Comment soigner une tête de bois

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— Merci Simon.

— Pas de quoi.

L’adrénaline retomba, libérant la place à la douleur. Mais pas le temps de s’attendrir. Elle attrapa les deux précieux sacs, en passa un sur son épaule droite, gardant l’autre à la main, impossible de faire autrement devant l’état pitoyable de son autre épaule.

— Laisse, je vais les apporter ! s’affola Simon.

— Non, je m’en charge, et je reviens. On ne les a pas tous eus, et il faut surveiller les abords.

— Tranquille. J’ai placé des caméras tout autour de nous.

Elle hocha la tête, mais resta campée sur sa décision. Elle se dirigea vers le camion infirmerie, entra, apparut dans le champ de vision de son roi. Restant sur le seuil, elle laissa tomber un premier sac à terre, le poussa du pied, puis le second.

— Tiens, voilà le colis…

Il la fixa un instant, silencieux, hocha la tête.

— Viens là, que je te soigne. Tu sais que tu as…

Il termina son discours par un geste de la main dans sa direction.

Elle savait son bras trempé du sang suintant sûrement encore de ses blessures. Elle jeta un rapide coup d’œil, avoua impressionnant le couteau encore enfoncé dans son épaule.

— Je sais. Je l’ai pas enlevé exprès. Je craignais de pisser le sang. Pas le moment, toute seule, et pas vraiment le temps. Mais on fera ça tout à l’heure, je dois retourner avec Simon. On risque d’avoir de la compagnie.

Il leva les sourcils.

— Disons que j’ai eu une escorte légèrement hostile…

— Mmm… J’ai vu.

Elle fit demi-tour, stoppa, observa les couchettes, son visage fermé ayant laissé place à l’inquiétude.

— Dis-moi, combien on en a perdu ?

— Deux… Seulement.

Il lui donna les noms.

Sentiment de culpabilité après celui du soulagement, ces noms n’en étant pas d’autres.

Elle changea d’avis, prit un instant pour aller vers la couchette d’Erwan, puis vers la sienne, tendit une seconde la main vers sa joue, reculant en constatant son état.

— Ça ira, elle a encore de la fièvre, mais elle va s’en remettre.

— Mmm, fit-elle laconiquement, estimant que Mahdi voulait la rassurer alors que l’état de Yahel ne s’était pas amélioré. N’empêche, elle aussi n’aurait pas dû être là. J’aurais dû insister plus fortement…

— Tara… Tu ne peux pas décider pour Yahel sa participation aux missions, pas plus qu’elle ne le fait pour toi. Laisse-lui le temps.

Depuis leur mésaventure de l’année précédente où, malgré sa position à l’arrière, la sécurité de Yahel s’était révélée tout aussi fragile que celle de n’importe quel membre du groupe, Tara ne pouvait s’empêcher de s’inquiéter pour elle. Quand Yahel s’était déclarée en couple avec Marc, Tara y avait vu un signe, et depuis, c’était son cheval de bataille. Mais si tout était clair dans sa tête, et même si Marc tendait plutôt de son côté, cela n’était pas aussi évident pour Yahel. Cette nouvelle péripétie était-elle un autre argument ? Tara ne voulait pas y voir autre chose. Elle ne voulait pas croire que c’était trop tard. N’empêche que la culpabilité était là.

— Et Mathilde ? continua-t-elle.

— Elle est juste partie se reposer. Elle ne va pas tarder à me relayer.

— Bon, j’y retourne. Je crains que cette meute de chiens fous aie la rancune tenace.

Elle s’était assise sur l’accoudoir du vieux sofa, juste de quoi se poser un peu tout en évitant d’être à l’aise pour se tenir apte à repartir à la moindre alerte. À peine si elle avait pris le temps de se décrasser le visage et les mains en grimaçant et d’enrouler un vague tissu pour compresser ses plaies. Simon venait de lui tourner le dos en secouant la tête, retournant à son mur d’écrans. Tout en grignotant de la viande séchée et des baies, restant attentive aux différents visuels émis, elle s’amusait à l’entendre ronchonner quand elle eut la surprise de voir Mahdi et Mathilde entrer, alors qu’elle avait quitté le camion infirmerie à peine quelques minutes plus tôt.

— Qui est resté avec eux ? demanda-t-elle par réflexe.

— J’y retourne juste après. Mais là, tu te tais et tu nous laisses faire, ronchonna gentiment Mathilde. Il y a plus urgent. Non, mais tu as vu dans quel état tu es ?

— Oui, tu peux les rappeler, dit Mahdi à Simon. Plus le choix. Nos collègues ne sont toujours pas en état de s’en charger.

Simon lança la commande, et quelques secondes après, d’autres compagnons apparurent sur l’un des écrans. Tara en reconnut un, le seul qui arborait non pas le symbole des médics mais celui des ingénieurs.

