande encore quand la corruption attaque les fondations, quand l’ordre se fait désordre, et que l’autorité se mue en oppression. La philosophie nous enseigne à questionner, à douter. Mais comment douter de ceux qui sont censés être les gardiens de la vérité et de la morale ? C’est le sophisme le plus cruel, le mensonge le plus dévastateur.
Alors, comment voulez-vous que je croie en eux pour un simple scooter volé ? Mon cœur, mon âme, ma confiance ont été emportés par ce fleuve empoisonné. Chaque fois que je croise un uniforme, je ne vois plus un protecteur, mais une interrogation, une fissure dans la façade de la justice. Chaque fois que je vois un enfant jouer, je me demande si l’ombre rôde encore, si le loup n’est pas déjà dans la bergerie. La confiance est un pont que l’on construit avec des années de droiture, mais que l’on détruit en un instant par la corruption. Et quand ce pont est rompu, on n’ose plus traverser le fleuve. Le vol de mon scooter, c’était rien. C’était un coup de canif dans mon quotidien. L’autre affaire, celle de cette petite, c’était un coup de poignard dans l’âme du quartier, dans l’âme de tous ceux qui, comme moi, avaient encore foi en une justice impartiale, en une autorité juste. J’ai cessé de croire en cette justice-là. Le système ne protège pas les victimes, il protège ses propres failles, ses propres monstres. Et nous, nous restons là, avec nos cœurs brisés, nos regards baissés, et le silence pour toute réponse. »
Alors qu’il se tut, un lourd silence s’installa entre nous, un silence si pesant qu’il sembla écraser les rires des enfants et le bruit des scooters. Je sentais le poids de son chagrin, une tristesse qui n’était pas un simple nuage, mais une tempête silencieuse qui faisait rage depuis des années, minant sa foi en l’humanité et en ses institutions.
Dostoïevski disait que si Dieu n’existe pas, tout est permis, murmurai-je.
Camus encore, dit-il, dans L’Homme révolté, parlait de révolte. La révolte n’est pas contre l’homme seul, mais contre l’ordre qui permet l’injustice. Nous nous révoltons par nos gestes, par notre mémoire, par nos paroles. Le monde légal peut trahir, mais le monde moral persiste.
Il se leva et pointa la rue, les HLM et les pavillons :
• Regarde. Les cubes de béton, les fenêtres illuminées, les pavillons aux jardins soigneusement entretenus. Les enfants qui jouent, les adultes qui rentrent du travail. Le monde continue, imparfait, fragile, mais beau. L’espoir persiste.
Et dans ce tableau, je vis la vie continuer malgré l’ombre. Les blessures restent, l’impunité persiste, mais la lumière se fraye toujours un chemin, même dans les fissures du béton.
Juste à ce moment, l’Antillais revint, une bouteille de vodka à la main, un grand sourire sur son visage. Il vit nos visages fermés et comprit que la discussion avait pris une tournure sombre et sérieuse. Il ne posa aucune question, son instinct lui soufflant de changer d’air, de ramener de la lumière dans cette noirceur subite.
« C’est bon, on arrête de parler de la vie, de la mort, et de la
justice ! » lança-t-il joyeusement, sa voix brisant le silence comme un coup de tambour caribéen. « On va parler de foot, de cuisine des îles, et de nos passions ! Venez, j’ai de quoi réchauffer l’âme ! »
Il nous tendit des gobelets et versa généreusement la vodka. On s’installa un peu plus loin, derrière l’immeuble, sur un autre banc, à l’abri des regards indiscrets, sous l’ombre bienveillante d’un grand marronnier qui semblait veiller sur nos âmes. Le soleil déclinant peignait le ciel d’or et de pourpre, et la chaleur humaine du quartier semblait l’emporter sur toutes les ombres, sur toutes les peurs, comme une couverture douce et réconfortante. On échangea des rires et des histoires, on refit le monde. Le foot était notre religion, nos
conversations tournant autour des exploits passés et des espoirs futurs, des équipes du Havre et des grands clubs européens, de la fierté du maillot et de l’ivresse de la victoire. Il y avait une douceur dans l’air, une chaleur qui n’avait rien à voir avec la température extérieure, mais tout à voir avec la chaleur des cœurs qui battaient à l’unisson.
Je regardai autour de moi. Le quartier était une entité à lui tout seul, avec ses cubes HLM de quatre étages qui se dressaient comme des sentinelles discrètes, leurs fenêtres s’allumant une par une, des points jaunes qui perçaient l’obscurité grandissante, comme autant de petits feux de camp dans la nuit. Les façades, autrefois grises, prirent des teintes de miel et de rouille sous les derniers rayons du soleil, révélant une beauté brute et authentique. Les odeurs de curry et de couscous, de tajine, de riz aux haricots rouges et de poulet braisé se mêlaient, créant une symphonie culinaire qui invitait au voyage, une invitation à travers les continents, le tout flottant jusqu’à nos narines, promettant des saveurs lointaines et des repas partagés. C’était ça, Le Havre, un brassage de cultures et d’histoires, de drames et de solidarité, qui se dressait là, majestueux dans son imperfection, avec toutes ses blessures et toutes ses beautés. Les enfants couraient dans tous les sens, leurs cris se mêlant au tintement des verres et aux éclats de rire. Les adolescents se chamaillaient, leurs voix pleines d’une énergie débordante, leurs rêves de grandeur s’envolant avec la fumée de leurs cigarettes. Les scooters faisaient encore du bruit, mais ce n’était plus une cacophonie, plutôt le lointain bourdonnement d’une ruche active, le battement de cœur incessant d’une ville qui ne dormait jamais vraiment. Et les vieux, comme nous, partageaient des histoires, des sourires, de la chaleur et du silence. C’était un tableau vivant qui s’écrivait à la lumière de la lune naissante, une épopée du quotidien, un murmure de vie dans le grand concert du monde
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