Chapitre 1.9

12 minutes de lecture

Promis, j'vais essayer de me calmer sur les longs chapitres... mais en fait, je promets rien.

Uiba a la patience de me laisser entretenir un long silence gêné. Sa dernière phrase reste en suspens dans les airs mais je n'en pense pas moins. Comme je ne réagis toujours pas, elle s’approche pour me caresser l’épaule. Uiba est sans aucune hésitation ou exagération la « Japonaise Originelle ». Elle se soumet aux us et coutumes sans jamais sourciller, elle est toute douce, agréable, ne parle pas plus que nécessaire et surtout, elle ne se fait jamais remarquer. J’ai toujours détesté ce modèle de femme qu’on exige des jeunes filles. Principalement parce que celle qui m’a élevée en est l’exact opposé mais surtout parce que j’ai depuis des années une sainte horreur des règles.

Pourtant, j’adore Uiba. A un moment donné, peut-être plus que ma propre mère : elle fut ce qui s’en rapproche le plus à mes yeux. Dans mon enfance, je m’efforçais de l’imiter et même après son départ, me suis évertuée à lui ressembler en tout point. Jusqu’à l’adolescence. Fuyumi a réussi dans cette entreprise jusqu'à l'âge adulte. Puisque depuis toujours, se conformer à la norme ne lui pose aucun soucis. Ça l’arrange, sûrement, personne ne sait. En pensant à ma sœur, je frisonne de honte et de regret. Je n’aurai pas dû partir comme ça. Et ignorer son message.

Juste après avoir fini de me laver, je me suis enfermée dans ma chambre où Fuyu a eu vraisemblablement la gentillesse d’y poser mes valises pour m’habiller. Après y avoir foutu un bordel monstre, comme à chaque fois, j’ai précipitamment quitté la maison, malgré les complaintes répétées de ma sœur et de ses multiples excuses. Pour la première, mon comportement vis-à-vis de Fuyu me semble plus clair : je suis l’ingratitude incarnée.

— Alors dis-moi, petite Yuna, où t’es-tu encore fourrée ?

Cette fois, mon ancienne nourrice entreprend de s’asseoir près de moi, par terre. Et je ne manque pas de la détailler avec étonnement. Petite, elle me mettait toujours en garde contre les mauvaises manières, dont m’asseoir par terre dans la rue. En grandissant, j’ai vite fait de mettre au placard tous ces affabilitées : poser mon derrière à même le sol du métro ne me pose aucun soucis, s’il y a de place pour m’assoupir quand mes jambes n’ont pas envie de me traîner jusqu’à un siège.

Toutes les deux restons silencieuses. Depuis qu’elle est arrivée, plus aucun son n’a dépassé le seuil de mes lèvres.

— Tu comptes rester muette jusqu’à ce que je parte ? Réitère-t-elle, un petit sourire aux lèvres

Ce fameux sourire. Lorsque je faisais une petite bêtise, Uiba me regardait toujours avec bienveillance et douceur. Ses lèvres s’étiraient dans ce sourire discret mais espiègle qui signifiait « Ne t’en fais pas, ça sera notre petit secret à nous, d’accord ? ». J’étais si loin d’être « muette » avec Uiba ! Au contraire, un vrai moulin à parole. Au prix d’un grand effort, j’articule un :

— Désolée…

Pitoyable.

Ses yeux s’ouvrent en grand, en même temps que son sourire s’élargit.

— Tu veux manger ? Je devais rejoindre une amie à un restaurant mais elle m’a fait faux bond…

Oh chic, manger ! J’ai une de ces dalles en plus d’être totalement fauchée et avoir l’impossibilité de rentrer chez moi, à l’heure où maman colonise les lieux…

Mon regard me trahit à sa réction :

— Tu as grandi et ton estomac est toujours aussi énorme, glousse-t-elle.

De là, elle m’aide à me relever et tout de suite après, nous entreprenons de quitter ce carrefour au milieu de nulle part, l’une à côté de l’autre sans jamais laisser nos mains ballantes autour de nous se toucher. Uiba a bien vieilli depuis. Ses cheveux autrefois noir comme l’ébène ont viré à un poivre et sel, en fin de compte assez bien réparti et uniformisé dans sa chevelure. Elle était déjà âgée, lorsqu’elle m’a prise en charge, de toute façon. Même ses paupières se sont brièvement affaissés et de mignonnes petites rides se frayent un chemin sur son front et sous ses yeux. Malgré tout, elle est restée la même : elle dégage toujours la même chaleur maternelle et douce autorité. La robe bleue qu’elle porte, je la reconnais. Elle la portait déjà quelque fois à l’époque.

