Un ennemi qui ne craint pas l'épée

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— C’est Yahel, elle ne va pas bien du tout. Quelqu’un peut venir m’aider ?

Tara avait surgi auprès de ses compagnons. De la panique transparaissait dans sa voix, ce qui étonna tout le monde.

Plus tôt, le convoi s’était arrêté pour la nuit. Elle était descendue de sa moto, avait échangé des banalités avec Erwan et les autres membres de l’avant-garde des dragons. L’ambiance était au beau fixe, beaucoup étant ravis d’être sur le chemin du retour. Elle avait participé à la mise en place du campement pour la nuit en allumant les feux pour chauffer la tambouille. Elle nota au passage une ambiance étrangement calme, parfois entrecoupée des pas précipités d’un compagnon ou d’un autre, de médics vacant d’un camion à l’autre. Elle n’y avait pas porté attention, s’imaginant déjà dans la petite partie de chasse prévue pour agrémenter leur repas.

À son retour, elle avait voulu se débarrasser de son équipement avant de se poser autour d’un feu avec les autres. Largage de ses prises, herbes aromatiques comprises, auprès du comparse chargé de cuisine, ouverture de la porte arrière de leur camion, la voilà à grimper allègrement les deux marches pour une entrée au pas léger, malgré les kilomètres roulés et la traque du gibier pesant dans les jambes.

Elle avait trouvé Yahel assise à son poste d'ange-gardien, affalée sur la console de commande, la tête dans ses bras repliés. Tous les écrans étaient éteints, excepté un, relié à l’œil artificiel de Tara.

— Eh ben, ça pionce déjà, à ce que je vois… s’était amusée cette dernière. Ça t’apprendra à épier tout ce que je fais.

À peine un grognement imperceptible en réponse. Tara s’était approchée, avait posé ses mains sur les épaules de son amie, prenant conscience que quelque chose clochait.

— Yahel ?

— Mmmh…

Aucune force dans cette réaction. Juste sa tête se tournant légèrement, révélant un œil endormi, sans éclat, et une joue bien rouge. Les informations données par son œil confirmaient à Tara que cela n’était pas uniquement le résultat d’une sieste impromptue. Une chaleur anormale émanait du corps de Yahel. Par réflexe, Tara avait posé la main sur son front. N’importe qui aurait pu bondir de son siège à ce contact, les armatures de métal recouvrant son bras gauche et ses mains pouvant faire sursauter les plus aguerris sous le choc du contraste de température. Pas là.

— Toi, ça va pas fort. Tu peux te lever ? Tu seras mieux, au moins sur le sofa. Je vais préparer ton duvet.

Il était évident que Yahel se forçait à réagir. Tara l’avait soutenue, mettant un bras autour de son épaule. Malgré tout, elle l’avait empêchée de justesse de s’effondrer, un vertige anéantissant les efforts de son amie. Les quelques pas jusqu’à leur vieux canapé furent laborieux. C’est une fois qu’elle fut sûre de l’avoir bien installée et emmitouflée sous une couverture chaude que Tara était sortie réclamer de l’aide.

— Elle aussi ? réagit Erwan.

— Peut-être juste un mauvais rhume, mais je sais pas quoi faire pour l’aider, contrairement à… Mais oui ! T’as pas vu Mathilde ?

— Non, mais elle doit être avec nos médics. Ils ont déjà quelques cas, il paraît. Va les voir si l’un d’eux peut passer. En attendant, je vais veiller notre ange-gardien.

— Merci Erwan.

Tara n’était pas du genre à déranger leur équipe de soignants pour rien, mais le “elle aussi” d’Erwan l’avait suffisamment titillée pour qu’elle écoute sa suggestion. Elle grimpa dans le camion infirmerie, chérissant ce jour où ils décidèrent de partir systématiquement avec une petite équipe de médics à chaque déplacement longue distance d’une unité de dragons. Quelque part, elle n’y était pas pour rien… Un mal pour un bien.

À l’intérieur, changement radical d’ambiance. Personne ne parlait fort ou ne criait, mais tout le monde s’agitait consciencieusement, s’affairant d’une couchette à l’autre. Des couchettes occupées en nombre !

Le signal d’alerte interne de Tara s’agita, ce même signal intuitif qui lui désignait des ennuis en perspective face à un ennemi.

— Encore une ! lui rétorqua-t-on. Laissez-moi, deviner. Forte fièvre ? Grande fatigue ? Mal partout ?

— Au moins deux sur trois… répondit Tara à ce flot de symptômes.

— On est déjà un peu occupé, là. On arrive dès qu’on peut. Sinon, amenez-la-nous.

Mahdi, leur roi, se révéla par sa présence. Visage fermé, il marchait d’un pas décidé.

— Je vais la chercher, dit-il lorsqu’il passa devant elle.

Elle le suivit.

— Qu’est-ce qui se passe, lui demanda-t-elle en chemin.

