Des virus plutôt tenaces

10 minutes de lecture

Vous êtes ridicules, les gars ! Les deux jours suivants, un rythme s’imposa. Un rythme qui n’en était pas un, usant pour les nerfs. Ils variaient les stratégies, les angles d’attaque, par le nombre d’assaillants, parfois juste en duos ou en trios, parfois plus, les approches concentrées ou multiples. Fort heureusement, l’emplacement judicieux des caméras leur permirent d’en anticiper la majeure partie.

— Là, t’as vu ?

Tara s’était rapprochée de l’écran que Simon lui désignait.

— Oui, là c’est clair. Ils ont compris à quel point nous sommes vulnérables. Je vais chercher les autres. Sur ce coup, pour parvenir à leur faire croire que nous sommes plus nombreux qu’il n’y parait, il va falloir laisser nos malades et ruser un peu.

— J’ai quelques idées en réserve, rassura Simon.

— Genre comme ton gros joujou ?

Il opina.

Le bras de Tara ne resta pas souvent dans son support.

Un cri de souffrance. Malgré la pluie battante, son œil en perçut l’origine, et elle accéléra, tout en restant cachée, jouant de sa petite taille et de son agilité. Elle les entendit discuter.

— Dépêche-toi, on y est presque.

— Attends, attends !

— Bon sang, qu’est-ce que tu fais ! Je veux les avoir par surprise. Il faut absolument les avoir. Tu peux pas te retenir ? Tue-là !

Mon gars, tu ferais mieux d’écouter ton collègue.

Une ombre furtive retint la pluie, fusa du haut d’un arbre, atterrit sur une des silhouettes, tomba avec elle, sur elle.

— Trop tard ! les nargua-t-elle.

Elle se releva, fixa monsieur pulsion, plissa les yeux.

— Comme on se retrouve !

C’était lui qui tenait Mathilde clouée au sol. Bien sûr.

— Lâche-la.

— T’as envie de jouer, toi aussi ?

— Lassantes, ces petites phrases à la con, vous sortez toujours les mêmes. Moi, je ne joue pas. Tu te souviens de celui-là ?

Une lame fendit l’air, atteignit les chairs, profondément, se planta dans la trachée.

Zut, il ne peut plus répondre.

Mathilde fut libérée. Tara s’occupa des autres. Pour le dernier, elle la vengea, elle les vengea, ou se vengea elle-même, qu’importe, l’image du visage de Yahel rougi de fièvre et de fatigue, ne parvenant plus à parler ni à manger, hantant son esprit. Elle maintint le type immobilisé, le tenant par le colback.

— Vas-y, juste pour rire, dis-moi, pourquoi un tel acharnement ?

— Vous êtes considérés comme les plus forts. Faut donc vous avoir, comme ça, quand on arrivera avec vos têtes, les autres nous craindrons, voire ils nous laisseront la place !

— Ah ouais ! Et vivre avec eux, tout simplement, ça vous vient pas à l’esprit ?

— Non ! Sûrement pas. Tout pour nous.

— Quoi ? Pourquoi ?

— De l’or ! Ils en ont un plein filon, juste sous leurs pieds. Ils vivent dessus et ils n’en font rien ! Nous, on le veut. On pourra recommencer, avec ça.

Là, elle rit franchement, un rire empreint de pitié et d’ironie à la fois, le secouant de plus en plus fort.

— Non, mais vous n’avez toujours pas compris ? Vous êtes ridicules, les gars ! L’or, l’argent, ces soi-disant richesses, elles vous ont aidé pendant la chute ? C’est ça qui vous a nourri ? Qui vous a soigné ? Protégé ? Et même avant ? N’avez-vous pas compris que c’est cette soif de pouvoir et de possession exponentielle qui a mené cette soi-disant civilisation à sa propre perte ? Et vous voulez recommencer comme avant ? Mais cette civilisation est morte !

Il ne répondit pas, eut l’air d’hésiter.

Mais qu’est-ce que je fais ? Mahdi, tu déteins sur moi. C’est évidemment trop tard pour lui.

Elle termina son travail. Comme d’habitude, net et efficace.

Plus tard, elle tendit la main à Mathilde encore un peu sonnée, l’aida à se relever.

— Ça va ?

— Oui, heureusement. Plus de peur que de mal. J’étais au goût de celui-là, non ?

— Je crois qu’il aurait utilisé n’importe quoi… Qu’est-ce que tu veux, chaque fois qu’ils voient un être sur deux pattes susceptible d’avoir un trou entre les jambes, allez zou ! Un vrai réflexe de Pavlov ! Tu parles d’une espèce intelligente !… Pardon, Mathilde, blague pourrie.

L'effet détente marcha quand même.

— C’est ma faute, je me suis laissée surprendre, s’excusa Mathilde. Je me sens plus efficace en moto, ces derniers temps… Viens avec moi, tu es aussi trempée que moi.

Pas que d’eau, constata Tara en rangeant ses armes.

