L'héritage - 1 -

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À la sortie du bois, le paysage s’ouvrit brusquement. Ce devait être elle, d’après la navigatrice. Dominant ce panorama, elle apparaissait plus noble qu’une maison de maitre, plus sobre qu’un château. David arrêta la voiture sur le bas-côté, comme par respect. Quelques cirrus épars brisaient le dégradé du ciel orangé de cette fin de journée. Des clochers éparpillés brillaient sous les derniers rayons, dominant les bruns et blancs des villages assoupis à leur pied entre l’alternance harmonieuse des bois et des prés. Une profonde quiétude émanait de l’ajustement si précis de ces tesselles.

Nous fûmes rapidement au pied de cette maison, qui était devenue mienne, alors que le chemin se poursuivait pour se conclure dans la cour d’une ferme que l’on devinait au-delà d’un coude.

Nous descendîmes précautionneusement de la voiture, par déférence pour cet instant. David me questionnait des yeux. Je n’avais que cette information : une maison dans le Rouergue, au lieu-dit de Jonhac, sur la commune de Lampeyrac, un bois et deux centaines d’hectares de terres affermées. Apparemment, nous étions bien chez moi !

En vieux routiniers, les chiens de la ferme voisine aboyaient, trop peureux ou trop flemmards pour oser parcourir la centaine de mètres. Nous nous sommes regardés. La nuit approchait. J’attrapai ma sacoche pour en sortir l’imposant trousseau de clés. Si la plus grosse entrait bien dans la serrure, impossible de la faire tourner. Je n’arrivais plus à penser. David m’écarta gentiment et abaissa la poignée, libérant le lourd ventail.

Mon oncle était mort brutalement sur la place du marché de Lampeyrac. Il devait avoir l’habitude de tout laisser ouvert. Apparemment, personne n’était venu depuis son départ, en janvier. La maison attendait sagement son retour.

Un interrupteur nous permit de rompre la pénombre. Devant nous, un large corridor se déployait, avec, en son milieu, un élégant escalier de pierre s’élevant sur son côté. À droite, une large porte ouvragée accédait à une salle obscure que l’on devinait en enfilade sur tout le corps du bâtiment et dont les murs étaient lambrissés de panneaux moulurés en chêne. À gauche du couloir, la première ouverture donnait accès à un bureau, entouré de bibliothèques croulantes sous des dossiers poussiéreux.

Puis venait une grande cuisine, bordée sur un côté d’immenses placards. Une vaste cheminée occupait la quasi-totalité d’un pan de mur et abritait un poêle à bois qui devait faire office de cuisinière. Une solide et colossale table de campagne trônait, assortie de bancs pesants. Un antique chauffe-eau à gaz surmontait un évier en pierre. Enfin, un réfrigérateur datant du siècle précédent, surplombé d’un four micro-ondes, tentait d’introduire une touche de modernité.

La dernière porte donnait sur une salle à manger richement décorée, mais désertée par les invités depuis longtemps, d’après la poussière et les tissus grisâtres déployés sur le mobilier.

Une odeur de vieille maison flottait, rassurante, exprimant discrètement sa pérennité et son hospitalité séculaire. Elle était vide, sans paraitre abandonnée. Sa fraicheur faisait frissonner, après les chaleurs de la journée. À l’autre extrémité du corridor, une porte-fenêtre ouvrait sur une large terrasse. Deux lampadaires muraux encadraient la porte, mais la lueur du crépuscule permettait encore de distinguer des meubles en fer, recouverts jadis d’une peinture blanche. De grands arbres jaillissaient d’un fouillis de taillis qui se perdait dans une pente douce.

Cela faisait beaucoup ! Je m’assis dans un de ces fauteuils en métal rouillé, assommé par le voyage et son aboutissement. David m’imita, se gardant du moindre mot. Difficile de faire autrement, tellement le silence résonnait. Ni bruit ni murmure de bêtes. On pouvait entendre le sang scander dans nos oreilles.

Un étrange fourmillement me travaillait. David, pour une fois, semblait distant. Pendant le voyage, comme avant, j’avais trop souvent senti ses yeux interrogateurs se poser sur moi. Il avait trop discouru, affichant un enjouement digne de celui prodigué à un cancéreux en fin de vie. Je le savais perdu à mon égard. Au moins autant que je l’étais moi-même. Cela avait empiré depuis la disparition de papa. Je ne pouvais plus lutter. Je perdais pied, me retrouvant isolé de l’extérieur, ne percevant plus rien. J’étais alors dans mon monde, vide et rassurant. Je n’ai jamais décidé ce glissement. Il survenait pour une minute, une heure ou quelques jours. Je n’ai jamais réussi à identifier les déclencheurs : cela pouvait survenir aussi bien après un stress que dans une période calme et heureuse. Je suis bien dans mon monde, car je suis protégé. Je ne crains rien de spécial, mais cette impression m’est tellement nécessaire. Par miracle, cette bascule intervenait doucement, me permettant la mise à l’abri du monde extérieur : ne percevant plus rien, une simple promenade serait devenue une témérité mortelle.

