Un Pacte d’ombre, de lumière.
VI Un Pacte d’ombre, de lumière.
Le quartier n’émergeait pas, il explosait. Ce matin-là, le soleil de juillet, encore timide à l’aube, promettait une journée d’une clarté insolente, mais cette lumière ne parvenait pas à dissiper l’épais brouillard sonore qui enveloppait chaque recoin de nos rues. Ce n’était plus la symphonie urbaine des jours ordinaires, mais un vacarme assourdissant, un concert discordant de mécaniques vrombissantes et de rires déchaînés qui rebondissait sur les façades des immeubles de briques. Chaque ruelle, d’ordinaire une ligne de partition, semblait être devenue une caisse de résonance pour un rodéo incessant. Le parfum de verdure des parcs, d’habitude si apaisant, se noyait sous les effluves d’essence et de pneu brûlé. Ce matin, le Havre, mon havre de paix, se réveillait en un chaos vibrant, un paradoxe criant où la poésie des murs se heurtait à la prose brutale de la rue. Les oiseaux, eux-mêmes, semblaient avoir déserté les toits, laissant place à une cacophonie métallique et humaine.
J’étais à peine sorti que le spectacle se jouait déjà. Monsieur Laitier, un homme qui portait la soixantaine avec l’élégance discrète des vieux routiers de la mer, son visage buriné par les embruns et les soucis ménagers, se tenait à sa fenêtre du rez-de-chaussée, les mains crispées sur l’encadrement. À ses côtés, Madame Laitier, son chignon impeccable défiant la gravité comme le bon sens, les bras croisés, un œil froncé d’exaspération. Leurs regards, d’ordinaire si doux, lançaient des éclairs en direction du petit attroupement d’Antillais, en face de leurs immeuble , où une dizaine de scooters en pièces détachées jonchaient le trottoir. Les locks et les rastas s’agitaient au rythme des moteurs bidouillés, une bande-son
improvisée qui transperçait la quiétude matinale.
« Mais c’est pas possible, ça ! » hurla Monsieur Laitier, sa voix tremblante d’une rage contenue. « On est samedi, bon sang ! Un peu de calme, c’est trop demander ? On a soixante ans passés, on a le droit de prendre notre café tranquille, non ? »
Un des Antillais, un grand gaillard au sourire facile, le visage inondé de sueur, se tourna vers eux, une clé à molette à la main. « Eh, Papi ! Ça va ? On travaille, là ! Faut bien qu’on entretienne nos machines de guerre, non ? Le week-end, c’est fait pour ça, pour la mécanique et la bonne humeur ! »
Madame Laitier, le visage cramoisi, sortit la tête encore plus de la fenêtre. « La bonne humeur ? Mais vous nous cassez les oreilles avec votre ferraille ! On dirait que vous démontez un avion de chasse ! Et vos rodéos, la nuit, on en parle ? On n’a plus un instant de repos ! » Un autre Antillais, les yeux plissés par le soleil et une moue espiègle, répliqua : « Ah, Mamie ! C’est l’ambiance du quartier ! Faut s’y faire ! C’est mieux que le silence des cimetières à côté, non ? On met de la vie, du soleil ! »
Surgit alors le couple qui les hébergeait, des cousins éloignés venus de la Guadeloupe il y a quelques années. L’homme, les épaules affaissées, tentait d’intervenir. « Doucement, les jeunes ! Un peu de respect pour les anciens. Ils ont raison, c’est un peu bruyant. » Sa femme, plus directe, ajouta d’une voix lasse : « Et les scooters, vous pouvez pas les réparer ailleurs ? Ou chez un garagiste ? »
« Mais Tatie ! » s’indigna un des jeunes. « C’est nos bolides ! Et le garage, c’est trop cher ! Ici, c’est l’air frais, le soleil ! On partage notre passion ! »
Le ton montait, les répliques fusaient. Alexis et Mânes, qui venaient de nous rejoindre, observaient la scène avec des regards partagés.
Mânes, avec son sourire habituel, commenta : « Ah, ça, c’est le quartier ! Toujours un spectacle. Les Laitier, ils veulent le silence du couvent, mais ici, c’est la jungle. »
Quelques minutes plus tard, sirènes hurlantes, deux voitures de police déboulèrent dans la rue. Les appels au 17 des Laitier avaient enfin porté leurs fruits. Les agents, impassibles, firent le tour des scooters. Pneus lisses, pots d’échappement modifiés, absence de
papiers pour certains… La sentence fut rapide. Une dépanneuse arriva, et les bolides multicolores des Antillais furent embarqués, enfin quelques uns, sous leurs protestations vocales et la mine réjouie des Laitier.