— Tu n’y es pour rien. On s’attendait à ce que la pluie les gêne autant que nous, mais c’est là qu’ils se décident à attaquer par tous les côtés.

Tara écouta, guetta les détonations et pétarades, n’entendit que l’eau du ciel, vérifia tout de même l’absence de risque en contactant Simon. Il confirma. Alors elle suivit Mathilde jusqu’au camion où reposaient les malades. Mathilde l’installa dans un petit sas aménagé de paravents de tissu à l’entrée, avec de quoi se décrasser et se sécher, attrapant par le même coup une serviette pour envelopper ses cheveux tournant poivre-et-sel. Elle en profita pour lui changer ses bandages.

— Pffiou ! Vas-y doucement. C’est pas joli.

— Dis-leur, toi…

Mathilde préféra ne pas répondre, resserra bien le tout.

Mahdi apparu dans cette petite bulle de blancheur, tout aussi immaculée que le reste de la benne aménagée.

— Eh ben, t’es pas en meilleur état, se moqua Tara devant la crinière affaissée de ses dreadlocks noires et la belle estafilade sur une de ses pommettes. Mathilde, il va falloir le soigner, non ?

— Toi, tu veux ta revanche, ou je me trompe ?

Cela faisait du bien de rire, ne serait-ce qu’un peu.

— Ça t’amuse, cette situation, on dirait.

— Tu préfères quoi, que je pleure ? Tu me connais, je suis pas du genre à chouiner !

Elle se trouva un peu dur. Mais il sourit en réponse.

— Je te prête un de mes pulls, lui dit Mathilde qui s’étirait pour en attraper un sur une étagère, le temps que tes affaires sèchent. Pose-toi là en attendant.

Mathilde lui montra le coin sieste qu’ils s’étaient installé pour se relayer dans le camion. Tara enfila son vêtement tant bien que mal, heureusement un peu grand pour elle. Elle garda son bras blessé replié en dessous. Elle s’amusa à en tirer un peu le col de sa main libre pour y fourrer son nez.

— J’ai bien fait de te sauver la vie ! Mais je te le rendrai après avoir dormi. Il sera trop chaud pour bouger. Réveille-moi en cas de besoin.

Elle libéra assez vite la place pour le tout de repos de Mathilde.

— Fais en sorte qu’elle se repose, dit-elle à Mahdi avant de sortir.

Il fit signe qu’il avait compris, doubla son quart.

— Simon ?

Tara l’interpela, inquiète. Elle venait d’entrer dans le camion de contrôle après une ronde, le temps de se poser et de manger un morceau. Une longue ronde, interrompue par une visite-assistance auprès des malades.

Il était affalé sur son fauteuil, la tête renversée en arrière, bouche grande ouverte, les yeux clos. Une scène qui avait un mauvais goût de déjà-vu.

Non, pas toi !

Elle se précipita, cueillit sa tête au creux de son ventre, l’interpellant, malgré l’absence d’alarme dans les infos fournis pas son œil artificiel.

Vieil ami, toujours fiable, toujours présent. Si jamais…

Un ronflement aussi brusque que bref, sa tête qui suit le mouvement induit, se redresse en piquet oscillant.

— Hein ?

— Bon sang, j’ai cru que…

Il avait ouvert les yeux, la fixait à l’envers, ayant rebasculé sa tête pour mieux la voir, sans comprendre ce qui se passait.

— Tu m’as fait peur ! Tu sais que tu es flippant quand tu dors !

— Pourquoi ?

— Tu pionces la tête renversée, la bouche grande ouverte. On dirait un mort.

Le haut de son crâne appuyé contre elle, ses cheveux blonds s’électrisant sur son ventre, il rit un instant. Pour elle, ce tableau provoqua plutôt un soupir de soulagement.

— Va te reposer, je prends le relai. Je te réveille en cas de pépin.

Il avait cessé de rire. Il ne bougea pas tout de suite, restant immobile, les yeux rivés dans les siens.

Il eut un regard étrange qu’elle n’arriva pas à interpréter.

Elle fixait le cadavre au sol, essoufflée, serrant dans sa main valide le couteau encore dégoulinant du sang de la gorge fraîchement tranchée. Elle s’efforçait de se rappeler.

— Mais bon sang, ils sont encore combien ?

Elle ne se souvenait pas d’un groupe aussi vaste. Oui, des chiens fous, seuls, ne voulant pas changer après avoir changé, ne voulant pas retrouver les carcans d’une civilisation avec ses règles de vie. Seuls jusqu’à ce qu’ils se trouvent et se réunissent, puis voyagent de place en place telle une nuée de sauterelles, à vouloir profiter des autres…

Ils se reproduisent comme des lapins, ou quoi ? Ils auraient des renforts dans le coin ?

Un mouvement, un bruit suspect, juste derrière elle.

Une détonation avant qu’elle se retourne.

Un corps qui s’écroule à un mètre d’elle, face contre terre. Le canon noir d’un fusil, tenu par des bras puissants, des mains sombres.

— Tu ralentis…

Elle ricana.

— Merci, oh mon roi. Et désolée de vous avoir obligé à intervenir !

