Chapitre 2

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La journée fut éreintante pour Kian. Après avoir nourri les wyvernes, il s'était attelé au nettoyage de l’écurie, puis avait parcouru toute la volière pour vérifier l’état des perchoirs et nettoyer les stèles en ardoise où les wyvernes adoraient se prélasser pour profiter du soleil de fin de matinée.

L’après-midi avait aussi été chargée. Il avait dû suivre un cours de forgeage de base – pour des réparations mineures d’armure – et deux heures assommantes d’arithmétique. Lorsque son dernier cours de la journée fut achevé, Kian s’était rué à la volière. Il n’était pas particulièrement studieux, il aimait la pratique et, surtout, passer du temps proche des wyvernes.

Il n’eut pas le temps de parcourir plus de cent mètres dans la volière qu’un souffle puissant et familier le fit se retourner : Théros venait juste d’atterrir à côté de lui. La wyverne argentée roucoula doucement, comme pour le saluer.

— Salut toi, sourit Kian en lui caressant le museau, et Théros répondit par un claquement de mâchoires.

La wyverne le contourna et lui tourna autour en piétinant le sol avant de se laisser. Une fois qu’il sembla bien installé, il retira légèrement son aile en arrière, offrant son flanc et fixa Kian dans une invitation silencieuse. Kian se laissa aller, sentant enfin le poids de la journée glisser de ses épaules. C’était son petit rituel quotidien : rejoindre la volière et passer du temps à observer les wyvernes pour se vider la tête. Savourant la puissante chaleur dans son dos, il observa une wyverne verte qui sautait d’un terrier de lapin à un autre. Ceux-ci n’avaient pas choisi le meilleur endroit pour s’installer. Dès qu’un lapin sortait, la wyverne sautait à côté du lapin, le faisant fuir dans un autre trou. Heureusement pour eux, un lapin ne représentait pas une source de nourriture suffisamment intéressante pour une wyverne ; aussi, ils ne risquaient pas leur vie et leurs prédateurs avaient tendance à éviter la zone. Mais de jeunes wyvernes appréciaient s’amuser d’eux, comme le faisait actuellement la petite verte, qui battait à présent frénétiquement de la queue en fixant un terrier.

La scène fit sourire Kian. C’était de cela qu’il avait besoin. Surtout après le long monologue que son professeur leur avait fait sur l’importance de se faire apprécier par les apprentis chevaucheurs qui débuteraient bientôt leur année. Un passage obligatoire s’ils voulaient avoir une chance d’être choisis comme écuyer personnel. Le professeur en avait profité pour féliciter chaleureusement trois d’entre eux qui, au départ des apprentis de dernières années, partiraient avec eux et rejoindraient de nobles familles. Les trois garçons s’enorgueillissaient et avaient exigé moultes applaudissements de leurs camarades envieux.

Kian, lui, ça l’énervait. Tous ces faux-semblants le rendaient fou. Lui, ce qu’il voulait, c’était être avec les wyvernes. Rien d’autre. Ne pas servir une famille noble. Mais il n’avait pas vraiment le choix. Son avenir avait été tracé dès qu’on l’avait laissé à l’orphelinat de l’académie. Deux options s’offraient aux orphelins : domestique ou écuyer. Son attirance pour les wyvernes ne lui avait laissé aucun doute quant à son choix. Mais maintenant que ces années à l’académie étaient presque terminées, il devrait se résoudre à se trouver « une famille » à servir, ou se retrouver à la rue.

Il soupira et posa sa tête contre l’encolure de Théros. Cherchant à éloigner ces mauvaises pensées, il décida de plonger dans ses souvenirs avec la wyverne. Il se revit le premier jour où il l’avait rencontré. Il était pour la première fois de corvée de nourrissage des wyvernes. Il avait commencé sa tâche sous le regard attentif mais sévère des écuyers plus âgés, quand une ombre rapide surgit derrière lui. Avant qu’il ait pu réagir, la wyverne, encore juvénile, mais au regard malicieux, s’était emparée d’un gros morceau de viande, trop grand pour lui, l’empêchant de s’envoler avec. Kian avait tenté de reprendre le morceau de viande, mais Théros s’était reculé, un air de défi dans ses yeux dorés. Chaque fois que Kian avançait la main, la wyverne reculait d’un geste rapide, puis claquait ses dents et secouait la tête, comme pour se moquer gentiment de lui.