— Je ne sais pas, mais cela ne présage rien de bon…

Le convoi ne repartit pas le lendemain, le nombre de malades avait augmenté. Et les jours suivants cela alla de mal en pis. Poussée par l’inquiétude pour Yahel, puis Erwan atteint à son tour, puis devant la quantité accablante, Tara se retrouva à jouer les garde-malades. Même leurs collègues médics attrapèrent ce fameux virus, sorte de grippe ayant décidée de s’accrocher à eux. Une grippe au taux de contagion des plus impressionnants et qui plongeait certaines de ses victimes dans une sorte de léthargie, parfois en à peine quelques heures. Restait à voir sa dangerosité.

À part elle, il ne resta plus au final que Mahdi, Simon et Mathilde encore debout. À se demander par quelle ironie du sort.

Ils s’organisèrent, terminèrent la structure prévue pour agrandir la grande remorque du camion médic, constituant ainsi leur hôpital de campagne. Ils y rassemblèrent le plus grand nombre de malades et se relayèrent auprès de leurs compagnons, un duo se reposant pendant que l’autre veillait et s’occupait des soins. Un travail de titan à assumer à eux seuls.

Par la force des choses, Tara accomplit des tâches dont elle n’aurait même pas eu l’idée en temps normal, encore moins la pensée d’en être capable. Elle s’étonna elle-même, car prendre soin des autres n’était pas du tout sa qualité. Elle n’était pas à l’aise pour des soins de base comme les toilettes sommaires, gênée de les sortir de leur sommeil pour s’assurer qu’ils se nourrissent, un sommeil dont ils sortaient avec peine, ou pour leur donner leurs médicaments, devant les aider parfois, trop souvent même.

— Qu’est-ce qu’ils ne me font pas faire ! ronchonna-t-elle un jour, par principe bien sûr, une manière de se donner de l’assurance, ce qui amusa Mathilde.

— Tu t’en sors plutôt bien ! réagit cette dernière.

Tara ne l’avait pas vraiment entendue. Yahel picorait sa nourriture en des gestes lents et mécaniques, une sorte de bouillie survitaminée préparée par Mathilde. Un fantôme, le regard éteint, sans le moindre signe prouvant sa conscience de la réalité. Un fantôme qui relâcha bien trop tôt sa cuillère pour retomber épuisée sur son oreiller. Tara avait peinée à garder son sang-froid. Elle qui avait fait le maximum pour éloigner Yahel du danger, d’une certaine manière, une nouvelle fois, elle avait peur pour son amie. Un événement avait bien mis toute leur unité en échec il n’y a pas si longtemps que cela, mais pas un ennemi de ce genre. Un ennemi invisible qui laissait Tara démunie et frustrée. Avec ses armes, elle tranchait les chairs et nettoyait le monde des humains à l’esprit vicié, mais ne pouvait combattre ce qui tient de l’infiniment petit.

Le manque d’effectif n’était pas le seul problème.

— On est chaud, très chaud, là… J’aime pas ça.

Tara venait de poser ses dernières fournitures après une première tournée auprès des patients, et s’était installée, ou plutôt avait glissée jusque par terre, face à Mahdi. La vue du long couloir blanchâtre formé par les deux lignes de couchettes de la remorque lui parut vertigineuse.

Le silence du roi confirma.

— Tu choisis toujours bien ton moment pour nous accompagner en mission, toi ! le houspilla-t-elle, utilisant le prétexte pour distraire ses pensées, les éloignées de l’angoisse latent. Rien ne t’y obligeait, pour ce coup-là. Simon se débrouille très bien depuis longtemps, et juste pour cette mission… Et si tu es contaminé, toi aussi ?

— Personne n’est irremplaçable. Tu l’as dit toi-même.

— Ouah ! La vengeance est un plat qui se mange froid, à ce que je vois, s’exclama-t-elle en réponse, petit rire malicieux en prime.

S’il faisait cette référence, c’est que lui aussi se rappelait leur mésaventure de l’année dernière. Pas une coïncidence. Jamais ils ne s’étaient retrouvés aussi vulnérables et auraient pu beaucoup y perdre, y compris leur roi. Jamais à part aujourd’hui ?

Leur roi… Ce titre n’était pas faux. Il servait plus pour la galerie, une sécurité pour tous les extérieurs au réseau, l’ancien monde, celui d’avant l’effondrement, restant encore pour beaucoup la source de repères inaliénable. Mais pour Tara, le charisme, les yeux à la forme féline et la majestueuse masse de dreadlocks rehaussant le physique d’athlète de cet homme ne dépareillaient pas le personnage. Et fut un temps, elle avait bien apprécié titiller le tatouage du roi des animaux sur son torse.

— Et toi aussi, tu pourrais le choper, ce virus.

— Moi ! Pff… souffla-t-elle en haussant les épaules. Jamais malade.

Le sérieux reprit sa place. Trop rapidement.

— On est entre nous, tu sais. Si tu veux exprimer tes sentiments.

Mahdi avait parlé assez bas, comme une douce invitation. Elle soupira d’une lassitude amusée.

