Des teignes sur la route

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Tara ne fit pas long feu sur place. À peine arrivée au point de rencontre prévu, elle s’empara des deux gros sacs préparés à son intention.

— Faites gaffe sur le retour. On en a trouvé qui rôdaient dans le coin, et ils ont tenté de revenir à la charge.

— Non, c’est pas vrai ! Il y a vraiment des obstinés. Et ?

— Grâce à vous, on a su les accueillir.

— Bien… Merci pour tout.

— De rien. Et j’espère que cela va aller pour les autres. Vous savez, cela a été assez impressionnant pour nous, mais cela aurait pu être pire.

— Ils sont solides, opina-t-elle, appréciant la tentative de son accueillante… Désolée de ne pas rester plus longtemps.

— On comprend. Donnez-nous des nouvelles.

Malgré des premiers signes de tension dans les mollets, Tara redémarra sans traîner en râlant en son for intérieur.

Et merde ! C’est bien le moment. Comme si j’avais le temps de gérer des déchets supplémentaires. J’espère qu’ils ont compris le message, cette fois-ci.

Elle vérifia la présence de son oreillette, au cas où, au bon endroit et pas dans la poche.

Un tronc au milieu de la route. Pourtant la même qu’à l’aller.

Je ne me souviens pas qu’il y ait eu une tempête… Oh, comme c’est gros ! Comme si cela allait m’arrêter.

Elle freina au dernier moment, fit passer l’engin par-dessus le tronc sans traîner, bénissant la légèreté de cette nouvelle technologie, plus maniable malgré le précieux colis, plus stable au niveau de la conduite, et beaucoup moins énergivore. Il fallait qu’elle lui tienne jusqu’au retour. Le temps de la manœuvre, elle resta en alerte. Des éclats de bois et un bruit sourd confirmèrent ce à quoi elle s’attendait. Sans s’arrêter pour autant, par instinct, elle rentra la tête dans les épaules, tout en les cherchant du regard.

Pour cette première attaque, ils étaient bien une petite demi-douzaine. De mémoire, elle les savait plus nombreux. Ce groupe d’individus rôdait de places en places dans la région, profitant de la fragilité de certaines communautés pour s’imposer et se servir sans demander leur reste. Se servir de tout, de la nourriture cuite à la chair fraîche ! Ils étaient encore nombreux ceux qui se rassemblaient en petit nombre pour fonctionner de la sorte, refusant de retrouver un semblant d’ordre, ou avec une conception quelque peu différente de la civilisation. Majoritairement constitués uniquement d’hommes, ce genre de mini-communautés parasites, les dragons en débusquaient à foison, malgré les années.

Quand ce village avait appelé le réseau en renfort, demandant aux dragons autant de combattre cette bande que de leur apprendre dans le même temps comment prévenir et gérer ce genre de razzia, Tara avait espéré que ces zigotos avaient compris leur douleur. Dans la mesure du possible, elle et son équipe avaient respecté le souhait des habitants : neutraliser leurs agresseurs, mais sans les tuer. Un mal pour un bien : une communauté de plus rejoignait définitivement le réseau, trouvant dans cette entraide l’argument ultime. Pour Tara, une expérience qu’elle acceptait, histoire de vérifier qui avait raison, ce qui aurait été un premier pas vers l’espoir d’une amélioration en ces temps de chaos. Hélas, cette altercation prouvait l’échec. Les survivants de la première et ultime offensive n’avaient pas disparu dans la nature, encore moins demandé à rejoindre ce village en implorant le pardon. La paix et la sécurité ne les intéressaient pas.

Certains n’apprendront jamais.

Une fois la moto du bon côté, stabilisée, Tara relança le moteur, sortit une arme à feu, visa pour neutraliser, remonta en selle, visa encore tout en pressant l’accélérateur. L’engin chuinta sérieusement, récalcitrant, mais céda rapidement.

Elle accéléra.

Grâce à cette mésaventure, elle n’avait plus hésité à prendre des raccourcis, son engin permettant d’utiliser des passages alternatifs, quitte à frôler des arbres ou à cahoter un peu son postérieur sur les petits chemins. La nuit tombait. Ses yeux la piquaient. En chemin, elle avait appelé Simon par prudence, échangeant avec lui sur ce qui s’était passé. Cela lui avait permis de s’occuper l’esprit, empêchant une méchante somnolence récalcitrante de s’imposer.

