Chapitre 1.2

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Une voix synthétique résonne dans le train pour annoncer que nous ne sommes plus qu’à une demie-heure de notre destination finale. Fuyumi me raconte avec entrain ce que j’ai loupé ces derniers mois, depuis ma dernière visite : en somme, pas grand chose.

Saki s’est mariée

           Hana a déménagé

                On dit que la vie à Hokkaido, c’est pas si mal

    Le fils des voisin est enfin diplômée

                                Il paraît qu’un vieux est mort.

               Maman songe à bouger dans le nord

— T’es sérieuse ? je m’écris, attirant l’attention de quelques autres passagers, me lançant des regards outrés pour certains.

Je rougis en me frottant nerveusement le nez. La honte…

Fuyumi ne me cache pas son amusement.

— T’es toute rouge ! glousse-t-elle, en chuchotant. T'es réveillée d'un coup.

— Change pas de sujet ! Parle moi de maman.

— Rien, je disais ça comme ça… Une fois, elle m’en a parlé, mais elle devait être bourrée ou un truc comme ça, parce que le sujet n’est plus revenu sur la table.

Je souffle presque de soulagement. Impossible d’imaginer maman quitter sa précieuse Hiroshima, comme elle dit, souvent. Alors si elle décide un jour de tout quitter pour le « nord », c’est que quelque chose doit se tramer. Quoi exactement ? Aucune idée, ce n’est certainement pas à moi qu’elle le racontera.

A vrai dire, je n’écoute qu’à demi-mot les histoires que raconte Fuyu. Le voyage m’a exténuée et j'attends patiemment le moment où je rejoindrai mon lit, bien confortable – plus que ces sièges – pour plonger dans un bon sommeil réparateur, mérité. Quelques fois, je capte deux ou trois brides de phrases et mélangées ensemble, cela donne quelque chose de plus au moins tangible pour moi, sans plus. Je me fiche de toute façon de savoir ce que devenait les autres ; ils ne m'aiment pas et je ne les apprécie pas non plus. Seule Fuyumi a réussi à se faire accepter dans cette communauté, mais qu'est-ce qu'elle a déjà échoué, cette fille ?

Plus qu’une demi-heure…

— Il faut que je quitte Hiroshima, je lance, sans préambule, les yeux rivés vers le plafond.

Le poids du regard de ma sœur me serre le cœur. Impossible de l’ignorer, celui-là... D'une voix plus grave, je reprends :

— Cette ville me tue.

— Alors tu n’as toujours pas changé d’avis ? Même après six ans passés en France ?

— C’est mon rêve. Je veux vivre à Tokyo.

Ma sœur ne le dira jamais à voix haute mais elle a longtemps espéré que je laisse tomber le projet de m’installer dans la capitale. Sauf que plus je grandis, et plus ce rêve prend de l'ampleur. Il m’empêche même de dormir ; chaque seconde que je perds à faire autre chose que trouver un moyen d’y aller et y rester est un gigantesque gaspillage de temps.

Fuyumi et même ma mère auraient largement préféré que je fasse comme tout le monde, me terrer dans le rang. Étudier, trouver un travail, se marier, avoir des gamins, démissionner et s’en occuper jusqu’à la mort.

Le plus ironique est que Fuyumi travaille comme enseignante dans une école primaire depuis maintenant dix ans et n’est pas prête de s’arrêter. Avec elle et Reijiro, son mari, ils sont accordés sur ce point : pas d’enfants.

Puis, il y a ma mère, la pire de nous toutes sûrement. Une médecin très demandée et douée, depuis des années, qui est réputée pour enchaîner les hommes, comme des verres d'eau. Elle est parvenue à rester plus de quatre ans avec seulement trois d'entre eux. Elle a eu deux filles, de pères différents, mais cela ne l'a pas empêchée de continuer de travailler. La première, Fuyumi est son enfant préféré, le centre de son monde. La seconde, moi, elle ne la voit qu’une fois par an et ne lui téléphone jamais.

Pour se dédouaner de l’échec cuisant à devenir une « vraie femme » au Japon, ma mère dit toujours « qu’elle est une hafu [métisse en japonais] et que donc, personne n’attend d’elle ».

Sauf que ma mère est… spéciale. Mais ça, c’est une autre histoire.

Je ne dis plus rien, m’enfonce dans le silence en même temps que sur le siège.

Une demi-heure, ça va être très long !

Fuyumi laisse échapper un soupire d’énervement, pendant que sa main claque bruyamment sa cuisse.

— Tu fais toujours ça ! râle-t-elle.

— Quoi, ça ?

— Te renfermer totalement sur toi dès que quelque chose ne te plait pas. Tu fuis. Si j'ai quelques réserves à l'idée que tu ailles vivre à Tokyo, c'est qu'il y a une raison !

— Fuyumi, je viens d’arriver, on pourra se disputer la semaine prochaine, s’il te plait ?

Elle me détaille un instant avant d’éclater de rire, s’empare de son téléphone où elle tape quelque chose. D’un regard je constate qu’elle est sur le calendrier où elle programme pour mardi prochain Se disputer avec Yuna.

Peut-être qu’en fin de compte, une demi-heure, ce n’est pas si long ?

— T’es bête, je ricane.

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