Kian avait d’abord ressenti de la frustration, puis un mélange de surprise et d’admiration : la wyverne était rusée, vive et espiègle. Il comprit immédiatement qu’il fallait négocier avec lui plutôt que de le forcer. Ce jour-là, malgré le chaos autour d’eux, un lien s’était noué. Kian avait fini par lui donner un petit morceau volontairement, et Théros avait approché sa tête, touchant presque sa main avec son museau dans un geste curieux et prudent. Il avait senti à ce moment-là quelque chose qu’il n’avait jamais ressenti avec les autres wyvernes : une intelligence et une malice qu’il pouvait presque comprendre, et la sensation que cette créature le reconnaissait, à sa manière, comme un allié plutôt qu’un simple nourricier. Depuis ce jour, Théros avait conservé ce mélange de sournoiserie et de loyauté silencieuse.

Soudain, Théros s’ébroua, chassant l’humidité naissante qui s’installait sur ses écailles, et ramenant Kian au présent. La nuit avait commencé à tomber. Autour de lui, plusieurs wyvernes s’étaient posées sur les larges ardoises, dont la surface rougeoyait encore légèrement, chauffée par le feu qu’elles avaient elles-mêmes entretenu. Les masses sombres de leurs corps installés sur les stèles chauffées créaient un spectacle d’ombre et de lumière.

Kian se releva. Il ne savait pas combien de temps il avait passé ici, mais il devait rentrer. Il lui restait encore du travail à l’orphelinat. Tristement, il frotta le sommet du crâne de la wyverne, s’excusant à voix basse de devoir le laisser. Puis, il s’éloigna. Théros l’observa un moment, puis s’enroula sur lui-même et poussa un son proche d’un soupir.

Il arriva rapidement devant le petit bâtiment isolé à l’écart des ailes principales de l’académie. À première vue, l’endroit paraissait oublié, presque délaissé. Mais pour Kian, il avait un charme particulier : c’était chez lui. D’aussi loin qu’il s’en souvenait, il n’avait connu que cet établissement. Les murs usés l’avaient accueilli peu après sa naissance, un soir d’hiver — du moins, selon ce qu’on lui avait raconté. Il y avait alors vécu les seize dernières années. Ici, l’académie offrait un toit à tous les enfants abandonnés. Mais elle offrait plus que cela : un foyer, une chance de grandir, et la possibilité de devenir écuyer, d’apprendre à connaître les wyvernes et à trouver leur place dans ce monde qui souvent les oubliait.

La nuit était déjà tombée quand Kian franchit la porte du bâtiment. À peine eut-il déposé son sac qu’une tornade de deux enfants survoltés lui sauta dessus. Coen et Alric, les deux plus turbulents des quatre orphelins encore présents, s’accrochèrent à ses bras et aux jambes de Kian dans un éclat de rire.

— Attrape-moi ! cria Coen en riant.

— Non, moi d’abord ! répliqua Alric en tirant sur son bras.

Kian se laissa entraîner quelques instants dans le chahut. Il les fit tourner sur eux-mêmes, les souleva avec facilité, se pliant au jeu comme un grand frère indulgent.

— Tu pues la wyverne ! lança Alric triomphant.

Kian leva les yeux au ciel.

— Sérieusement ? Vous me la faites toutes les semaines, celle-là, je commence à perdre le compte…

Leurs rires éclatèrent à nouveau, et Kian secoua la tête en reprenant son souffle.

Un raclement de gorge attira son attention. Dans l’encadrement de la cuisine se tenait Dame Margot, la cuisinière, mais aussi leur référente. Sous ses boucles crépues qui lui tombaient devant les yeux, son visage ridé rayonnait d’une bonté rude, forgée par des années de travail et d’amour pour “ses” enfants.

— Kian, viens m’aider à servir. Tu sais qu’il est hors de question que ces petites bêtes mangent froid ce soir, lança-t-elle en souriant.

Il acquiesça et suivit Margot dans la cuisine. L’odeur du ragoût et du pain chaud l’enveloppa aussitôt, apaisant sa fatigue. Il s’empara d’une assiette, la remplit, puis alla dans la salle commune pour la déposer sur une grande table en bois. Les enfants se précipitèrent à table, leurs voix animées remplissant la pièce.