— Je sais que vous avez du boulot avec nos malades, mais je ne suis pas tranquille.

— Tu penses qu’ils vont te suivre ?

— Peu importe, nous n’avons plus de surveillance autour du camp.

— Je vois ce que tu veux dire. On va trouver une solution.

Il ne donna pas de nouvelles. Elle préféra ne pas en demander.

Une envie d’étirer son dos et ses épaules pour se réactiver les sangs fut finalement une mauvaise idée. Des crampes la gênèrent, brusquement et sérieusement. Malgré ses mécanismes artificiels sur ses membres supérieurs, la moto vrilla, dérapa, voulut partir dans le décor. Bien qu’elle manquât encore d’expérience, Tara réussit à limiter les dégâts.

Erwan va m’engueuler…

Bon, cela veut dire une chose. Pose obligatoire.

De toute façon, entre l’obscurité, la difficulté du terrain et la fatigue, elle avait déjà dû sérieusement ralentir. C’était ça ou retourner sur la route principale et se retrouver exposée.

Elle contacta Simon.

— Tu t’es encore perdue ?

— C’est bon, lâche, moi ! fit-elle semblant de s’offusquer. Non, sans rire…

Elle lui expliqua la situation.

— Te gêne pas. Hors de question que tu te tues sur la route.

Elle stoppa dans un petit bosquet planté ces dernières années. Un des défis relevé par le réseau : pour contrebalancer les effets négatifs des modes de vie pré-effondrement, de plus en plus d’îlots de forêt envahissaient désormais les grandes étendues des champs d’autrefois. Autre avantage que celui de rétablir un semblant d’équilibre dans les chaînes de vie naturelles, cela fournissait aux voyageurs un refuge substantiel. Tara y serait à l’abri des regards. Elle saisit le châle dans la sacoche rangée sous la selle, s’emmitoufla dedans, se recroquevilla contre un des jeunes arbres, en profita pour grignoter un bout.

Le craquement d’une branche cédant sous un pied, le son résonnant dans le silence nocturne. Réveil brusque, mais contrôlé. Les yeux toujours clos, attentive à tout autre son environnant, elle évalua leur nombre et leur localisation, glissa sa main vers sa ceinture, qu’elle avait eu la bonne idée de garder.

— C’est elle ?

— Ouais, la grosse pute qui faisait partie de leur groupe. Elle a toujours pas l’air de nous aimer. Mais nous non plus !

Va falloir être réactive…

Dans la seconde, yeux ouverts, visée, tire. Elle réussit à faire mouche, mais loin d’atteindre l’intégralité des cibles.

Malgré la raideur de ses jambes, elle se poussa, se leva le plus vite qu’elle put, guetta le moindre mouvement, la moindre ombre menaçante au halo plus clair perçant l’obscurité. Le son de l’arme les attirait. Elle était cernée. Plusieurs la tenaient en joue. Elle ronchonnait intérieurement : s’ils n’avaient quelques lampes de poche, elle aurait eu l’avantage.

— On peut la garder un peu pour jouer ?

Soupir intérieur.

Non, pas encore ? Décidément, ils sont tous en manque ou quoi ?

— Tu voudras bien te laisser faire ?

Ses doigts répondirent à sa place, pressant la détente, en éliminant encore un au passage. Elle se déplaça dans la foulée, adoptant la méthode “bouge ou meurs”. Efficacité prouvée lorsque des projectiles la raflèrent et sifflèrent près de ses oreilles. Elle réussit à fuir, solution la plus prudente, resta éloignée un moment. Mais elle ne voulait pas laisser la moto, restée près de l’arbre. Elle ne pouvait pas.

Alors elle chargea, le regretta par la mauvaise surprise d’un coup arrière bien douloureux freinant son élan, la faisant lâcher son arme. Il fallut réagir immédiatement pour répondre aux autres agressions du même acabit, cogner, parer, cogner encore. Sa main put atteindre un de ses couteaux dans sa ceinture, mais le combat fut rude. Ils étaient nombreux, ne lui laissaient pas l’occasion de se rapprocher de son objectif.

Ils réussirent à la faire tomber sur le dos. Simon hurlait dans l’oreillette. Elle ne put que l’ignorer, ne devant se relâcher en aucune manière. À leurs expressions et leurs rares échanges, alors qu’ils la bloquaient au sol, ces types étaient déjà sûrs de leurs victoires. L’un prit même l’initiative de se mettre déjà à genoux tout en dégrafant son pantalon.