J’avais pu jusqu’alors dissimuler cette étrangeté, sauf à mes proches, bienveillants et protecteurs pendant mes absences. L’amplification de ces derniers temps me faisait glisser vers le handicap. Bien sûr, les spécialistes avaient tous une explication et aucune solution.

Une chose étrange se produisait. Nous n’avions fait que traverser cette bâtisse, mais je l’avais ressentie liée à mon monde intérieur. Pourtant, ce dernier était immatériel, indescriptible, à part la quiétude et la protection qu’il m’apportait. Sans doute une confusion due au voyage, me rassurais-je. J’ignorais tout de cette demeure encore quelques semaines auparavant, comme j’ignorais tout de mon oncle avant de me plonger dans les papiers de succession de mon père. Je n’avais pas osé le contacter, redoutant les questions interdites. Pourtant, c’est à moi qu’il avait laissé cette maison.

Tout ceci était incompréhensible, accentué par une évidence qui sourdait, me terrifiant : ici reposaient les réponses aux questions interdites.

Une main me tira de ma torpeur. Le sourire de David sous ses taches de rousseur m’invitait. Je me levai.

Nous rentrâmes avaler le petit encas que nous avions acheté. L’exploration du premier étage fut sommaire : nous cherchions simplement un lit pour pouvoir dormir. Cet étage comprenait six chambres, dont une immense s’étendant dans la tour de façade. Elle offrait un vaste lit à deux places que nous adoptâmes. Une autre, aménagée en salle de bain avec une baignoire et un lavabo, possédait également un lit. La dernière pièce meublée à gauche avait sans doute été la chambre de mon oncle. Harassés, sans nous poser de questions, nous sortîmes nos sacs de couchage avant de nous effondrer. Le sommier défoncé nous ramenait sans arrêt dans sa cuvette centrale.

Le réveil dans la lumière du levant fut une renaissance. En dépit des chutes répétées sur mon compagnon, mon sommeil avait été d’une profondeur inconnue, sans rêve aucun, m’impulsant une énergie oubliée.

J’avais beaucoup à faire. Nous avons commencé par mettre de l’ordre dans ce chaos. L’évier débordait de vaisselle sale, les moisissures avaient développé des arabesques dans le réfrigérateur et tout à l’avenant. La cuisine ayant retrouvé sa dignité, le petit déjeuner partagé, David m’abandonna, préférant découvrir le pays en courant. De toute façon, l’entrevue planifiée avec le conseiller du Crédit Agricole était plutôt une affaire personnelle. Avant de le rejoindre, je refis un tour dans « ma maison ».

La première pièce à gauche devait avoir été le bureau de l’intendant, car en tirant un dossier, je vis des éléments de comptabilité et de tenue du domaine. Une simple table, un plumier, le tout recouvert d’une couche de poussière. La cuisine, que nous avions annexée, suivait. La dernière pièce, la plus vaste, était la salle à manger. Nous en avions juste entrebâillé la porte, la veille, sans vraiment faire attention aux détails de la décoration. Au-dessus de la cheminée, un énorme tableau représentait un militaire. Peut-être un ancêtre ? J’eus un coup au cœur, car son uniforme était l’exacte réplique de celui contemplé plusieurs fois aux Invalides avec mon père. Décidément, trop de choses restaient à comprendre !

Sur l’ensemble de l’autre côté, une galerie immense s’étendait avec deux cheminées au manteau ouvragé. Sans doute la salle de réception, la salle de bal. Au milieu, les lambris de chêne formaient une sorte de pilier. Très astucieusement, il s’agissait de parties du décor repliées, permettant de couper la pièce en deux tout en conservant l’uniformité des murs. Le mécanisme fonctionnait à merveille, requérant un effort très faible. Une porte-fenêtre débouchait sur la terrasse, comme le couloir et la salle à manger.

Chaque chambre du premier étage, malgré la vacuité omniprésente, semblait prête à m’accueillir, à me chuchoter ses secrets, pour autant qu’il y en ait eu. Je frôlais les murs, caressais les bois, la rampe en laiton usé de l’escalier, humant chaque odeur, fixant chaque reflet, m’imprégnant de son âme, me confortant de sa sérénité.

Au dernier étage, les chambres étaient plus petites, mais on devinait facilement celles destinées aux enfants de celles dévolues aux domestiques. Dans l’une de ces dernières, un lit restait, sous un mur couvert de crucifix, chacun orné d’un reste de buis. Une grande tristesse s’en dégageait.

Je trainai trop à ce petit jeu de prospection et dus partir en catastrophe à mon rendez-vous au village, distant d’à peine deux kilomètres que je voulais parcourir à pied pour m’imprégner de ce terroir. J’ignorais tout de la campagne. J’étais un vrai citadin, craignant la moindre petite bête sauvage ou domestique. Je ne connaissais de ces espaces que la morne monotonie nécessaire à l’atteinte du lieu de villégiature, le bord de mer le plus souvent, quelquefois la neige.

Malgré mon pas rapide, je trouvais le parcours agréable dans la douce température du matin, le murmure lointain de moteurs qui peuplait cet espace vide, étonné des fleurs le long des talus et des fossés. La ruralité me sauta au nez avec des odeurs nauséabondes qui se répandaient autour d’une exploitation pourtant éloignée d’une centaine de mètres.

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