« Enfin ! » souffla Monsieur Laitier, essuyant son front. « Un peu de paix. »
Mais le calme ne fut qu’un mirage éphémère. Une heure plus tard, comme par magie noire, la rue était envahie par un nombre encore plus impressionnant de scooters. Des nouveaux, des plus vieux, des encore plus bruyants. C’était comme verser de l’eau dans du sable, chaque tentative de contenir le chaos ne faisait que le démultiplier. Les Antillais, loin d’être abattus, avaient réquisitionné de nouveaux véhicules, leurs rires et leur musique reprenant de plus belle, comme un défi lancé au monde entier.
L’après-midi s’étira, mais le tapage ne fut pas le seul à hanter mes pensées. Le nom de Walid, comme une ombre persistante, commençait à murmurer dans les conversations. Walid, 47 ans, une figure quasi-légendaire du quartier, mais d’une légende sombre.
Voleur, braqueur notoire, il était détesté de tous, une plaie purulente que personne n’osait toucher. Sauf Mânes. Ou plutôt, sa cousine.
Mânes, d’ordinaire si désinvolte, laissait transparaître un dégoût profond pour Walid. « Ce mec, c’est une merde, mon Gars », m’avait-il confié un soir, sa voix rare de gravité. « Ma cousine, c’est une bonne meuf, elle mérite mieux que ce rat d’égout. Mais elle l’aime, elle lui fait des gosses, elle va le voir en prison aux quatre coins de la France. Elle est maso ou quoi ? » La cousine de Mânes, une femme effacée aux yeux tristes, passait sa vie à faire des allers- retours entre le quartier et les parloirs, parfois à des centaines de kilomètres. Son amour pour Walid, absurde et viscéral, était un mystère que personne ne comprenait, pas même Mânes, qui la voyait s’enliser un peu plus à chaque libération de son compagnon.
Ce soir-là, l’horreur a éclaté. Les murs ne murmuraient plus, ils hurlaient. Les voisins, des HLM d’en face aux petits pavillons, ont entendu les cris. C’était la cousine de Mânes. Walid l’avait encore battue, plus violemment que jamais. La police est intervenue, mais Walid, tel un fantôme des ruelles, avait disparu. La cousine, le visage
tuméfié, les larmes coulant sur ses joues rougies, était salement amochée. Les flics, lassés de ce cycle infernal, avaient lancé un mandat de recherche. Et Mânes aussi. Mais Mânes, lui, ne cherchait pas la justice. Il cherchait la vengeance.
Le soir tombait quand la rumeur a couru comme une traînée de poudre. Mânes avait retrouvé Walid. Endormi, recroquevillé dans une cave humide et sombre, comme un animal blessé. J’étais loin, mais l’écho de cette nuit a résonné en moi comme un coup de tonnerre.
Les jeunes du quartier, le visage pâle, racontaient ce qu’ils avaient
« entendu ». Mânes, que je croyais connaître, ce gars sympa, toujours prêt à rire, a révélé une autre facette. Une facette sombre, brutale, complexe. Il avait ramené des cordes, un taser. Et une batte de baseball.
« Il l’a pas loupé », raconta un jeune, les yeux écarquillés. « Un coup derrière la tête, et Walid, il s’est écroulé comme une merde. »
J’ai imaginé la scène. Mânes, le visage déformé par la rage, la lumière vacillante de la cave révélant l’étincelle de folie dans ses yeux. Walid, ligoté, la bouche bâillonnée, hurlant en silence, ses cris de douleur s’étouffant contre la moisissure des murs. Pendant cinq jours, l’enfer a eu lieu dans cette cave. Cinq jours où les hurlements de Walid ont transpercé le silence de la nuit, où la batte de Mânes a résonné comme un gong funèbre. Cinq jours où tout le quartier savait, tout le monde entendait, mais personne n’a bougé. La peur. La peur a eu raison de l’humanité, transformant chaque habitant en témoin silencieux, en complice passif.
