Chapitre 1

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Les écailles argentées et chaudes vibraient sous sa paume, ondulant au rythme du ronronnement profond qui grondait dans la cage thoracique de la bête. La lumière du matin filtrait à travers les planches des bâtiments de l'écurie. Kian ferma les yeux. Il pouvait presque sentir la vibration dans sa propre poitrine. Le flanc massif de la créature lui tenait chaud dans le dos. Assis à même la pierre, jambes repliées, Kian s'était appuyé contre le corps de la wyverne. Celle-ci étira une patte sans ouvrir les yeux, griffes repliées, puis souffla par les naseaux dans un profond soupir. Une brume tiède vint caresser la nuque de Kian, soulevant quelques mèches blanches. Il esquissa un sourire discret. Il préférait largement cette compagnie-là à celle des autres écuyers.

Il aurait dû retourner travailler. Il le savait. Il entendait, au loin, les voix dans la cour. Mais il ne bougea pas. Il volait cette minute. Juste encore une.

La wyverne s'agita à nouveau, cligna et redressa la tête, observant la lourde porte en bois massif entrouverte de l'entrée de l'écurie. Kian leva une main distraite pour effleurer le bord d'une écaille derrière une corne, là où la peau était plus fine, plus chaude. La wyverne poussa un souffle content.

Ils étaient seuls dans le box. Écartés des autres, comme toujours. Cela convenait à Kian. Il aimait la solitude de l'écurie aux heures creuses. L'odeur de cuir, de poussière et de feu. Les sons étouffés des chaînes, des respirations lourdes ou le froissement des ailes repliées. Et surtout, il aimait ce silence vivant qu'on ne trouvait nulle part ailleurs dans l'Académie.

Mais ça ne durerait pas. Il le savait. À un moment ou un autre, quelqu'un viendrait le chercher et le rappeler à l'ordre.

Il soupira, et se releva à contrecœur. La wyverne continuait de fixer la porte sans lui prêter attention. Un nouveau soupir échappa du garçon. Une telle obstination signifiait qu'il avait senti l'odeur de viande - et donc cela annonçait bien l'arrivée d'autres écuyers.

Sa réflexion n'eut pas le temps d'aller plus loin que le grincement des gonds résonna. Deux écuyers entrèrent effectivement, plaisantant et se chamaillant. Ils étaient un peu plus âgés que Kian. Plus musclés également. Leur uniforme d'écuyer, propre et bien entretenu, semblait taillé sur mesure et dessinait parfaitement leurs silhouettes. Un troisième écuyer, plus petit et plus jeune que Kian, les suivait, essoufflé.

— Salut Kian, sourit ce dernier. Ça va ? Pas trop fatigué ? Merci d'avoir échangé de corvée avec moi.

Kian nia de la tête. Il le rejoignit rapidement, abandonnant la wyverne qui ne lâchait pas l'entrée des écuries de son regard acéré.

— Ne t'en fais pas, Torn. Tu sais bien que je préfère largement me lever aux aurores pour ouvrir la volière plutôt que d'être de corvée de petit déjeuner, plaisanta Kian avec un clin d'œil. Et toi ça va ?

Torn rougit et acquiesça. Hier soir, il était venu le voir pour lui demander d'échanger de corvée matinale. Il avait été terriblement gêné de lui demander cela, alors que Kian adorait réellement ce moment unique, où les wyvernes étaient relâchées après la nuit et s'envolaient avec précipitation.

Un livreur arriva à leur suite, apportant une charrette chargée de gros morceaux crus de bœuf des montagnes, laissant quelques trainées de sang frais sur le sol. Torn récupéra rapidement la livraison, et poussa la charrette en dehors de l'écurie, suivant les deux premiers écuyers qui ne les avaient pas attendus.

La wyverne grogna et se releva, faisant frémir ses ailes repliées contre son corps. Ses lourds pas résonnèrent dans l'écurie. Kian sourit en voyant la créature guidée par son estomac. "Quel goinfre", se dit-il avant de sortir à sa suite.

— Attends, laisse-moi t'aider.

Torn, qui avait déjà le souffle court, hocha simplement de la tête, libérant l'espace pour que Kian le rejoigne. Il manquait clairement d'exercice. Ce qui était normal, Torn n'avait été recruté que quelques semaines plus tôt. Il n'était pas encore habitué au quotidien exigeant et physique. Kian, lui, y était habitué. Il avait commencé à aider les écuyers dès son enfance et les avait rejoints dès qu'il eut l'âge requis.

Plusieurs wyvernes s'étaient mises à voler en cercle au-dessus d'eux, les suivant depuis les airs comme une nuée de rapaces impatients. Leurs ombres passaient et repassaient sur l'herbe, entremêlées comme un jeu mouvant. Parfois l'une piquait, aussitôt imitée par une autre, avant de remonter d'un battement d'ailes puissant pour reprendre la ronde. Elles lançaient des cris brefs, presque comme si elles s'appelaient entre elles, et malgré l'apparente anarchie de leurs trajectoires, elles ne se heurtaient jamais.

— Tu sais, reprit Kian après plusieurs minutes de silence, j'étais sérieux quand je disais préférer être de corvée de volière le matin. Je sais que tu n'es pas encore très à l'aise avec les wyvernes, mais moi j'apprécie réellement cette tâche. Ça ne me gêne absolument pas d'avoir échangé.

