Retour à la morgue

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Toulouse, Institut Médico-Légal Hôpital Rangueil

En rentrant à l’hôtel de police, Juliette avait trouvé un post-it sur son bureau.

« Passe me prendre pour aller à Rangueil. Pagès »

Le lieutenant François Pagès avait nettement plus l’allure d’un petit comptable que d’un flic de la police judiciaire. Comme la capitaine lui en faisait la remarque gentiment, il lui répondit sans malice.

« Qui peut imaginer qu’un type qui parait cinquante ans, qui porte une vieille veste de tweed sur un pull à col en V et une chemise boutonnée jusqu’au col est un flic des mœurs. Quand je me balade à Matabiau ou aux Minimes, je passe pour un client lambda.

— Si c’est ta tenue de travail, alors c’est réussi.

— Si j’avais su que tu faisais partie du programme de ma journée, j’aurais mis ma tenue de beau gosse !

— Bon, pour aller à la morgue, je crois que ça ne fera pas de différence.

— Tu brises mon rêve !

— Le docteur Doumeng nous attend. Il faut croire que lui aussi ne peut se passer de moi, il a accepté de s’occuper de notre macchabée en priorité. Il faut dire que le précédent n’était pas banal non plus.

— Vraiment, raconte. Nous, notre quotidien c’est des putes et des macs, généralement vivants, on n’a pas trop de viande froide.

— Ne sois pas envieux. Heureusement, nous non plus on n’a pas que ça. Mais là, ça fait deux en quarante huit heures. »

Juliette lui résuma rapidement la découverte du corps dans le camion et la raison pour laquelle elle craignait la confirmation que la fille du canal soit Russe.

« Si la mafia russe cherche à établir un petit Moscou-sur-Garonne, on a des soucis à se faire.

— Tu préfères Alger-les-Izards ?

— Au moins on ne risque pas de se retrouver au chômage.

— Sérieusement, reprit le lieutenant, il y a des filles de l’Est depuis un certain temps sur les trottoirs de Toulouse, mais c’était surtout des filières gérées par des Roms de Bulgarie ou d’Albanie. Des bandes bien glauques sédentarisées dans des camps en lisière de la rocade. On a en a choppé un bon paquet ces dernières semaines*.

— J’en ai entendu parler, confirma Juliette.

— C’était vraiment très crade là-dedans, les filles étaient de véritables esclaves, battues et sous-alimentées, mais le reste de la tribu ne valait guère mieux. Quand on pense que certains se plaignent des conditions de vie des animaux d’élevage, on n’a pas de leçons à donner.

— Tu as vu la photo que j’ai passée à ton boss ?

— Oui, ça pourrait coller avec l’une des filles arrivées récemment, mais la photo n’est pas flatteuse !

— Désolée, mais le photographe officiel des Miss France n’était pas libre ce matin. De toute façon, on va vite être fixés. On arrive. »

Juliette gara la Peugeot de service sur le parking de l’hôpital et se dirigea directement vers le service médico-légal, accessible par une vaste baie permettant à plusieurs fourgons de stationner simultanément. Le docteur Doumeng les accueillit chaleureusement.

« Capitaine Delhuine, je n’espérais pas vous revoir si vite, c’est un rayon de soleil dans ma journée glacée.

— Merci Docteur, mais pour être totalement sincère avec vous, ce n’est jamais par plaisir que je viens ici.

— Je le regrette sincèrement. Qui m’avez-vous amené aujourd’hui ?

— Lieutenant Pagès, Répression du Proxénétisme, les mœurs !

— Dois-je en conclure que ma cliente est une fille de joie ?

— Je me demande qui a bien pu inventer une telle expression, répliqua Pagès, mais oui nous avons des raisons de penser que cette femme exerçait le plus vieux métier du monde sur les trottoirs de notre belle ville.

— Bien, dans ce cas, allons jeter un coup d’œil. Je vous préviens, il ne s’agit pas d’une autopsie judiciaire dans les formes et vous n’obtiendrez pas de document écrit à ce stade, mais j’ai bien compris que vous aviez besoin de certaines réponses rapidement.

— C’est tout à fait cela, répondit Juliette. »

Le légiste les précéda jusqu’à un local de faïence et d’acier. Il demanda à un assistant de sortir le corps d’un caisson réfrigéré et de l’installer sur une table.

« Avez-vous des questions précises ?

— Oui, en effet, mais je souhaiterais auparavant que vous me donniez votre impression première.

— Allons-y dans ce cas. Je ne vous apprends rien si je vous dit que le sujet est une femme blanche, de type caucasien, ce qui ne veut pas dire nécessairement qu’elle vienne de cette région.

— Nous l’avons bien compris, Docteur.

— Excusez-moi, je continue. La mort est vraisemblablement consécutive aux dégâts occasionnés par l’impact des trois balles reçues dans le dos. L’une d’elle a très probablement atteint le cœur. Je le préciserai ultérieurement lors de l’examen interne. Il ne me parait pas plausible qu’elle se soit noyée avant qu’on lui tire dessus, mais là aussi, je vous dirai si elle a de l’eau dans les poumons. Comme vous pouvez le constater vous-mêmes ici, là et encore là, elle porte la trace de blessures superficielles assez récentes. On dirait des traces de brulures, les cicatrices correspondent à la taille d’une cigarette. On voit aussi quelques hématomes, elle a sans doute été frappée à plusieurs reprises, mais pas hier. Seule la blessure à la face est très récente. Voyez ici, la lèvre est fendue et la cicatrisation n’a pas encore débuté. »

Le légiste tout en parlant désignait les différentes traces de sévices détectées à l’examen visuel.