Il réagit de même.

— Viens, suis-moi, on en a terminé.

— Pour le moment… Ces salopards me font un test d’endurance dont je me serais bien passée.

Elle fit un pas en avant pour suivre Mahdi, jeta un œil sur le cadavre avant de revenir sur son dos. Elle constata les muscles roulant sous son éternel tee-shirt noir. Elle s’étonnait toujours de ce don qu’il avait d’arriver à point nommé.

— Assieds-toi.

Elle grimaça, hésita, mais se laissa tomber assise par terre, le dos contre une roue du camion. Elle s’emmitoufla dans son châle. Un ragoût mijotait sur le feu. Cela lui réchauffa le ventre.

— Je voudrais bien du pain.

— Il va falloir te contenter de ça, lui dit-il en lui tendant des biscuits.

Elle en saisit un, croqua dedans, le laissa fondre dans sa bouche, en appréciant tout autant la saveur.

— Tu en avais encore ? C’est un de mes bons souvenirs de nos derniers hôtes.

— Disons que notre colis était amélioré…

— C’est vrai ? Trop sympa !… Dis-moi, il me semble qu’il est temps de chasser autre chose que des chiens fous, non ?

Il ne répondit rien, resta assis face à elle, les coudes sur les genoux.

Un moment plus tard, Tara grimaça.

— J’aurais pas dû t’écouter.

— Pourquoi ?

— J’arrive même plus à me lever.

L’arrière de sa tête restait collé contre le camion. Ses bras lui pesaient, son corps semblait dormir sans sa tête.

— Tu sais ce que ça veut dire…

— Oui. Mais je ne peux pas m’arrêter. Entre soigner les autres et la défense, les combats, la traque de ces enfoirés, c’est pas le moment. Pas sûr qu’ils aient fini de nous harceler.

— Profites-en un peu. Cela fait un moment qu’on n’a pas eu de signal d’alerte.

— Pour le moment, oui. Mais ils doivent se cacher. Ils sont pires que des cafards. Je les ai entendus parler. Ils tiennent absolument à récupérer ce territoire, et le meilleur moyen est de se débarrasser de nous. Ils essaient de nous avoir à l’usure… Leur territoire, foutus humains. C’est bien la peine de faire un nombre de kilomètres à quatre chiffres, on entend toujours les même choses… S’ils arrivent et que je ne peux plus bouger…

— J’irais à ta place.

— C’est mon rôle de te protéger. De vous protéger, rattrapa-t-elle. Et tu en as fait autant que moi, toi aussi tu devrais aller dormir.

— Je peux tenir encore. Après tout, je suis le roi, un lion !

— Vantard ! Ton lion n'est qu'un tatouage sur ton poitrail.

— Et tu as une sale tête.

— Parle pour toi !

Ce petit échange délirant les amusa tous les deux. Ils avaient besoin de se détendre. C’était pourtant la triste réalité : ils étaient tous épuisés, recrus de fatigue, tous autant les uns que les autres.

— Dis-toi que tu auras des choses à raconter au coin du feu dans tes vieux jours.

— Franchement, je n’ai jamais cru faire de vieux os dans cette voie. La mort risque de me rattraper avant l’âge. Fort probable, même…

Il ne la contredit pas. Tara reconnaissait l’expression qu’affichait son visage. Pas qu’elle soit capable d’expliquer pourquoi, mais cette tristesse infinie, alors que ses yeux quittaient les siens pour se perdre dans le lointain, semblait envahir son roi dans les moments difficiles. Elle n’y avait vraiment fait attention que ces dernières années, alors qu’ils se croisaient plus rarement. Partageait-il sa souffrance ? Ou était-ce la culpabilité de l’envoyer au feu au lieu d’y aller lui-même, et de constater, impuissant, les dégâts sur son corps et son âme ? Si c’était le cas, quand comprendrait-il qu’il n’avait rien à se reprocher. Elle avait choisi en son âme et conscience. Elle utilisait cette noirceur qui l’habitait, ce dragon tatoué dans son dos, non pas pour haïr les humains en contemplant le spectacle de leur autodestruction, mais pour en sauver.

Sa vision alternait entre le noir et Mahdi.

— Repose-toi, c’est un ordre.

— Mais… Je…

Il l’acheva en se redressant, s’approchant et posant la paume de sa main sur son front. Elle lui sembla à la fois chaude et fraîche, pas comme d’habitude.

Mahdi déposa Tara sur son duvet déjà préparé, souffla un instant, remonta la couverture sous l’œil bienveillant de Simon et Mathilde.

— J’ai une bonne nouvelle, dit Simon.

— Oui ?

— Les nôtres sont à moins d’un kilomètre. Ils sont enfin là !

Mahdi s’écroula alors juste à côté de son endormie, poussant un soupir de soulagement. Mathilde s’approcha de lui avec un grand sourire, faisant un petit signe de tête.

Il ne broncha pas lorsque ce fut lui qui se fit border.

Annotations

Vous aimez lire Bea Praiss ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0