— Toi alors, tu changeras pas… Tu me connais, je n’ai pas peur pour moi, finit-elle par reprendre, ne résistant pas à son talent particulier : il était un des rares à parvenir à lui faire sortir ce qui la rongeait. J’espère juste que le destin ne me fait pas une mauvaise farce ! Il serait bien du genre à me laisser impuissante devant l’agonie de nos compagnons, alors qu’ils meurent étouffant dans leurs sécrétions. Toutes ces années de survie, de lutte pour la protection du réseau, tous ces voyages à travers le vieux continent et au-delà pour son extension… Qu’est-ce que je raconte, moi ? Dit comme ça, ça fait conquérant.

— Nos intentions sont louables. C’est pour aller à la rencontre de ceux qui ont besoin d’aide et pour partager nos idées humanistes. Nous n’imposons rien.

— Oui, nous on le sait, mais dis ça à ceux que j’ai tué au passage. Pas sûr qu’ils soient de ton avis. Bah, les générations suivantes nous jugerons bien comme ils le veulent… Bref, on ne peut pas finir comme ça ! Ce ne serait pas très glorieux.

Elle-même était incapable de dire si elle blaguait.

— Non, tu verras, juste un mauvais moment à passer.

— Tu dis ça pour me rassurer… Mais attends, Mahdi, tu m’as déjà fait des coups de ce genre ! Je vais vraiment finir par croire que tu connais mon avenir… Allez, fais pas cette tête, ajouta-t-elle devant son silence.

— On va arriver à court de médicaments et de matériel.

Il assena ce constat, tel un couperet.

— Pas le moment. Certains sont gravement atteints. Leur fièvre ne tombe pas. Il faut en trouver rapidement. Et on ne peut pas demander aux nôtres de nous venir en aide, au risque de les contaminer.

— Non, en effet. Sauf si nous n’avons pas d’autre choix. C’est pourquoi j’ai contacté nos derniers hôtes. J’ai bien fait. Ils ont ce qu’il faut.

— Ne me dis pas que…

— Mmmh, répondit-il en hochant la tête. Ils ont eu exactement le même problème quelques semaines avant notre arrivée.

— Je vois. Ça vient de là, alors. Et ils ne pouvaient pas nous en parler ?

— Personne n’aurait pu prévoir que nous serions contaminés. Ils étaient tranquilles depuis un moment.

— Bon, ben, au moins, ils sont prêts à nous débarrasser des mauvais germes, tout comme on l’a fait pour eux.

Le sourire revint sur les lèvres du roi.

— On peut dire ça comme ça… Rien que pour le plaisir de te voir faire, ça a valu le coup de venir !

— Et encore, on a été gentil. Je suis plus favorable au nettoyage définitif.

— Je le sais bien !… Bref, ils nous préparent le nécessaire.

Depuis quand n’avaient-ils pas échanger une conversation tous les deux, une véritable, que cela finisse en rire ou pas ?

Silence.

— Je vais y aller, dit-elle.

— Je peux envoyer Simon ou Mathilde. Ou je peux y aller moi.

— Non. Toi, tu restes, tu es bien meilleur soignant que moi. Idem pour Mathilde et Simon. Il nous a fallu deux jours pour arriver ici, mais seule en moto, j’y serais largement plus vite.

— Tu te sens prête ?

— Les cours d’Erwan vont enfin me servir.

— Repose-toi un peu avant… Au moins une heure, insista-t-il. Tu n’as pas dormi de la nuit.

L’arrivée de Mathilde à ce moment-là annonça le changement de quart. Elle fit un tour d’horizon du regard en passant pour les rejoindre, stoppa, s’approcha d’un lit, attirée par des bruits suspects, différents d’une simple toux, que Mahdi et Tara perçurent à leur tour dans le silence suivant leur conversation. Ils la rejoignirent, accélérant sur les derniers pas. Ils suivirent ses instructions. Une chance que Mathilde, sérieusement intéressée, ait passée de plus en plus de temps avec les médics, car l’enjeu était d’une autre ampleur que de simples soins. La fièvre assommante n’était plus le seul problème pour ce cas. À trois, ils luttèrent contre la fatalité, et pourtant…

Au moment où Simon les rejoignit, Mathilde s’épongeait le front, les traits tirés par l’amertume. Il assista au premier lever de drap blanc.

— Merde…

— Je fonce, continua Tara sur le même ton atterré, se maudissant de sa mauvaise blague sur le destin. Je récupère mes affaires au passage. Pendant ce temps prépare-moi des rations, ordonna-t-elle à Mahdi, qui ne pipa mot et obtempéra sans broncher.

Elle stoppa avant de disparaître, s’attarda plus particulièrement sur la couche de Yahel.

— Prenez soin d’eux.

Le roi expliqua rapidement aux deux autres de quoi il retournait, puis alla l’assister pour son départ.

— Je demanderais à Simon de guetter ton parcours.

— Toi, t’as vraiment peur que je me perde ! Quoique, t’as pas tort, on sait jamais, c’est pas mon fort…

Sa tentative d’humour resta en suspens.

— Sois prudente.

Elle hocha la tête, grimpa sur la moto d’Erwan, trouva étrange de s’y retrouver seule à l’avant, puis fonça.

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