Le repos des guerriers

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— Allez, Tara… On se réveille.

La douce voix assurée de Mathilde, petites caresses et légères tapettes s’alternant sur sa joue.

— Qu’est-ce qui se passe ?

Voix traînante.

— Il faut que tu te bouges, tu as besoin de te requinquer un peu.

— Mmm… C’est tout ?… Laisse-moi dormir…

Ton ronchon, sans daigner ouvrir les yeux.

— Ah, je préfère ça. Elle râle, c’est bon signe.

Deux autres voix masculines qui approuvent.

— Allez, lève-toi. Je suis sûr que tu as faim.

Une odeur trop agréable de soupe se rapprocha, nargua ses narines dans son demi-sommeil. Un gargouillis suivit. Cela provenait de son ventre.

— Tu es cruelle, dit-elle à Mathilde en ouvrant les yeux.

Tentative de se redresser, mais difficile avec un bras coincé.

— Allez, viens là.

Mathilde l’aida à se mettre assise sur son duvet, la poussant tout en la maintenant de son bras autour de ses épaules. Un bol contenant le précieux liquide fumant, velouté et coloré, atterrit dans la main de Tara. Un petit pain fourré l’accompagnait.

— Ouh la…

— Ça ne va pas ?

Alors que Tara vacillait, perturbée par le monde s’efforçait à un fondu au noir en sifflant dans ses oreilles, Mathilde, inquiète, se décala derrière elle, lui servant de soutien pour rester assise.

— C’est rien, juste un vertige. Je dois être plus affaiblie que je ne veux me le faire croire.

— Pour sûr. Vas-y doucement.

Mahdi en tailleur sur un duvet à côté d’elle, dégustait lui aussi sa soupe. Simon mordait dans un sandwich sur un autre, et une couverture traînait sur le sofa, sûrement pour Mathilde.

— Vous êtes tous là ! constata Tara. Qui s’occupe de nos malades ?

Tous affichaient un visage satisfait, leurs traits un peu moins tirés.

— On ne risque plus rien. Nos renforts sont arrivés et se chargent d’aider les derniers malades. Et on a nos premiers cas en voie de guérison. Maintenant, c’est nous qui sommes en quarantaine.

— Juste par sécurité. Ils tiennent une bonne piste.

— Ça explique le pain ! s’exclama Tara avant de mordre dedans après l’avoir trempé dans la soupe.

Elle n’avait rien dit, et eux non plus. Inutile. Elle avait bien remarqué ses bandages refaits, d’une technique différente, plus assurée, les marques de piqûre sur son bras, son corps propre fraîchement lavé, ses cheveux dénoués encore humides, cette odeur typique de désinfectant sur sa peau, et ses vêtements, un pantalon chaud tiré de son barda et une blouse couleur pâle recouvrant le haut de son corps, son pendentif absent, sûrement rangé dans ses affaires. Un pied à perfusion où était accroché une poche vide traînait encore discrètement dans son coin près de la porte. La dernière chose dont elle se rappelait clairement, c’était un moment de repos bien mérité au coin du feu avec Mahdi. Le reste était un imbroglio de rêves et de souvenirs. Si vraiment il l’avait encore porté dans ses bras, c’est qu’elle avait dû leur provoquer une nouvelle petite frayeur. La dernière fois que cela était arrivé, la vie s’échappait de son flanc transpercé par l’ennemi. Ce qu’elle ignorait, et qu’ils ne lui dirent pas, mais dont elle se doutait quelque peu, c’était qu’il y avait eu une première tentative pour la réveiller. Et ce ne fut pas une telle réussite.

— Tara ! Réveille-toi, il faut que tu manges un peu et qu’on change ton bandage.

— Elle a les joues rouges, constata Simon. Tu crois que…

— Non, répondit Mathilde qui la prit dans ses bras, essaya à nouveau, lui caressa la joue, posa la paume de sa main sur son front, son cou. Elle est un peu chaude, mais c’est pas forcément cette grippe. Allez, reviens avec nous…

Avec une respiration un peu rapide, de très faibles gémissements, pas d’autre réaction que celle de se blottir contre Mathilde, malgré son insistance. Juste son visage restant contre la paume de Mathilde, la cherchant si elle l’éloignait.

— Ouais, ça m’inquiète quand même. Cela peut être l’épuisement, mais il ne faut pas négliger une infection.

Mahdi à peine réveillé lui-même, hocha la tête.

— Prévenons-les.

Mathilde voulut la reposer.