Cette nuit-là, j’ai vu le vrai visage du quartier. Le visage de la peur. Un masque terrifiant qui déformait les traits familiers de mes voisins. J’avais connu la violence, Mânes le savait. Plusieurs fois, je l’avais menacé, il avait même baissé la tête, respectant une sorte de code tacite né de nos vécus respectifs. Mais là, je ne pouvais rien dire. Ni l’engueuler, ni même lui adresser la parole. Le fossé était trop grand. J’ai coupé les ponts. Immédiatement. Je ne voulais pas être embarqué dans des histoires qui me dépassaient, dans cette spirale de violence qui menaçait de m’engloutir.
Après cinq jours d’une torture inimaginable, Mânes a libéré Walid. La cousine, malgré les coups, malgré l’horreur, avait fait pression.
C’était le père de ses enfants, après tout. Walid, brisé, le corps martyrisé, est parti sur Marseille. On n’a plus jamais entendu parler de lui. Deux ou trois mois plus tard, sa femme et leurs enfants l’ont suivi, comme des ombres effacées. La page était tournée, mais la cicatrice, elle, restait gravée dans la mémoire du quartier.
Puis vint la douceur de ce juillet, une tentative du Havre de faire oublier les ombres récentes. Un samedi, le soleil de plomb inondait la rue, invitant à la célébration. Un barbecue géant s’organisait, un véritable rassemblement des âmes du quartier. Des effluves de merguez grillées et de brochettes se mêlaient aux rires des enfants qui couraient dans le jardin aménagé. Tous les personnages que j’avais croisés, et bien d’autres encore, étaient là. Les Antillais, le sourire aux lèvres, offraient leurs punchs et leur musique, les Laitier, étrangement apaisés, discutaient avec Alexis et M. Leroy, dont le vieux scooter était garé, pour une fois, en silence.
« Alors, Maness, tu nous sors la guitare ? » lança une voix joyeuse. Mânes était là aussi, son sourire habituel, comme si rien ne s’était passé. Comme si les cinq jours de l’enfer dans la cave n’avaient jamais existé. Mon regard le croisait parfois, mais je n’arrivais pas à lui adresser la parole. Un mur invisible s’était érigé entre nous, un mur de silence et d’incompréhension. La joie du barbecue semblait factice, une façade joyeuse pour masquer les fissures profondes du quartier.
Je ne me suis pas éternisé. Le barbecue avait commencé à 17h, dans une ambiance de franche camaraderie, mais j’ai préféré m’éclipser avant les 21 h du soir, les dernières braises s’éteindraient, pendant que la fête continuait. Je suis rentré chez moi, dans mon refuge, mais le sommeil ne vint pas. Les images de la cave, les hurlements silencieux de Walid, le visage déformé de sa femme, tout se mélangeait dans une cacophonie mentale.
Alors, j’ai fait ce que je fais toujours quand le sommeil me fuit. Je suis remonté sur mon deux-roues, ma fidèle monture, et j’ai sillonné Le Havre. À 3h, 4h du matin, les rues désertes étaient mon terrain de jeu. Je contemplais la ville endormie,admirait les lumières de la nuit se reflétant sur l’asphalte humide. Je m’arrêtais devant la mer, le vent salé sur mon visage, une cigarette aux lèvres. Parfois, je trouvais un
café ouvert tard, où je buvais une tasse de thé chaud, mes pensées vagabondant.
Puis, alors que le ciel commençait à s’éclaircir, je me suis retrouvé sur la plage. Mon scooter garé à côté, je me suis assis sur un banc, mon café chaud dans un gobelet entre les mains, une dernière cigarette allumée. Le soleil se levait. Lentement, majestueusement, il perçait l’horizon, peignant le ciel de nuances infinies, d’abord un voile de rose pâle, puis des éclats d’or et de pourpre, chassant les ombres de la nuit. La mer, d’un bleu profond, s’éveillait, ses vagues douces chuchotant des secrets millénaires. Les premières lueurs caressaient le sable, révélant les traces des marées, les coquillages abandonnés sur les galets. Le port, d’abord silencieux, commençait à bruire d’une activité lointaine, les silhouettes des bateaux se découpant sur le ciel flamboyant. Le Havre s’éveillait, non pas en chaos, mais en une symphonie douce, un tableau idyllique d’une beauté à couper le souffle. C’était ma ville, mon amour, mon refuge. Et dans cette lumière nouvelle, au milieu de cette immensité apaisante, je sentais que, malgré toutes les ombres, l’espoir d’un nouveau chapitre était toujours là, inscrit dans les vagues, dans le ciel, dans le cœur battant de cette ville que je
Annotations
Versions