Tandis qu’on avance vers ce fameux restaurant, que je remets à mesure que son enseigne me semble plus discernable puisque c’est celui où Fuyu nous a présenté Reijiro, à maman et moi, Uiba me partage une délicate observation :

— Tu es devenue peu loquace, depuis que je suis partie…

Comme elle évoque son départ, je sens à nouveau la colère me monter à la tête. Maman m’a menti. Et là, elle est en train d’ausculter mon beau-frère, comme si de rien n’était. Si ma mère n’était pas soumise à un serment et surtout, si je ne la savais pas si bon médecin, j’aurai foncé à la maison pour y provoquer le scandale du siècle : mettre Rei en garde contre la malhonnêteté de ma mère et le sommer de s’en méfier. Non, non, ne mélange pas tout, Yuna !

— Pourquoi maman t’a virée ? Je demande, du but en banc, ne souhaitant pas tourner longtemps autour du pot.

Cette phrase stoppe Uiba dans son élan. Elle s’arrête net, reste plantée là, à me fixer avec curiosité, un sourcil levé.

— C’est ta maman, qui t’a dit que j’ai été virée ?

— Oui.

Évidemment, je mens. Malheureusement, je prends exemple sur Sonoka, dans cette situation : prêcher le faux, pour connaître le vrai. A l’époque de son départ, maman m’a dit qu’Uiba était partie d’elle-même, parce qu’elle avait quitté Hiroshima. Je n’ai pas mis longtemps à remettre ça en doute. Maman n’est jamais transparente avec moi. Je l’ai compris à mes dépens. Il est certain qu’elle l’a virée. Uiba ne m’aurait jamais abandonnée. Celle-ci soupire. C’est un début de réponse ? Une manière silencieuse de confirmer ?

— Allons manger. Je t’expliquerai.

Alors que nous sommes accueillies en grande pompe, installées et qu’arrivent rapidement les plats, Uiba met ce temps à profit pour me demander un résumé de ce que je suis devenue depuis. Brièvement, je lui explique que je n’ai jamais quitté Hiroshima, jusqu’à mes dix-huit, lorsque je suis partie étudier en France, à l’université et que je viens juste de rentrer définitivement. Je passe délibérément sous silence les deux années chez mon père, au collège. Nous allons déjà parler de ma mère, ne nous infligeons pas plus.

Les plats servis, même si je salive d’impatience à l’idée de planter mes crocs dans ces délicieux mets, j’attends poliment que Uiba commence, et ma nourrice commente mes passionnantes aventures :

— Tu es partie en France ? Elle s’étonne. Alors, tu es allée rejoindre ton père, finalement ?

Je déglutis avec difficulté. Non, je ne m’imagine pas savourer mon déjeuner, vraiment.

— Non. Je voulais partir étudier la littérature française, à Paris, alors je l’ai fait et je suis diplômée maintenant. Mon rêve, c’est de l’enseigner et d'écrire des livres.

Elle me considère un temps, à la fois avec admiration, incompréhension et curiosité.

— Tu as l’air très déterminée.

Mes doigts tremblent au dessus de mes baguettes mais je souris avec modestie.

— C’est important de l’être.

— Je sais que tu arriveras à être une bonne enseignante ! C’est un très beau métier. Et puis, tu as ça, dans le sang.

Je fronce les sourcils.

— Ah bon ? Je tiens ça de qui ?

Elle se reprend rapidement, se rendant seulement à l’instant compte de ses paroles :

— Excuse-moi ! Je t’ai confondue avec ta sœur… Tu sais, son défunt père était professeur, lui aussi. A l’université. D’ailleurs, dis-moi, qu’est-ce que Fuyumi est devenue ?

Tiens, je l’ignorais. De toute façon, ma frangine et moi n'en savions pas énormément sur Masa.

— Tu vas trouver ça drôle… mais Fuyumi aussi enseigne.

J'hésite à évoquer Rei. Fuyu ne pouvait pas trouver mieux comme compagnon de vie, certes mais balancer à notre ancienne nourrice que le mari d'une des fillettes qu'elle a gardé fut cancéreux, durant des retrouvailles...

Son expression s’illumine davantage. Ses grands s’agrandissent et c’est comme si ses yeux s’éclaircissent de joie en retrouvant un nouvel éclat. Celui de la jeunesse.

— Elle a réussi, alors ? Elle aussi, depuis toute jeune me dit qu’elle veut devenir maîtresse des écoles.

Même si Fuyumi était une adolescente de seize ans révolues, lorsque Uiba nous a quitté, ma sœur en a gardé un très bon souvenir. Ma nourrice s’est principalement occupée de moi et peu de Fuyu. Ça, ma mère le faisait avec joie et sans contrainte. Peu importe sa charge de travail et sa fatigue.