— Maman… Abandonne… Pas…

Une petite voix, très faible, murmure à peine audible venant de cette figure endormie, chiffonnée, exténuée, qui se réfugiait plus profondément dans son giron, s’y frottait pour tenter d’y rester.

Trois paires d’yeux, figés, silencieux. Mathilde joua son rôle, l’accompagna, mots rassurants, espérant que c’était elle qu’elle appelait. Après tout, c’était le petit surnom amical que tout le monde avait fini par lui donner. Elle la rallongea en douceur, écarta le châle, inquiète. La réponse sautait aux yeux.

— Sa plaie s’est rouverte.

— … Je n’ai rien vu…

Leur roi semblait halluciner, contemplant les yeux écarquillés la tache sombre s’étant insidieusement répandue, envahissant le débardeur de Tara sous la laine.

— Mahdi, tu n’y es pour rien, tu n’es pas au mieux de ta forme, pas plus que nous.

Les collègues médics fraîchement arrivés, méconnaissables dans leurs combinaisons, rapprochèrent un chariot, l’installèrent dessus, l’emmenèrent. En la gardant tout de même à part des autres malades, ils la bichonnèrent, la lavèrent des pieds à la tête, la soignèrent, avant de la ramener à bon port.

— On vous la rend. Elle n’y a pas été de main morte ! Il a fallu la requinquer, mais ça va aller maintenant.

— En effet, elle n’a pas eu d’autres choix que de malmener un peu ses blessures… Merci, elle se sentira mieux ici.

— Et sauf avis contraire, demain on vous libère tous !

Elle était restée seule sur le sofa, encore fatiguée, n’avait pas eu le courage d’aller plus loin, toujours le bras immobilisé, ordre express qu’elle pouvait tenir cette fois-ci. Cheveux encore en vrac, encore bien pâlotte, mais joyeuse comme un pinson, Yahel fut la première à venir la visiter.

— Tu es là, toi !

— Oh bon sang, je désespérais de te voir debout.

Tara, à peine ce cri du cœur énoncé, se retrouva entourée par les bras de son amie, puis ses joues dans ses mains, son front contre le sien. Elles en riaient toutes les deux.

— Aoutch, lâcha tout de même Tara malgré elle.

— Mais qu’est-ce que tu nous as fait ? On m’a raconté certaines choses, mais…

— Oh, j’ai juste eu beaucoup de ménage à faire.

— Ah oui, j’ai vu ! La prochaine fois, nettoie derrière toi ! Tu en as laissé partout.

— Parce que tu crois que j’avais le temps de les ramasser, peut-être ?

Yahel harcela Tara pour qu’elle lui raconte les événements, réussit à peine à lui arracher quelques bribes laconiques.

— Tu n’oublies pas quelque chose ? Tu n’aurais pas joué les infirmières, par hasard ? Je te vois penchée sur moi et me laver le visage.

Tara contempla l’autre côté du camion.

— Tu as dû rêver… Ou la fièvre qui t’as fait délirer.

— C’est cela, oui…

— Parce que tu crois que j’avais le temps de jouer les garde-malades ? J’ai fait la chasse aux virus, oui, mais à ma manière !

Erwan n’attendit pas son tour, à ce qu’interpréta Tara dans la réflexion que lui fit Yahel à son entrée. Ce qui ne l’empêcha pas de rester.

— Bon, toi… commença Erwan à destination de Tara.

— Pardon, j’avoue, s’exclama-t-elle en reculant, un faux air effrayé sur le visage.

— Oui, j’ai vu ! Alors c’est comme ça qu’on prend soin des affaires des autres ?

— Quelle idée d’être malade, aussi. T’as loupé des choses.

— Certes ! À ce que je vois, t’en est sortie cabossée, toi aussi.

— Et pareillement réparable. Mais je ne refuserais pas d’autres leçons, si tu veux encore bien…

— Pour ta peine, t’auras même droit à un atelier réparation !

Puis d’autres se relayèrent. Il fallut un dernier larron pour persuader Yahel de s’en aller.

— Marc ? Qu’est-ce que tu fais là ?

— Tu tardais un peu à venir, tu sais. Et elle me manquait. Alors…

— Espèce d’impatient. Je t’avais dit que je te la ramènerais ! Tu risques la contagion.

Il portait un masque, mais également des traces de piqûre.

— Ne me dis pas que t’as servi de cobaye ! Quelle folie !

— Qu’est-ce que tu veux, c’est l’amour !

Elle secoua la tête en soupirant et riant à la fois.