Les sourcils de Torn disparurent derrière les mèches de cheveux plaquées contre son front par l'effort. Il répondit d'un souffle court.

— C'est- C'est vrai ? Tu l'as remarqué ?

— Oui, sourit Kian, et ne t'inquiète pas, c'est normal, tout le monde est impressionné au début.

— Mais toi tu es si à l'aise !

Kian sourit au compliment, mais une pointe de tristesse le traversait.

— C'est vrai... Mais moi je suis ici depuis toujours.

— Oh, répondit Torn, laissant planer le silence.

Le silence retomba, et ils traversèrent encore plusieurs minutes la grande prairie de la lande réservée à la volière. Les roues de la charrette quittaient enfin le sentier sinueux en pierre pour rouler tranquillement sur une immense stèle. Certaines wyvernes s'étaient posées, attendant d'avoir le champ libre. Des grognements résonnèrent dans la prairie. Torn se raidit à ce son, mais il suivit quand Kian l'encouragea du regard. Les deux garçons arrivèrent au centre de la stèle. Les deux autres écuyers s'étaient installés contre la ruine d'un vieux pilier de pierre, vestige effondré d'un ancien édifice depuis longtemps rasé par le temps… et par le passage des wyvernes. Accoudés nonchalamment, ils ricanaient entre eux, sans daigner lever le petit doigt.

Torn se pencha pour saisir un quartier de viande dans la charrette. Ses bras tremblaient légèrement sous l'effort, mais il finit par le lancer de toutes ses forces. Le morceau n'alla pas bien loin, à peine quelques mètres.

À peine avait-il quitté ses mains qu'une ombre fendit l'air. Torn poussa un petit cri aigu de surprise. Une wyverne avait plongé droit sur le quartier, happant la viande d'un claquement sec. Mais une seconde se jeta sur elle, percutant son flanc de plein fouet. Les deux bêtes roulèrent presque ensemble dans le ciel, ailes claquantes, crocs et griffes luisants, rugissant l'une contre l'autre pour un simple morceau. Torn blêmit et recula d'un pas, tétanisé par le tumulte.

Kian, lui, ne bougea pas. Un sourire discret sur ses lèvres.

— Elles en font toujours trop, souffla-t-il. Comme si le premier morceau valait mieux que les autres.

Sans se presser, il saisit un quartier à deux mains et le lança en cloche, haut dans le ciel. Une troisième wyverne piqua pour le saisir, mais fut immédiatement poursuivie par deux autres. Kian recommença, méthodique, observant le ballet aérien avec un amusement tranquille.

Un éclat de rire derrière lui le fit se retourner. Les deux écuyers étaient toujours adossés au pilier, hilares, sans avoir approché la charrette.

— Vous comptez vous bouger, ou vous attendez que les viandes se rangent toutes seules dans les auges ? lança Kian, d'un ton faussement aimable.

— Pas notre rôle, répondit le plus grand en haussant les épaules. Nous, on s'occupe des wyvernes des dernières années. On n'a pas à faire les sales besognes.

— Ah oui ? commença Kian, avant de se faire interrompre par Torn qui lui jeta un coup d'œil inquiet, cherchant à l'apaiser.

— Laisse tomber. Ce n'est pas grave, on peut gérer...

— Ça se voit, répondit un des prétentieux, le petit dodu va se faire dévorer avant la fin de la semaine.

Torn se figea, rouge puis pâle d'un coup. Les deux compères éclatèrent de rire.

Kian pivota lentement vers eux, l'œil pétillant.

— Vous êtes au courant que, une fois que vous serez "élu" par un nobliau pour être leur larbin, vous ferez leurs sales besognes ? Ce ne sera certainement pas eux qui vont ramasser le crottin de leur wyverne.

Un silence tendu s'abattit entre eux, quand les deux écuyers se tendirent. L'un d'eux serra les poings, prêt à répondre, mais il se ravisa. C'est alors que Torn blêmit encore, son regard fixé derrière l'épaule de Kian.

Kian se retourna aussitôt.

— Théros... soupira-t-il.

Discrètement, la massive wyverne argentée s'était approchée de la charrette. Elle s'empressa d'enfourner de grands morceaux directement dans sa gueule, ses crocs claquant dans le bois.

— Tu sais très bien que ce n'est pas pour toi, réprimanda Kian en fronçant les sourcils.

Théros leva un œil indifférent vers lui, avant d'engloutir un autre morceau. Quand Kian se retourna, les deux écuyers avaient déjà tourné les talons, regagnant le sentier d'un pas rapide. Il lâcha un long soupir.

— Évidemment.

Il se tourna vers Torn.

— Toi aussi tu devrais y aller.

— Mais… et toi ?

— Les wyvernes vont être encore plus agitées, répondit Kian, un petit sourire compatissant, et tu es déjà terrifié. Vas-y. Ne t'en fais pas, tu t'y feras.

Torn hésita, puis hocha la tête et s'éloigna à son tour. Resté seul, Kian s'approcha de Théros et posa une main sur son front rugueux. La wyverne ronfla doucement, comme amusée par la réprimande.

— Vieux goinfre, murmura-t-il.

Il saisit un quartier de viande et le lança haut dans les airs. Une wyverne verte plongea aussitôt, happant sa ration dans un battement d'ailes puissant. Kian leva les yeux vers le ciel, observant le ballet des silhouettes ailées.

Et, malgré la fatigue, malgré la solitude, un sourire lui vint aux lèvres. Ici, il était à sa place.

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