— J’ignorais que tu savais tant sur Fuyu.

— Je me suis occupée de vous deux, du mieux que je pouvais, de la même manière, déclare-t-elle.

Sur ces sages paroles, elle entame son plat et je m’exécute aussi. Au bout d’un moment, Uiba pose ses baguettes et je sens son regard peser sur moi. Lorsque je relève discrètement les yeux vers elle, sans être vue, je constate qu’elle est en effet en train de me détailler, avec sérieux et précision.

— Je te dois l’honnêteté, Yuna.

Nous y voilà…

— Ta mère ne m’a jamais virée. C’est moi qui suis partie. J'ai effectivement quitté Hiroshima un temps. Mais il y a un an, je suis revenue.

Un voile d’amertume et presque même de déception me traverse. Pourquoi ?

— Je pense que ta maman a dit ça pour te préserver. Et elle a eu raison. Mais sache que je ne suis pas partie de gaieté de cœur.

Je ne dis rien, pour lui laisser l’occasion de s’exprimer et me donner enfin des explications en bonnes et dues formes. Sérieux, mais qu’est-ce qu'il se passe dans cette famille maudite, qu’est la nôtre ?

— Ta mère, je n’arrivais plus à supporter de travailler pour elle.

Elle marque un temps de pause. Ses yeux jaugent mes réactions. De mon côté, mes jambes tremblent nerveusement. A côté, c’est mon cœur qui dansent une salsa enflammée.

— Je ne dis pas ça pour l’offenser, ni pour t’offenser, toi, bien sûr ! Je suis désolée de parler ainsi de ta mère. Peut-être, je ne devrais pas t’en dire plus, et-

— Non ! Explique-moi ! Je t’en prie. J’ai besoin de savoir.

Elle souffle et reprend, non sans difficulté et quelques pauses :

— Tu as revu ton père, depuis que… qu’il est parti ?

Minute, son départ serait lié à celui de Joseph ?

— Oui. Et je sais qu’il a été expulsé. Qu’ils ne se sont pas séparés, comme tu me l’as raconté. Je le sais parce que j’ai tout vu…

Son air se déconfit.

— Yuna…

— La claque, quand elle s’est mise à le battre, l’arrivée de la police…

— Tout ce temps… Je suis désolée que tu aie vu tout ça… tu n’aurais pas dû.

— Je sais. J’étais une enfant. Ce n’est pas de ma faute. Je devais être protégée de ça mais tu connais ma mère, Uiba… Elle n’aurait jamais dû avoir d’enfants. C’est évident. Ni mon père d’ailleurs.

Elle me prend une des mains posées sur la table et la serre doucement du bout des doigts.

— Uiba, s’il te plaît, continue de me raconter pourquoi tu es partie.

Elle se reprend vite et poursuit son récit :

— Au début, je pensais que ton père avait été arrêté pour violence. Ta mère m’a dit qu’il l’était avec elle. Et je l’ai crue. J’ai tenté de la soutenir… mais désolée de le dire mais ta mère est une vraie menteuse. Je suis désolée…

Demander à Uiba de cesser de s’excuser à tout bout de champs, c’est comme demander à un tétraplégique de marcher… alors je laisse couler pour qu'elle continue de raconter.

— J’ai appris ça par l’intermédaire de ton arrière-grand-mère. C’est elle qui a élevé ta mère et ta tante, Sara. Tu la connais ?

— Bien sûr.

Un jour, peut-être, j'ouvrirai le dossier « Sara »… ou peut-être jamais.

— Ta mère est allée la voir, après l’expulsion de ton père. Elle « regrettait ». Et comptait se dénoncer, pour le faire revenir et s’excuser auprès de lui. Sauf que sa grand-mère s’y est opposée. Prétextant qu’il fallait qu’elle reste élever ses filles et que Joseph était de toute façon un voyou. Je pense que pour une fois, ta mère était sincère. Elle allait réellement le faire, parce qu’elle est allée me voir et m’a demandé de prendre soin de vous, de vous protéger et vous préserver, au cas où elle ne serait plus là... De ne pas vous laisser à votre famille. On aurait dit des adieux. Elle m’a expliqué ce qu’elle a fait à votre père. Elle pleurait et me demandait de lui pardonner son erreur. J’ai eu très peur d’elle, à cet instant… et j’ai eu peur pour vous tous. Ton aïeule a réussi à convaincre ta mère de simplement enterrer le passé. J’ai raconté cette histoire à ma propre famille. Ils ont eu chaud pour moi... Et mon mari, ainsi que ma fille m’ont prié de démissionner, pour m’occuper d’autres enfants de famille avec moins.. disons moins de problèmes.