Une fois tous servis, Kian s’assit face à Coen et Alric et surveilla leurs gestes, corrigeant avec patience quand ils renversaient leur nourriture ou se servaient maladroitement. Une petite fille, la petite Elie, était trop jeune pour manier sa cuillère seule. Kian l’aida à faire passer les bouchées, faisant des grimaces pour la faire rire à chaque désastre.

Au milieu du repas, Dame Margot s’installa à l’extrémité de la table, son regard posé sur Kian.

— Tu sais, Kian… dit-elle doucement, les yeux sérieux. Tu ne pourras pas rester ici éternellement. Tu dois profiter d’être en contact avec les chevaucheurs de dernière année pour te faire embaucher.

Kian leva les yeux de son assiette, posant doucement sa main sur celle de la petite fille pour l’aider à finir sa bouchée.

— Je sais, Dame Margot…, répondit-il, la voix calme et les yeux fixés sur la petite Elie qui mâchouillait un petit gobelet. Mais moi, je voudrais rester ici. Prendre soin des enfants, m’occuper des wyvernes… c’est ici ma place.

La cuisinière le regarda longuement, émue. Ses lèvres tremblèrent légèrement.

— Tu as cette chance, Kian… de pouvoir changer de vie, de gravir les échelons.

Kian esquissa un sourire discret. Pour éluder la conversation, il se leva et commença à débarrasser la table, faisant claquer doucement les assiettes et les couverts.

— Réfléchis-y, Kian, murmura-t-elle.

Kian se rendit dans la cuisine, suivi par dame Margot. Il attrapa quelques assiettes et couverts, et se mit à remettre en ordre le plan de travail, lavant et empilant avec soin. Il aimait ce calme presque méditatif qui suivait le tumulte du repas, ces gestes simples qui lui donnaient le sentiment de contribuer, de remettre un peu d’ordre dans le chaos de la journée. Une fois toute la cuisine en ordre, Dame Margot sortit de la cuisine.

— Je vais m’occuper de coucher les plus petits, dit-elle avec un sourire.

— Merci pour ce soir, murmura-t-il.

Elle hocha la tête, un mélange de tendresse et de préoccupation dans le regard. Il savait qu’elle voulait le protéger, qu’elle espérait qu’un jour il quitterait ce bâtiment pour quelque chose de plus grand. Mais ce n’était pas ce que lui voulait.

Il rangea ensuite la salle commune. Les petits y avaient laissé un vrai désordre. Puis il prit un fil et une aiguille, s’installa dans un fauteuil et s’attela à la reprise de vieilles chaussettes. Son faible niveau en couture ne lui permettait pas de faire de belles réparations, mais au moins les enfants n’auraient pas de trou. Il y passa plusieurs heures. Dame Margot l’avait rejoint, reprenant un travail de couture pour offrir une cape à Elie qui n’en avait pas encore. La petite était arrivée il y a quelques mois. Sa jeune mère, seule, s’était retrouvée sans sous et sans moyen de la nourrir et l’avait donc apporté à l’orphelinat : Elie n’avait cessé de pleurer pendant des semaines. Elle s’était accrochée à lui comme à un ourson en peluche dès qu’il avait trouvé le courage de la prendre dans ses bras, et depuis, elle ne l’avait plus jamais lâché. Kian se souvenait de ses petites mains crispées sur sa chemise, de ses yeux humides, et du sentiment protecteur qui l’avait envahi ce jour-là. Kian sourit tendrement à ce souvenir.

Une fois sa chaussette reprisée, après au moins cinq tentatives, il décida d’aller se laver avant d’aller dormir. Il salua Dame Margot et se rendit dans la salle de bains. L’unique bassin luisait faiblement sous la lueur des lampes à huile. Il était rempli, on avait pensé à lui laisser de quoi se laver. Kian s’approcha, passa la main dans l’eau et retira aussitôt ses doigts, les dents serrées. L’eau avait perdu toute chaleur.