Ah ouais ! Il est pressé celui-là.

Désolée, les gars, vous avez pas la bonne technique !

Elle ne cessa de se débattre, de ruer, réussit à placer quelques bons coups des poings, des jambes, et à trancher ceux qui arrivaient trop près de sa lame. Pas moyen qu’ils puissent la lui faire lâcher. La force extraordinaire apportée par ses prothèses n’était pas pour faciliter le travail de ses adversaires, quels qu’ils soient.

En plus, ça sert des années d’entraînement et d’expérience au combat rapproché. À mettre dans mon CV !

Le plus entreprenant lui attrapa le poignet. Cela se transforma en tour de force, en ayant étonnement plus dans les bras qu’il ne le laissait présager. Alors qu’elle s’appliquait à compresser l’articulation du type à le faire hurler, un autre détourna son attention. Juste une seconde, mais une de trop. Il réussit à modifier la trajectoire du couteau, la déviant dans le mauvais sens pour elle, et ce fut son bras gauche qui prit.

La lame ripa entre deux tiges de l’armature, atteignit tout de même assez profondément la chair.

Merde ! C’est de la triche !

Sous la douleur, ses yeux se troublèrent. Il reprit le manche du couteau libéré malgré elle, n’attendit pas pour vouloir le renfoncer. Mouvement brusque. La lame termina dans l’épaule, à travers la structure.

La douleur, fulgurante, eut raison d’elle. Malgré elle, toute la pression dans son corps retomba, et elle s’avachit, toute flasque. Une seconde après, ses agresseurs comprirent le résultat. Eux aussi relâchèrent leur attention.

— C’est bien, bouge plus maintenant.

Que tu crois ! Faut toujours se méfier de l’eau qui dort, mon gars.

Encore une seconde, et celui à quatre pattes au-dessus d’elle se cambra, contrecoup d’un choc au point crucial, valsa l’instant suivant grâce à une bonne ruade des deux jambes. Un coup bien placé s’occupa de celui qui la dominait au niveau de la tête. Serrant les dents, écumant de douleur et de rage, elle s’emporta, chopa son autre couteau, les éloigna de quelques tentatives d’attaque et put enfin se redresser sur ses jambes, ramenant un certain équilibre dans le combat. N’ayant plus d’adversaire dans son point mort, elle analysa une trajectoire qu’elle décora de sang, atteignit la moto, chopa son bâton dont elle enclencha aussitôt la sortie des lames aux extrémités. Son bras gauche répondait mal, très mal. Cela ne l’arrêta pas pour autant, adaptant au maximum ses attaques aux gestes qu’elle parvenait à effectuer.

Elle en blessa deux autres, les dissuada d’insister, les éloigna suffisamment, du moins un temps suffisamment long pour ramasser son châle, son harnais, l’enfiler, coincer le triangle de tissu entre les sacs, enclencher le moteur, grimper, adapter sa position, appréciant le fait que sa main gauche puisse rester agrippée sans problème à sa commande, et foncer, foncer encore.

Plus question de traîner. Elle rejoignit la route, réalisa que Simon l’appelait toujours dans son oreille.

— C’est bon, je fonce. J’arrive, le rassura-t-elle.

— Fais gaffe qu’ils ne te suivent pas. Mais j’ai appelé nos compagnons, ils envoient l’hélidrone.

— Ça va pas, non ? Négatif ! C’est trop risqué.

— Ils resteront en hauteur. Ils pourront les atteindre de là-haut.

— Non. C’est de la folie. Si jamais une balle les touche… C’est pas un appareil de combat, et on ne peut pas le perdre pour si peu. Dis-leur de faire demi-tour, je me débrouille. Soyons optimistes, je suis peut-être déjà tranquille.

— Et si c’est pas le cas ? Sauf erreur de ma part, tu es déjà blessée.

— J’arrive encore à bouger, rassure-toi.

Elle avait instinctivement tourné la tête dans la direction de ses blessures. Elle ne put voir la grimace de Simon.

Mouvement dans le rétro.

Tiens, de la compagnie !

Sorties d’un croisement, des motos la poursuivaient, arrivaient droit sur elle. Des bruyantes, puantes, d’avant. Des canons noirs, fins, petits pour certains et des plus longs, complétaient les pilotes. Plus loin en arrière, un énorme véhicule tout terrain, ainsi qu’un camion de livraison transformé.