« Auriez-vous des éléments permettant d’identifier l’origine géographique de cette femme ? demanda Juliette.

— Elle a assurément des caractéristiques qui font d’avantage penser à une slave qu’à une méditerranéenne, la morphologie générale, la couleur des cheveux, la forme du visage… Laissez-moi regarder la dentition. »

Le docteur Doumeng prit un écarteur sur une desserte pour ouvrir la bouche.

« Oui, il y a quelques travaux dentaires réalisés à bon marché, des techniques que l’on n'utilise pas chez nous, mais qui se pratiquent encore dans les pays issus de l’Union Soviétique. Cette fille pourrait être Russe, mais aussi Ukrainienne ou Balte. Je suis désolé, mais je ne peux pas être plus précis.

— C’est déjà un élément précieux.

— Bien, je pense que vous voudrez valider si cette femme se prostituait. Là encore, ma réponse ne sera pas indiscutable, mais il y a généralement des traces probantes. »

Le médecin attrapa un spéculum et commença son examen gynécologique. Après quelques minutes, il demanda à son assistant de lui fournir des écouvillons avec lesquels il effectua plusieurs prélèvements.

« Cette femme a eu un rapport sexuel peu de temps avant sa mort.

— Si c’est une prostituée, cela n’a rien d’étonnant, commenta Pagès.

— Non, en effet, si ce n’est la grande quantité de sperme qu’elle a encore sur les muqueuses. Les prostituées qui travaillent sans préservatif sont plutôt rares. Par ailleurs, les parois du vagin semblent avoir été endommagées, il y a des traces de sang.

— Vous voulez parler d’un viol ? demanda Juliette.

— On peut voir les choses sous cet angle, oui. Et je dirais que son partenaire était, passez-moi l’expression Capitaine, monté comme un âne ou bien on a utilisé un objet surdimensionné. Au vu du volume de sperme, je n’écarterais pas la possibilité que plusieurs hommes aient abusé d’elle successivement. »

Juliette repensa aux propos du commissaire Fallières, « juste assez pour la rendre inapte au travail ».

« L’analyse génétique de ces prélèvements nous diras combien d’ADN différents nous pouvons détecter. Avec un peu de chance, cela vous permettra d’identifier l’un ou l’autre des violeurs.

— Soit, mais dans ce cas, pourquoi l’avoir abattue en lui tirant dans le dos ?

— Je vous donnerai les balles quand je les aurai extraites, vos services pourront sûrement identifier le type d’arme utilisée, mais ma science ne vous en dira pas plus sur ce point.

— Une dernière question, Docteur. Pouvez-vous me dire s’il y a des traces de textile sur les blessures d’entrée ?

— Walter, aide-moi à la retourner ! »

Les deux hommes firent passer le corps sur le ventre. Le légiste chaussa des lunettes grossissantes et fit réaliser quelques photos en gros plan.

« Comme ça, je dirais non, pas de fibres. Je vérifierai au microscope.

— Ce qui suggère qu’elle était nue quand on lui tiré dessus.

— Au moins le haut du corps, précisa le médecin.

— Donc, on peut imaginer le scénario ainsi, commença Juliette, plusieurs hommes abusent de cette fille, ils l’ont déshabillée, violée et à un moment, l’un d’eux sort un flingue et lui tire dessus, dans le dos. Pourquoi dans le dos ?

— Elle cherchait à fuir, proposa Pagès.

— Oui, ça se tient, elle arrive à leur échapper et part en criant. L’un d’eux s’affole et tire.

— Ça ne s’est pas passé au bord du canal, ni sur les trottoirs. Ils ont forcément utilisé un véhicule.

— François, je suppose que tu connais les emplacements des caméras qui permettent de surveiller les points de prostitution ?

— Oui, bien sûr.

— Bon, je sais que c’est fastidieux, mais on va essayer de croiser les images de ces lieux et celles des abords du canal, entre le pont des Demoiselles et le port Saint Sauveur. Avec un peu de chance, le même véhicule a été utilisé pour embarquer cette pauvre fille et se débarrasser de son cadavre.

— OK, je vais m’en occuper.

— Vois avec Lacaze, dans mon groupe, il a l’habitude de ces recherches. Un dernier point Docteur, nous pensons que la mort est intervenue la nuit dernière. Validez-vous cette hypothèse ?

— Oui, en effet. Le séjour dans l’eau a été assez court, quelques heures tout au plus et les échantillons prélevés dans le vagin sont eux aussi très récents.

— Merci Docteur, je vous remercie de votre collaboration. Quand pensez-vous pouvoir nous fournir un rapport complet ?

— Deux ou trois jours ! je crois que vous avez l’essentiel. »

Sur le chemin du retour, François Pagès fit une remarque.

« Si nous étions en Chine, à Shanghai par exemple, ils ne faudrait que quelques minutes pour qu’une IA** identifie le véhicule.

— Tu as sans doute raison, répondit Juliette, mais je ne suis pas certaine de valider ce que cela implique pour les libertés publiques. Je préfère encore que deux humains s’usent les yeux sur des écrans pendant quelques heures. »

* Véridique

** Intelligence Artificielle

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