Il se maudit de ne pas avoir décidé de se laver plus tôt. Avec un soupir, il retira ses vêtements et entra d’un coup, étouffant un juron quand l’eau glaciale lui mordit la peau. Le choc le fit trembler, mais il se força à frotter en vitesse son corps et ses cheveux, jusqu’à ce que la mousse trouble l’eau autour de lui. Lorsqu’il ressortit, grelottant, il attrapa une serviette rêche laissée à sécher et s’essuya vivement. L’odeur poisseuse de wyverne avait enfin disparu, remplacée par celle, plus neutre, de pierre humide et de savon. Il enfila rapidement des vêtements de nuit que Dame Margot avait soigneusement pliés dans un coin de la pièce, sous un petit crochet portant son nom, au côté des trois autres. Cette attention le fit sourire autant que la chaleur réconfortante qu’apportait le tissu sur sa peau. Il ramassa ces vêtements sales et les lança dans un panier.

Il se dirigeait vers le dortoir quand il aperçut une petite silhouette recroquevillée au pied de l’escalier menant à l’étage, la tête enfouie dans ses genoux.

— Alric ? fit-il doucement. Pourquoi tu n’es pas au lit ?

Le garçon sursauta, mais replia encore plus ses bras autour de ses jambes. Kian s’approcha sans brusquerie, s’assit à côté de lui et attendit en silence. Finalement, Alric leva vers lui des yeux rougis.

— C’est Coen… il a dit… il a dit qu’un dragon allait venir me manger, balbutia-t-il, la voix tremblante.

Kian arqua un sourcil et laissa échapper un petit sourire.

— Un dragon ? Tu sais très bien qu’il n’y en a plus depuis longtemps.

Alric secoua la tête, son menton tremblant.

— Mais… s’il en restait un ? Coen dit qu’ils étaient immenses… plus grands que toutes les wyvernes, et qu’ils pouvaient dévorer un village entier !

Kian passa un bras autour de ses épaules et le serra doucement.

— Ils étaient grands, oui. Mais ils n’étaient pas des monstres. Les légendes disent qu’ils protégeaient leurs amis humains.

— C’est vrai ? demanda Alric, les yeux écarquillés.

— C’est vrai, répondit Kian en hochant la tête, c’est ce que Dame Margot me racontait. Mais un roi orgueilleux a voulu leur pouvoir. Il a attaqué leurs amis. Alors les dragons ont combattu. Pas parce qu’ils étaient cruels, mais parce qu’ils défendaient ceux qu’ils aimaient.

Alric renifla, puis se blottit contre son torse, suçant son pouce. Kian se réinstalla pour l’envelopper mieux, et reprit à voix plus basse :

— Au final, le roi a perdu. Les royaumes se sont unis, et un empereur a été choisi pour garder la paix. Le premier empereur. Les dragons, eux, sont partis. Mais ils ont laissé les wyvernes pour guider les hommes.

— Alors, les dragons ne vont pas venir me manger ? demanda-t-il d’une voix mi-amusée mi-inquiète.

— Non, bien sûr que non. Et puis, tu crois vraiment que je laisserais un dragon te manger ? Je lui tirerais la queue avant qu’il n’ouvre la gueule.

Un petit rire s’échappa, fragile mais sincère. Alric se laissa aller contre lui, ses yeux papillonnant de fatigue. Pour l’endormir, Kian improvisa une courte histoire : celle d’une wyverne trop gourmande qui voulait avaler toutes les rations en une seule fois et se retrouvait à rouler sur le dos, le ventre tellement plein qu’elle ne pouvait plus se relever. L’enfant rit à nouveau, un rire étouffé, puis ses paupières se fermèrent pour de bon.

Kian le porta dans ses bras avec douceur. Il l’emmena dans leur dortoir et le borda dans son lit. Il resta un instant assis à veiller son souffle régulier, puis se redressa sans bruit. Dans la pénombre, les lits alignés abritaient déjà les autres enfants endormis. Il gagna enfin sa propre couche. Ses muscles lourds protestèrent quand il s’allongea, et il laissa échapper un soupir. Au-dessus de lui, la charpente grinçait doucement sous le vent nocturne. Quand il ferma enfin les yeux, il sentit un poids s’enfoncer sur son matelas, puis la petite voix d’Elie murmura : “Je peux dormir avec toi ?”. Le cœur de Kian se serra face à cette mignonne demande et ouvrit les bras pour l’accueillir dans une étreinte fraternelle. Il s'endormit rapidement, bercé par le souffle des « frères et sœurs ».

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