Merde, ils sont rapides, les bâtards. Allez, j’y suis presque…

Un motard se rapprocha sur sa droite, parvint à sa hauteur, visa. Elle baissa la tête, accéléra, évita la détonation sifflante, enragée d’avoir perdu.

Celui de derrière remonta sur sa gauche, moteur grondant, voulant racler le sien, l’envoyer dans le décor. Nouvelle accélération, mouvement subtil du guidon en prime pour l’éviter.

Les gars, vous mettez mon apprentissage de conduite à rude épreuve. Je tiens pas à abîmer plus le bébé d’Erwan ! Mais vraiment pas !

Elle se stabilisa, sortit une de ses armes, évalua ses munitions, visa à son tour, rata aussi.

Allez, arrête de bouger ! Fais-moi ce plaisir.

Son autre main crispée au guidon, la lame vrilla, la douleur filant dans son épaule sous la tension, tirant, déchirant. Cette lame qu’ils avaient laissée fichée dans son épaule. Elle aussi, sûrement pour la même raison. Éviter l’hémorragie. C’était déjà bien assez poisseux !

Ne pas y penser, l’ignorer, se répéta-t-elle en mantra tout en secouant la sueur coulant de son front.

Droite, gauche, plus en avant, reculer, slalomer, ne pas les laisser la dépasser, ou feinter, créer la surprise. Ils jouèrent ainsi, des kilomètres, vidant leurs chargeurs à la longue. À part quelques éraflures, aucune de leurs balles ne l’atteignit. Les siennes, si.

Leur déferlement de mots doux l’amusa énormément.

Coup de chaud tout près de son visage. Trop près.

Wow ! Concentre-toi. C’est pas le moment.

— J’adore vos motos, les gars, elles étaient cool à une époque, mais là, vous m’enfumez. Alors dégagez !

Elle surveillait les gros engins à leur suite. Ils avaient l’air de laisser les motards s’occuper d’elle et restaient en arrière, future menace.

C’est alors qu’elle réalisa où ils se trouvaient.

— Simon… Simon, bouge !

— Quoi ?… ‘Scuse-moi, je suis avec le portable, on est avec… Oh merde !

Elle baissa la tête, échappa de peu à une balle, dévia, vrilla un instant pour éviter un autre parvenu à son niveau. Ils jouèrent des jambes un moment. La main gauche bloquée sur la commande, elle saisit son bâton dans son harnais dorsal, entreprit des attaques de grande envergure, juste pour le garder à distance.

— Ouep ! Comme tu vois, ils me collent au train. Ils ont dû trouver un raccourci pour arriver aussi vite et d’aussi près.

— Je vois où tu es. Je prépare le comité d’accueil.

— Je le savais, bon sang ! La prochaine fois, rappelle-moi d’insister quand mon instinct me dit qu’il faut faire un ménage radical… Tu vas me lâcher, toi, oui !

Ils l’obligèrent à insister d’un coup de bâton bien placé, lame sortie, pour se faire comprendre.

Elle pressa l’accélérateur. En vue du campement, une silhouette, bien droite, assurée, les attendait. Au moment indiqué par son œil, elle s’abaissa, ralentit d’un coup, les laissant la dépasser. La silhouette releva ce qu’elle avait en main, des éclairs successifs au niveau de sa hanche, sortant de l’extrémité d’un assemblage de longs canon noir, prêts à tourner la sarabande. Une première rafale assourdissante faucha une partie des motards. S’ensuivit des cris, de pneus et humains, des bruits de chute et de tôle raclant le sol. Elle évita les échoués de justesse, vira de bord, décida de stopper en voyant le chiffre qui restait après la seconde rafale.

Certains avaient préféré faire demi-tour à la vision de l’accueil qui les attendait. Les lames du bâton de Tara burent le sang des restants, alors que Simon s’était débarrassé du fusil au profit d’un tube plus gros. Sifflement chaud au-dessus. Plus loin, un bruit sourd, de la fumée, la terre et la pierre qui giclent, explosent, hurlement de gommes sur le bitume effrité et de moteurs contrariés, engins qui vacillent, un qui bascule, se vautre. L’autre non, mais sert de refuge, ne demande pas son reste finalement. Le message est passé.

Du moins je l’espère.

— Dis-moi, Simon, tu l’avais planqué où, ce gros jouet ?

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