— Salut Marc ! le salua-t-elle depuis son canapé.

— Salut tout le monde. Alors, il parait qu’il y a besoin d’une vérification de matériel ?

— Je le sens pas, là !

Les autres ne firent rien pour la rassurer. Au contraire. Ils l’ignorèrent un moment, mais confirmèrent son intuition quant à la suite. Mahdi saisit un tabouret rangé sous la console, le plaça à côté de Simon, alors que Mathilde ouvrait une trousse, y sortait des instruments médicaux bien rangés dans une boite hermétique reluisante de propreté.

— Viens là, toi.

Ils ne lui laissèrent plus le choix. Elle dut se plier à leur exigence, les laissa enlever son piètre bandage, découper son pull, pas sûr qu’il soit récupérable de toute manière, nettoyer ses plaies, son bras, son épaule, tentant de les bouger le moins possible. Mathilde se plaça derrière elle, l’incita à se reposer sur elle, plaçant une main sur son épaule valide pour la tirer en arrière. Tara aurait aimé ne pas les entendre discuter entre eux.

— Non, franchement, vous allez quasi m’opérer là, comme ça ?

Mahdi hocha la tête avec un grand sourire.

— Oui ! T’as déjà trop attendu. On a besoin du maximum de monde en état. À patient têtu, traitement spécial pour situation extrême !

Tara aperçut la seringue dans sa main.

— Pas question, pas le moment de m’endormir ! Même argument : on est trop vulnérables.

— Je savais que t’allais me dire ça. C’est juste pour insensibiliser la zone. Tu vas déguster, sinon. Si tu t’évanouis, ce ne sera pas mieux.

Elle ne protesta plus, mais resta tendue, les yeux rivés sur les instruments et Mahdi se désinfectant scrupuleusement les mains et les bras. Mathilde lui attrapa alors la tête, lui enfonça la moitié de la figure dans son giron, la maintenant en position de la main.

— Maintenant, tu bouges plus et tu nous laisses faire.

— Facile à dire… rétorqua Tara d’une voix étouffée par la laine.

Grimace pour les aiguilles, attente, premiers gestes, sensations désagréables au rythme des indications et commentaires, ses yeux se tournant dans la mauvaise direction par instinct, alors qu’elle serrait les dents en réprimant un grognement. La main de Mathilde se positionna carrément devant ses yeux, la pressant plus fortement contre elle.

— Si tu veux, je te chante une berceuse.

Tara trouva la question incongrue, mais l’objectif de Mathilde parvint enfin à son cerveau.

— Non merci !… Pourquoi t’as un pull aussi doux ?

Elle releva les yeux, la regarda à travers ses doigts, échangea un sourire avec elle.

— Si tu veux, je te montrerais quand on sera rentré. C’est pas compliqué, la tonte et le traitement de la laine.

— Ça a du bon, la chute de civilisation. Avant, j’aurais jamais pu apprendre autant de truc…

— Tu nous dis si ça fait trop mal.

— Ouais, ouais… Pourquoi j’ai une impression de déjà-vu ?

Comme un coup sec un moment dans son épaule.

— Doucement ! conseilla une voix depuis les écrans.

Puis sensation de libération, suivie d’une pression, plus globale.

— Vous vous en sortez bien, entendit-elle sortir de la console.

— Encore heureux, râla-t-elle.

Piètre tentative. Les trifouillis, cela devenait un peu difficile à supporter, et son envie de fermer les yeux fut suivie de celle de ne plus vouloir les rouvrit. Une vrille dans le bras, un soubresaut, Mathilde ajusta son maintient, Simon bloqua son bras valide commençant à s’agiter, usant d’une douceur ferme. Tara se força à respirer par de grandes inspirations, se concentrant sur la douceur et l’odeur du pull de Mathilde pour ne plus rien entendre. L’instant suivant, plan sur Mahdi enveloppant son épaule et son bras de bandages, alors qu’on la soutenait, un peu plus en vrac qu’il y avait un instant. Une des mains de Mathilde libéra sa taille, lui caressa le visage.

— Ça va, ma belle, c’est fini.

Tara soupçonna que seule, elle serait tombée du tabouret avant la fin.

— Désolé, je ne suis que les mains du chirurgien. Si on avait pu faire cela autrement… On aurait dû t’allonger, mais il fallait qu’ils voient, et nous, garder nos mains libres.

Mahdi souleva son avant-bras avec délicatesse, maintenant le reste de son membre pour éviter de remuer les plaies à peine refermées.

— Bouge ta main.

Elle l’ouvrit en grand, ferma le poing, le rouvrit, remua les doigts. Cela lui tirait un peu, mais pas illogique.

— Ça semble bon. Par chance, la structure et les connexions neurales n’ont pas été atteintes, constata Marc.

