Chapitre 1 : Sous le pont Sainte-Nitouche
La pluie tombe fort mais on est enfin à l’abri chez nous, sous le pont Sainte-Nitouche. Notre course nous a tenus au chaud et on ne ressent toujours pas le froid. Il va venir pourtant, on le sait. En novembre, les pierres de Paris sont toujours glacées et le pont d’ailleurs est toujours le premier endroit où la neige tient au début de l’hiver parce que les pavés n’y profitent pas de la chaleur qui imprègne encore un peu le sol. On le sait bien parce qu’on habite là depuis qu’on a dix ans, ça fera neuf ans le mois prochain.
« Il vaudrait mieux manger maintenant et nous mettre au lit pour passer la nuit. »
C’est ma sœur qui a dit ça, elle a toujours un sens très pratique ma sœur. Mon frère quitte des yeux la péniche de charbon qui descend lentement la Seine et m’approuve d’un signe de tête : lui non plus n’aura plus envie de bouger quand il sera allongé et que le froid commencera à nous attaquer. Nous vidons nos poches. J’ai attrapé trois pommes au marché Saint-Glinglin et une miche de pain au fournil de la rue du pont Sainte-Nitouche. Je soupire : sans moi, mon frère deviendrait végétarien sans même le vouloir. Heureusement que je suis là pour ramener du poisson séché ou un bout de jambon de temps en temps.
« Tu as chipé ça où ? je demande en voyant la si belle couleur de la viande de bœuf.
— Dans la rue qui fait l’angle entre la rue du pont Sainte-Nitouche et le marché Saint-Glinglin. »
Nous mangeons en silence. De l’autre côté fleuve, le voisin nous fait un salut. Dans notre monde, c’est important de toujours garder des relations de bon voisinage. Lui, il habite sous le pont mais du côté rive droite. Que nous, on est rive gauche. On l’invite parfois, quand on a assez à manger pour trois ; c’est rare. Et lui aussi ; c’est encore plus rare. Chez lui, grosso modo, c’est comme chez nous, mais dans l’autre sens. Comme nous, il crèche tout contre la culée du pont, le plus loin de l’eau possible. Il décampe de bon matin et il rentre tard le soir pour éviter d’être vu par les autorités ou les détrousseurs. Il laisse ses seules affaires dans une niche entre la culée et le tablier du pont, en hauteur. Nous, on fait tout pareil. Seulement, on le croise presque jamais en vrai parce que rive droite et rive gauche, ce sont deux territoires différents. C’est toujours mal vu d’empiéter.
Après manger, on se couche. Je tire de la niche toutes les couvertures qu’on a trouvées jusqu’aujourd’hui.
« Laisses-en une, je dis à Julie, au cas où. »
Quentin est toujours comme ça. Il est hanté par le cas où. Cela dit, il a raison : si la maréchaussée débarque et qu’elle nous emmène avec ce qu’on a, on sera bien contents de retrouver une couverture si jamais on revient. Donc je range une couverture et lui et moi nous pelotonnons dans les autres. Nous sommes l’un contre l’autre : ça tient chaud et, à force, on s’y fait. Le souci, c’est qu’une fois qu’on est en place, il ne faut plus bouger jusqu’à l’aube, ou très peu, au risque de perdre toute la chaleur qu’on a réussi à accumuler. Il n’y a que nos visages qui ne sont pas tout à fait couverts, et encore : on a de la chance d’avoir trouvé chacun un bonnet et une ou deux écharpes alors on est mieux protégés qu’avant.
Cette nuit, Julie s’endort comme une masse. Elle a dû marcher beaucoup aujourd’hui. Moi, je veille un peu. J’aime entendre la pluie frapper sur la Seine. L’idée de l’eau qui se noie dans l’eau m’apaise. C’est tellement beau la vie d’une goutte. Si j’avais choisi ma vie, j’aurais été une goutte. Simple, élégante, éphémère. A mon tour, je m’endors.