J’imagine sans peine ce qu’ils ont dû précisément lui dire « Fuis-les ! Ce sont des gens dangereux ! Ce sont des étrangers ! ». Chaque famille a ses propres tarés. Dans ce cas-là, c’est ma mère. Mon arrière-grand-mère, la mère de la mienne, a toujours été bien trop indulgente et permissive avec ses petites-filles. J'ignore pourquoi Sara et Sonoka n'ont pas été élevées par leurs parents mais le résultat est là. Je tente de prendre de la hauteur et de ne pas réagir trop vite émotionnellement à ces révélations. J’y arrive contre toute attente assez efficacement et écoute attentivement Uiba :

— Voilà ce qu’il s’est passé. Je me suis sentie mal pour ton père. C’est injuste ce qu’il lui est arrivé. Et je crois que ce mal ne pourra pas être réparé…

Les mots qu'Uiba employent pour parler des miens ne me blessent pas tant. Elle n'avait pas tort et les choses devaient être décrites telles qu'elles sont.

— Il va bien. Il est en France, s’est marié, il a des tunes et des enfants.

Je peine à dissimuler mon amertume. Mon père a eu l'occasion de faire table rase du passé et se reconstruire. Il est heureux et c’est tout ce qui compte. Sauf si on omet qu’il trompe son épouse… mais pourquoi n’ai-je pas le droit de faire partie de sa vie ? Pourquoi m’en écarte-t-il si obstinément ? Maman lui a fait du mal, mais moi qui son enfant, je n’ai rien à voir dans tout cela et mérite son amour.

— J’en suis heureuse pour lui. Mais… c’est dommage. Il a tant perdu. Il était infirmier, travaillait avec ta mère et je croyais réellement que tout se passait bien.

— Quoi ? Il… il était infirmier ?

— Bien sûr. Il a rencontré ta mère à l’université d’ailleurs. Lui s’est arrêté plus tôt qu'elle pour être infirmier. Elle, elle rêvait d’être chirurgien.

C’est quoi encore que cette histoire ? Uiba poursuit sa lancée, comme si j'étais au courant :

— Ta mère a connu Masa en même temps que Joseph. Ils étudiaient beaucoup ensemble jusqu’à ce qu’elle finisse ses études et épouse Masa.

Pourquoi ai-je la sensation que ce n’est que la face émergée de l’Iceberg ? Il y a quelque chose de louche derrière cet innocent trio d’étudiant. Et je compte le découvrir. Ma mère, son défunt mari et celui qu'elle s'est tapé à sa mort, étudiants tous ensemble ? Il n'y a rien qui va. Pourquoi Joseph n’a-t-il jamais jugé bon de m’informer qu’il était autrefois infirmier ? Et qu’il a connu le père de Fuyu !

Mais combien de choses me cache-t-il encore, exactement ? Ne parlons même pas de Sonoka. Je suis certaine qu’elle a dû leur mentir des tas de fois, aux deux… et comme des quiches, ils sont tombés amoureux d’elle. Piégés dans ses filets, plutôt. Je bous intérieurement mais suis rappelée à l’ordre par Uiba, qui va jusqu’à agiter ses bras autour de moi.

— Tu es partie où ? Ricane-t-elle.

Je souris brièvement mais reste bloquée dans mes pensées. Uiba a l’air de son côté d’être plus à l’aise, à présent. Elle me demande donc, d’un ton jovial :

— Allons, cessons de parler de ces tristes histoires. Dis-moi comment c’est en France. Ma fille rêve d'y aller ! Est-ce que c'est-

Nous sommes coupées par une sonnerie téléphonique. Celle de Uiba. Elle s’empresse de récupérer son appareil. Alors qu’elle lit le nom de l’appelant, son doigt frétille contre le bouton du son mais à son regard, je sens que nous n’allons pas tarder à nous dire au revoir…

— Yuna…

— Je sais. Je comprends. C’est… une urgence.

— Je suis désolée. Mais je peux annuler.

— Non ! Non. Vas-y. Je vis ici maintenant. Chez Fuyu et son mari. Nous aurons l’occasion de nous revoir ! Et puis, je devrais rentrer aussi…

Elle continue de me regarder avec regrets et une peine non dissimulée.

— J’ignorais que Fuyu…

— Oui, c’est normal. Mais donne-moi ton numéro pour nous revoir ! Fuyu en serait ravie.

— D’accord. Alors promet-moi que vous viendrez vraiment. Vous m’avez tant manquée. Je ne vis pas très loin, je t’enverrai l’adresse. Passez-me voir.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Maya baragouineuse ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0