Chapitre 1.8

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Je suis hématophobe. La vision du sang me provoque des sueurs froides et une angoisse incontrôlable, qui peut me faire m’évanouir, comme au contraire me maintenir dans un état de panique extrême où mon cœur tambourine violemment contre ma poitrine et où dansent fiévreusement mes tripes. Tout ce que ça m’évoque, son odeur, sa couleur cinglante et son épaisseur me donne des frissons d’effroi. J’en souffre depuis l’enfance. J’ai des souvenirs très clairs de la terreur que me provoquait l’idée même du sang. Malgré tout, impossible de toucher du doigt les circonstances qui ont vu naître cette phobie.

Me ronger les ongles est une habitude que j’ai vite perdu lorsque j’ai réalisé qu’un coup de dent en trop et une perle carmen pointera le bout de son nez à la surface de ma peau. Mes pires moments d’angoisse ont toujours pris une forme liée à cette terreur : parfois, je suis si en colère que je crains d’exploser de tout mon long et d’y étaler des traînées interminables de sang.

Comme tout à l’heure.

Ma mère a très vite compris tout ça. Ma peur lui a toujours inspiré la plus grande indifférence – comme tout ce qui me concerne. Elle qui est médecin-chirurgienne passionnée, la vision du sang est chose commune pour elle et l’écarlate a principalement colorer son existence. Mais un jour, lorsque j’avais seize ans, j’ai reçu un message énigmatique de sa part, en rentrant des cours.

Elle m’informait s’être ouverte l’arcade sourcilière et m’invitait donc à ne pas rentrer avant un moment, comme bien du sang avait giclé sur le mur et au sol, afin de lui laisser le temps d’être traitée à l'hôpital où elle allait être portée, de rentrer pour tout nettoyer. Fuyu vivait à Kyoto à cette époque là, pour ses études et elle n’a été mise au courant qu’une semaine après l’accident, alors l’initiative de me prévenir ne pouvait venir d’elle. Maman avait donc décidé de me ménager d’elle-même. Mais surtout, alors qu’elle devait être envahie, même paralysée par la douleur extrême qu’une telle blessure engendre et occupée à stopper l'hémorragie un maximum, en attendant les secours, comment lui est venu le réflexe et la force de me prévenir ?

Pourquoi elle a fait ça ? Encore aujourd’hui, je n’ai pas de réponse.

Nous qui passions le plus clair de notre temps à se hurler dessus, à se mépriser, surtout après le départ de Fuyu à Kyoto – départ qui s’est éternisé, comme elle a rencontré Reijiro – je ne comprenais pas pourquoi et comment elle avait pu avoir un tel élan de charité à mon égard. L’accident n’est plus revenu sur la table, à l'exception de quand elle a expliqué à ma sœur et Rei d’où lui venait le pansement couvrant sa vilaine cicatrice. Aujourd’hui, elle a totalement disparu de son front. Mais lorsque je vois ma mère, impossible de m’empêcher de me figurer cette traînée rougeâtre parsemée de point de suture qui décorait son large front pâle, quand elle a remplacé son sparadrap. De toute façon, à peine deux jours après, elle s’est refaite une frange qui le camouflait entièrement. Aucun moyen de deviner ce que la coupe dissimulait, aux yeux des étrangers.

Ce jour-là en quittant l’école, Saki, Taeko et moi sommes allées flâner en ville, avons vogué dans tous les rayons possibles de livres et de mangas de nos magasins préférés, léché les vitrines pour même finir par dîner dehors, sans oublier d’aller nous recueillir au sanctuaire à deux pâtés de maison de l’école, à la demande Taeko, et ne pas rompre ses habitudes. J’attendais l’appel de ma mère pour rentrer. Mes amies étaient contentes de me tenir compagnie et de pouvoir enfin passer du temps ensemble. Pourtant, j’étais harcelée par cette ultime interrogation, m’interdisant de profiter pleinement de notre après-midi.

Pourquoi ?

Fuyu a un jour évoqué cet épisode, en plein dîner de famille et Rei n’a pas manqué de manifester son admiration pour ma mère, d’avoir trouvé la force de me prévenir. Mais Sonoka, dans toute sa duplicité a feint de n’en avoir aucun souvenir et est rapidement revenue au sujet initial.

J’ai essayé de me persuader que c’était parce que quelque part dans son cœur, malgré toute sa violence, son indifférence et l’animosité évidente qu’elle me vouait, une minuscule part d’elle m’aimait et me considérait un minimum. J’ai attendu un signe, suis même allée jusqu’à prier au sanctuaire avec Taeko, quelques semaines pour demander aux divinités un nouvel indice. Cette chose qui m’aurait signifié que je compte, au moins un peu. Pour à nouveau ressentir cet étrange bien-être et bonheur à l’idée d’être aimée. Huit ans plus tard, j’attends toujours.

Alors que Uiba me considère de la tête au pied avec la même bienveillance qu’il y a presque quinze ans, c’est la seule chose qui me vient en tête. Cette même mère froide et autoritaire a pris le temps de me prévenir qu’elle s'était pétée l’arcade sourcilière, malgré la douleur pour m’épargner, a aussi viré mon père, avec une violence singulière, ainsi qu’Uiba, me mentant sur les raisons de son départ ?

Je fonds en larmes, presque aussitôt que toutes les connexions se font dans ma tête.

Pourquoi, bordel !

— Yuna…

Uiba est essoufflée et je regrette instantanément de l’avoir fait courir ainsi. Mais qu’est-ce qui m’a pris de prendre ainsi mes jambes à mon cou ?

Une main rassurante se glisse le long de mes épaules. La tête enfoncé dans mes bras, eux-mêmes enroulés à mes jambes ramenés contre moi, je n’ai aucune idée de ce qui se trame à l’extérieur. Mais j'entends bien distinctement Uiba peiner à s’asseoir près de moi. Elle pousse un long soupir de fatigue.

Qu’est-ce qu’elle a bien pu penser de moi ? Ma nourrice sait très bien l’ambiance qui régnait dans mon foyer. Me revoir ainsi à deux doigts de frapper un vieux con raciste avant de partir en courant comme une voleuse, comme si j’étais coursée par des flics, après plusieurs années a dû lui donner le loisir d’imaginer tout et n’importe quoi.

A ses yeux, peut-être ai-je sombré dans la délinquance ?

Non, non, je ne l’accepte pas !

Je relève mon visage rougis par les larmes, les yeux si embués que tout autour de moi est flou, même le visage de Uiba, dont un large sourire ne quitte pas les lèvres. J’aimerai l’analyser, deviner ce qui se cache derrière et à quoi elle pense.

— Rien n’a changé. Tu es toujours autant une pile électrique. En Novembre, tu vas avoir vingt-quatre ans, n’est-ce pas ?

Est-il possible qu'un détail aussi insignifiant soit si limpide pour elle ? Comment elle a fait pour s’en rappeler ? Toujours armé de ma face de chien battu, je hoche docilement la tête.

— Même presque quinze ans après, tu vis à cent à l’heure.

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