La violence nous réveille. On nous arrache nos couvertures, on nous crie dessus. Nous, on grelotte immédiatement sous l’assaut du froid si vif. On se recroqueville contre la culée et on regarde nos agresseurs éclairés par une lampe à huile. La police, on pense immédiatement mais ils n’ont pas d’uniforme, pas d’insigne. Ils sont trois ou quatre types, chacun épais comme nous deux réunis. Des détrousseurs, comme on dit : ceux qui volent ce qu’ils ont à ceux qui n’ont rien, à nous. Jusqu’à présent, on avait été épargnés, ils ne nous étaient jamais tombés dessus : une chance inouïe après tant d’années sous le pont Sainte-Nitouche.
Ils ont fouillé dans nos couvertures, trouvé notre niche ; maintenant, ils se tournent vers nous et ils nous empoignent. Ils nous palpent, ils nous secouent, ils nous cognent mais ils sont déçus : rien dans nos poches, rien dans nos pompes, rien sous le bonnet ni dans l’écharpe.
« Va-t’en ! » dit l’un des gars à mon frère.
Je regarde Quentin. Je sais qu’il a compris en même temps que moi. Je voudrais bien qu’il reste, qu’il se batte, qu’il me défende. Mais il sera trop faible face à ces brutes. Je ne veux pas qu’il se sacrifie pour moi, je veux qu’il vive.
Je regarde Julie. Une supplication passe dans ses yeux et puis soudain disparaît. Je sais qu’elle veut que je m’en aille. Mais je ne peux pas, je reste sur place.
« Je t’ai dit de fiche le camp ! » répète le gars en faisant un pas vers moi.
Je tremble et je serre les poings. Mon courage m’étonne. Et l’étonne lui aussi. Je m’attends à prendre la bastonnade de ma vie. A trois contre un, il vont me rouer de coups ; je serai chanceux si j’en réchappe. Quoique. Tout à coup, j’ai peur de ce que je risque de voir s’ils me laissent à moitié vivant sur le pavé, s’ils me laissent là pendant qu’ils poursuivent leur boulot. Peut-être qu’en fait je préférerais y passer.
« Va-t’en ! Tire-toi ! » je crie à mon frère.
Mais il ne part toujours pas. Il se durcit, ses muscles se tendent. Sa maigre silhouette vibre de concentration, de peur, de détermination. Il s’attend à recevoir un crochet ou un direct d’une seconde à l’autre. Mais l’autre sort une lame. Je crie. Derrière moi, un autre gars me retient par derrière avec un seul bras.
Quand je vois le couteau, je sais que je n’ai plus aucune chance et quand je sens soudain derrière moi le troisième gars qui me tord les bras dans le dos comme on plie une allumette, je comprends que je suis un homme mort. J’hallucine : ils maintiennent mon frère immobile comme un porc qu’on attache avant de l’estourbir. L’autre me frappe à la tête une fois. Deux fois. Trois fois. Il vacille. Si on ne me retenait pas, je tomberais sur le pavé comme un sac.
Cette fois, il y va avec son couteau, vers l’abdomen de Quentin. Je ferme les yeux instinctivement. Je ne veux pas voir ça. Et pourtant je les rouvre. Je sais qu’il a besoin que je sois là maintenant. Il a besoin que je le regarde et que je l’accompagne, si impuissante que je sois. Quand la lame entre dans son corps, il se cambre, serre les dents et me regarde. Je pense que je n’avais jamais vraiment compris à quel point je comptais pour lui et à quel point il comptait pour moi pendant toutes ces années.
Quand le gars ressort sa lame de mon ventre, des spasmes de douleurs me traversent et je me sens qui me fracasse par terre comme un arbre qu’on abat. Cette fois, l’autre m’a lâché et rien n’empêche ma tête de heurter le pavé. Une fatigue nouvelle me pénètre, je dois lutter pour regarder, pour ne pas fermer les yeux. Julie ne m’a pas abandonné, je ne peux pas non plus la laisser affronter seule ces monstres. Mais ma vision se trouble…
Je vois l’homme se tourner vers moi. Il me dégoûte. Sitôt qu’il est à portée, je lui crache à la figure. Derrière lui, je vois mon frère qui rend l’âme et je lui dis sans mots ma gratitude et mon amour. Si je m’en sors, il ne se passera pas une heure où je ne pense à lui, où je ne lui dise merci.
(à suivre prochainement)
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