— Ok. Et tu es priée de le bouger le moins possible. Il faut que tu laisses le temps à ta chair de se réparer, insista le médic chirurgien.

— Ça, on verra si c’est possible…

— Qu’est-ce qui t’arrives ? demanda Mathilde à Tara.

— J’ai froid.

Mahdi s’éloigna un instant, le temps de prendre son châle pour le placer sur ses épaules. Les tremblements mirent tout de même du temps à se calmer. Un peu. Tara intervint avant qu’ils ne coupent la communication.

— Marc !

— Oui ?

— Je te la ramènerais.

Oui, elle la ramènera. Elle le devait.

Tara s’était engagée, car personne ne l’attendait. D’autres, comme Yacine, Noah ou Céline l’avaient fait malgré cela, ou pour cela, trouvant dans l’attente de ceux qui étaient restés la force de combattre et de revenir. Marc était devenu le mobile de Yahel, un argument de plus pour lutter contre la maladie. Mais elle se retrouvait vulnérable. Tous. Il fallait sécuriser les alentours. Tara se jura une nouvelle fois d’assurer cette mission. Pour Yahel, et pour eux tous.

Marc hocha la tête, lèvres serrées. L’écran s’éteignit.

Méthodiquement, ils l’aidèrent à enfiler un débardeur. Et d’une bande de tissu autour de son cou, Mahdi immobilisa son bras.

— Maintenant, c’est ton tour d’être emballée !

Simon, regard malicieux.

— Je vois ! Mais moi, j’en aurais pas pour aussi longtemps !

— Mauvaise joueuse.

— Allez, maintenant, repos, ordonna Mahdi.

— Parle pour toi. Ça ne devait pas être ton quart de repos ?

Il se mit d’accord avec elle. Le résultat la retrouva assise sur le sofa, saucissonnée dans le châle, enveloppée dans une couverture, proche en cas de problème, mais tranquille.

— Cela n’a pas l’air d’aller mieux.

Constat de Mahdi, deux minutes plus tard, ses mains sur son front, son visage, son cou, cherchant ce qui n’allait pas. Il n’avait pu s’empêcher de rester. Évidement. Et impossible de lui cacher les tremblements intempestifs ébranlant son ventre, faisant bouger jusqu’à ses lèvres. Ses dents ne claquaient pas, ou presque, elle les tenait trop serrées pour ça.

— Tu as mal ? Des nausées ?

— Je n’arrive pas à me réchauffer.

— Allonge-toi… Doucement, ajouta-t-il en assistant ses mouvements.

Il remonta la couverture jusqu’à son menton.

— Tu cherches à me faire dormir, en fait… constata-t-elle, pas avec la force d’intonation qu’elle aurait voulue.

— Tant mieux si c’est le cas. Mais je ne tarderais pas à t’éveiller. Il faut aussi que tu reprennes des forces. Tu as beaucoup saigné… N’aie pas peur, tu ne crains rien. La couverture nous sépare.

Elle comprit ses dernières paroles au moment où il s’allongea précautionneusement sur elle, évitant son épaule gauche. Depuis quand n’avait-il pas été si près d’elle, leurs corps si proches ?

Elle eut rapidement bien chaud. Presque de la magie.

— Je me demande bien ce que je risque avec toi… Ah, si ! Ne t’endors pas, toi non plus. Tu risques de me faire tomber du sofa.

— La maligne, rit-il doucement. C’est que ça va mieux.

Pas de réponse. Ses mains et ses yeux cherchèrent encore, vérifièrent, son souffle régulier, ses yeux clos, paisibles. Si magie il y a avait eu, elle avait fait son effet.

Comme convenu, il était revenu la réveiller avant de repartir auprès des malades. Instinctivement, elle était déjà à moitié consciente.

— Dis-moi que ça fait 24 heures, ou au moins 12.

— Garde le 2 à chaque fois.

Profond soupir, yeux clos, puis le poing serré, le regard décidé, elle se redressa, renvoya Mahdi vers les malades.

Elle profitait de son en-cas, lorsque Simon lâcha une onomatopée peu reluisante. Il avait réagi avant le signal de mouvement.

— Mon instinct ne m’a pas trompé. Je crois que c’est eux qui vont décider de notre repos, ironisa-t-elle, se levant suite à l’alerte. Ça va bien nous aider à organiser les tours de garde, ça, que ce soit d’un côté ou de l’autre…

— Hélas… Tu veux un coup de main ?

— Très drôle. Non Simon, ne bouge pas de là. Je vois où ils sont.

Elle ajusta son oreillette, le laissa l’aider à mettre sa ceinture et son harnais.

— Au fait, ça y est ? J’ai le droit d’y aller à ma façon. ?

— Ne te gêne surtout pas, approuva Simon tout sourire. On retentera une autre fois, mais là, plus le temps de jouer.

— C’est parti pour la traque !

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