— Et regarde où je la retrouve ! Faut encore que je vienne à elle.

— Alors prends-la avec ! répondit Tara avant que Yahel puisse en placer une. Qu’est-ce que tu attends ? Je peux pas me reposer, avec tout ce monde. Allez ! Oust ! Je t’ai assez vu !

Tara poussa gentiment Yahel, qui se réfugia contre Marc, rentrant dans le jeu de la fausse offusquée. Elle aima pouvoir les revoir tous les deux ensemble, dans les bras l’un de l’autre, repartir collés l’un à l’autre. Cette vision l’apaisait toujours.

— En tout cas, merci d’avoir pris soin d’elle, ajouta Marc juste avant de descendre du camion, alors qu’elle lui demandait une dernière faveur. Et content de te voir sur pied.

Elle le remercia.

Elle sortit un instant, en y allant doucement, le temps de se soulager. Elle aperçut leurs compagnons d’une autre unité venue en renfort, restés à distance tout en assurant leur sécurité. John était parmi eux. Ils échangèrent un signe de la main.

Elle ne s’attarda pas, retourna dans le camion, se réinstalla sur le sofa, sentant qu’elle avait bien fait de demander à Marc de bloquer les autres et de faire passer le message.

Mahdi entra. Elle reconnut son pas. Sa main frôla, caressa, son front, sa joue, semblant chercher, explorer, repoussant une mèche de cheveux au passage. Le livre qu’elle tenait dans ses mains n’y était plus, tombé en vrac sur le sofa. Il le prit, le referma, le posa. L’autre joue de Tara quitta le tissu du canapé.

Son visage au-dessus du sien, sourire bienveillant.

— Toi aussi ? Dès qu’ils vont mieux, ils passent me voir, les uns après les autres. Des mercis, des papouilles… Ils sont tous là à me…

il ne la laissa pas finir.

— Dorloter ?

— Oui ! Pfff… Je vais finir par y prendre goût.

— Cela se comprend. Ils pensent que tu les as sauvés. Je ne peux pas leur donner tort. Alors qu’ils luttaient contre un ennemi invisible, tu es partie seule chercher de quoi les soigner, et tu as abattu le boulot de plusieurs hommes. Encore une fois, tu t’es largement dépassée, et tu en as encore bien encaissé. Maintenant, c’est à eux de s’occuper de toi.

— J’ai fait ma part, c’est tout ! dit-elle en se redressant, genoux relevés. Je n’étais pas seule.

Elle osa tout de même lui demander le bilan. Les chiffres n’avaient pas augmenté. À croire que les virus avaient une conscience. Ils cherchaient à se répandre, et pour cela, il ne fallait pas perdre ses hôtes. Seuls les faiblesses imprévisibles avaient faussés leur équation. Sauf que ce qui n’était que simples dommages collatéraux pour eux se révélait drames et traumatismes pour les humains.

— Alors cela a valu le coup. Maintenant, je sais que je peux me reposer tranquillement, il n’y a plus de risque… Toi aussi, tu devrais en profiter.

Il ne bougea pas. Elle le laissa faire. Il se décidera bien tout seul.

Un temps plus tard, un mouvement d’air attira son attention, l’incitant à redresser sa tête vacillante.

— Tu prépares mon duvet, maintenant ?

Le rouleau des couches savamment assemblées se déroulait suite à son geste ample.

— Tu t’endors… Tu seras mieux qu’assise en vrac sur ce vieux canapé.

Cela expliquait la vision par intermittence.

— Je vais pas passer mon temps à dormir !

— Ne te gêne pas. Qu’est-ce que tu crois que nous faisons tous ? Les autres sont en convalescence. A peine sortie d’ici, Yahel est retournée s’allonger. Erwan aussi. On s’occupe de nous, il n’y a plus à se faire de soucis. Tu n’es pas la seule à relâcher la pression.

— Mmm… Je dois mettre plus de temps à me remettre qu’avant. C’est comme si toute la fatigue des jours accumulés me tombait dessus d’un coup.

— Pas étonnant. Vu tout ce que tu as donné ces derniers jours, plus deux opérations… Tu avais un peu saboté mon piètre travail, expliqua-t-il brièvement, comme gêné d’en avoir trop dit. Couche-toi, tu n’as que ça à faire… Tu veux que je te porte ou ça ira ?

— Je vais me débrouiller…

Un bras la soutint. Pourtant, elle ne broncha pas. Elle ne se sentait pas en état de le faire.

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