Une histoire russe

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Vieille-Toulouse

Igor Polounin sortit du métro à Basso-Cambo, terminus de la ligne A. Il se dirigea vers le parking relais et se mit au volant de son Range Rover Evoque noir. Quelques minutes plus tard, après avoir contourné le Mirail, il rejoignait la rocade et traversait l’ile d’Empalot, juste avant de sortir en direction de Vieille-Toulouse.

Igor était plutôt content de lui. Il n’avait pas perdu la main et prenait toujours autant de plaisir à tuer à l’arme blanche. Il ne connaissait pas l’homme dont il venait de trancher la gorge et s’en moquait éperdument. Il était un soldat et il obéissait aux ordres, sans poser de questions. À quarante cinq ans, il avait passé plus de la moitié de sa vie sous les drapeaux. Il avait commencé par son service militaire dans l'armée russe en Tchétchénie, une sale guerre aux yeux de beaucoup de monde, mais où il avait appris l’essentiel de son art. Sa période de conscription terminée, on lui avait proposé une formation de sous-officier et un enrôlement dans les forces spéciales. Les années suivantes l’avaient vu comme instructeur et conseiller dans diverses régions du globe, en particulier en Syrie et en Afrique. En deux mille quatorze, il avait été contacté par Dmitri Outkine qui venait de créer le groupe Wagner. Igor appréciait Outkine qui avait été son chef chez les Spetsnaz. Chez Wagner, il avait rang d’officier et fut envoyé au Donbass pour soutenir et former les ukrainiens séparatistes. Après cinq ans, lassé de la vie militaire, il avait choisi de revenir à la vie civile avec l’ambition de devenir consultant en sécurité privée. Peu désireux de retrouver le climat de sa Sibérie natale, il avait souhaité se fixer dans une région plus tempérée. Un ami d’Outkine l’avait mis en relation avec Alexander Leonorov, un homme d’affaire vivant en France depuis de longues années. Leonorov avait su reconnaitre les qualités de l’ex-milicien et l’avait pris à son service exclusif comme chef de la sécurité et accessoirement exécuteur des basses œuvres.

Pour l’heure, son employeur terminait son parcours de golf dominical. Au départ du dix-huit, refusant obstinément les conseils de ses partenaires, Leonorov avait sorti son driver et envoyé sa balle hors limite à gauche.

« Toujours ce fichu draw, pesta le Russe.

— Alexander, tu nous dis ça une semaine sur deux, se moqua son ami Nicolaï.

— J’ai pris un cours mercredi ! Le pro m’a dit que je m’étais amélioré.

— C’est parce que tu le paies pour l’entendre dire ça ! »

Igor attendait au bar du club house quand son patron fit son apparition. Leonorov dit quelques mots à ses amis et se dirigea vers lui.

« Ça s’est bien passé ?

— Pas de problème, répondit Igor, tout s'est déroulé comme prévu. Belkacem comprendra le message. Vous aurez besoin de moi pour autre chose aujourd’hui ?

— Non, on est dimanche après tout, tu peux profiter de ton après-midi.

— Merci, Alexander, de toute façon je suis toujours joignable. Bonne fin de journée. »

Leonorov regarda son homme de main s’éloigner avant de rejoindre ses partenaires de jeu.

« Boris a fait un birdie sur le trois. C’est à lui de payer la tournée.

— Avec plaisir, répondit l’intéressé. Champagne ! »

Il était près de quinze heures quand Alexander Leonorov regagna sa propriété sur le coteau dominant la vallée de la Garonne. Le chauffeur commanda l’ouverture du grand portail à l’aide de la télécommande et avança à faible vitesse. Une fois à l’intérieur, il laissa le temps à un homme en tenue sombre de reconnaitre le véhicule et son passager avant de gagner la maison au bout d’une longue allée en montée. Malgré le ciel bleu et le soleil d’hiver, le froid était assez vif et un bon feu brulait dans la grande cheminée du salon. Une jeune femme aux longs cheveux blonds se leva à l’arrivée du propriétaire des lieux et se jeta à son cou.

« Alex, tu es encore resté à boire avec tes amis au golf, pendant que moi je t’attendais seule ici. Ce n’est pas gentil de me négliger comme ça.

— Je ne t’empêche pas de sortir et de voir du monde, toi aussi.

— Mais c’est dimanche, elles sont toutes avec leurs maris, sauf moi.

— Allez Olga, ne fait pas l’enfant, va donc nous servir un verre et reviens t’asseoir près de moi.

— Qu’est-ce que tu veux boire ? Vodka ?

— Oh non, du vin, un verre de Condrieu, il doit y en avoir dans la cuisine. »

Leonorov regarda la jeune femme s’éloigner. Elle portait une sorte de jogging, acheté dans la boutique d’un créateur probablement hors de prix, qui la moulait comme une seconde peau, qui mettait en valeur sa silhouette pulpeuse. Olga n’avait certes pas inventé l’eau tiède, mais elle savait tenir sa langue et ne faisait pas de remarques idiotes dans les soirées. En plus, c’était une véritable bombe sous les draps.

Une fois de plus, Alex parcourut son domaine des yeux. Cette villa avait été dessinée spécifiquement pour lui par l’un des plus brillants architectes toulousains dix ans plus tôt. Il avait fallu quelques petites incitations ici et là pour réunir toutes les autorisations lui permettant d’abord d’acquérir le terrain, de le rendre constructible et enfin d’obtenir le permis de construire cette résidence hors normes. Le concepteur avait exploité au mieux la configuration du terrain, empilant les terrasses telles des cascades d’acier, de verre et de béton, offrant de somptueux couchers de soleil sur la plaine et le fleuve et même au-delà, quand le temps était favorable, sur la chaîne des Pyrénées. En contrebas, la piscine et la salle de fitness jouxtaient un authentique sauna russe, que Leonorov avait fait démonter dans un banya de Saint Pétersbourg. Il lui en avait couté plusieurs millions d’euros, mais l’argent est fait pour être dépensé avait-il coutume de répondre à ses conseillers qui lui recommandaient plus de prudence dans la gestion de sa fortune.

Leonorov était né en Union Soviétique, durant la guerre froide. Son père était un apparatchik qui avait fait sa carrière dans le sillage de Brejnev puis Andropov, Tchernenko et enfin Mikhaïl Gorbatchev. À vingt ans, l’écroulement de l’Union et la politique de privatisations massives de Boris Eltsine lui avaient permis d’accéder au marchepied de la richesse. L’importation en volumes de produits occidentaux lui avait donné l’accès au monde capitaliste. L’année de son vingt cinquième anniversaire, il avait accumulé plus d’un million de dollars américains, pour l’essentiel mis à l’abri dans une banque suisse. Pour ses trente ans, il avait décuplé ce capital et pris la décision de vivre en Europe de l’Ouest. Le commerce des biens de consommation n’étant plus aussi porteur, il s’était progressivement orienté vers des marchandises plus lucratives, modifiant le sens des flux et acheminant vers tout client ayant les moyens de payer cash toutes les ressources de son pays d’origine, principalement des armes de l’ancienne armée rouge et les substances psychotropes issues des nombreux laboratoires militaires disséminés dans l’ancienne Union Soviétique. Officiellement, il vivait du produit de ses placements financiers, ce qui n’était pas littéralement un mensonge, mais de nombreux services de renseignement l’avaient inscrit sur leurs listes et le surveillaient dans l’ombre.

Dans les premières années de son exil volontaire, Alexander Leonorov avait vécu une vie nomade, changeant de pays au gré de ses humeurs ou de ses affaires, déposant ses valises dans les palaces de la Côte d’Azur, les iles grecques ou espagnoles, avant d’éprouver le désir de se fixer et de se faire reconnaitre comme un citoyen d’exception. Il avait jeté son dévolu sur le sud de la France, après avoir investi majoritairement dans une entreprise de sous-traitance aéronautique, lui offrant ainsi un statut et une entrée dans le monde toujours aussi prestigieux de l’air et de l’espace. À cette époque, l’Union Européenne et la Russie avaient mis en commun leurs ressources spatiales pour contrer les stratégies hégémoniques américaines et chinoises. Personne n’avait donc trouvé à redire à cette insertion du Russe dans le tissu industriel toulousain. Dire que les riverains de la colline de Vieille-Toulouse avaient été enchantés des transformations occasionnées par l’installation de Leonorov serait sans doute exagéré mais la municipalité avait vu d’un autre œil les généreuses dotations aux associations locales et sans doute d’autres versements moins avouables.

Leonorov avait donc toutes les raisons d’être satisfait lorsque la blonde Olga vint coller sa poitrine contre son dos en lui faisant passer un grand verre du vin blanc demandé. Il y avait toutefois une ombre dans le tableau, une ombre dans le paysage local qui s’appelait Belkacem.

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