L'héritage - 5 -

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L’appartement des parents de David et Nathalie se trouvait au second et le nôtre au troisième, dans cet immeuble, une imitation Haussmann d’une rue passante du quatorzième arrondissement. Maman n’a jamais été très présente. Quand elle est partie, je devais avoir huit ou neuf ans, je n’ai pas ressenti de changement, car déjà je me sentais plus chez moi dans l’appartement de mon ami. Leurs parents, enseignant-chercheur et professeure, étaient des purs produits de leur génération : ouverts, curieux, fraternels, accueillant le visiteur sans questions, engagés dans de nombreuses causes et mouvements. Nous faisions nos devoirs ensemble, poursuivant par des jeux ou des lectures de bandes dessinées dont une mine sans fin peuplait leurs étagères. J’étais plus souvent en bas qu’en haut. Papa était là, mais à des heures différentes des miennes, alors je restais diner sans façon.

David a quelques mois de plus que moi, Nathalie, un an de moins. Lorsque j’étais en terminale, leurs parents furent mutés à Lyon. Ils nous ont laissé l’appartement et nous avons vécu à trois, fraternellement. Un peu plus tard, David est parti poursuivre son cursus aux États-Unis pendant deux ans. Je suis resté avec Nathalie. Les choses se sont faites avec évidence. Elle m’avait éternellement séduit avec ses yeux tendres, son intelligence et sa vivacité. Je portais à ma « petite sœur » une vénération sans cesse renouvelée. Mon attention et mon intérêt lui importaient énormément. Nos rares confrontations étaient des blessures que je m’empressais de panser. Cette affection se transforma en amour, tout simplement. À moins qu’il ait été toujours présent ? Je n’ai jamais eu d’autres aventures et je n’ai jamais été tenté. Nos études ont été choisies pour que nous restions ensemble, à Paris.

La vie était facile pour les petits privilégiés que nous étions, usant notre temps sur des sujets qui nous captivaient, sans souci d’argent, partageant de la tendresse et de la passion. Cependant, je souffrais de ce mal étrange, ces moments où ma tête devenait vide. Nathalie me connaissait ainsi. Quand nous fûmes en couple, elle m’avoua son inquiétude d’une maladie neurologique ou d’un trouble de la personnalité. Elle craignait que cela dégénère et que je devienne absent en permanence. Pour moi, cela avait toujours existé et je ne me sentais pas menacé. Je ne m’étais jamais posé de questions sur ces crises, ne percevant pas leur anormalité. J’ai commencé un ping-pong entre médecins et spécialistes divers et diplômés, parmi ceux qui prétendaient maitriser le fonctionnement du cerveau ! Aucun ne comprit ce que je vivais, aucun ne m’aida vraiment. Pour écarter les conséquences d’un traumatisme, j’ai passé plus d’une année à raconter mon enfance à une psychologue. Elle m’écoutait, me conseillait, mais rien ne changeait. Il existait une cause à ces troubles, m’expliqua-t-elle, mais cet événement déclencheur devait se trouver en dehors de ma vie. Devant mon incompréhension, elle me demanda si je croyais à la réincarnation. Ce fut ma dernière séance.

Quand nous avons achevé nos études, nous avons partagé la même envie d’enfants. Nathalie avait peur qu’avec mes « éloignements », selon son expression, je ne sois pas un bon père. Je la rassurais, sachant, je ne sais comment, que ma fibre paternelle serait sans défaut. C’était une question qui m’avait travaillé. La panoplie de spécialistes consultés m’avait tous rassuré sur ce point, mon problème ne leur paraissant pas trop pathologique.

Chaque mois, nous attendions l’heureuse conséquence, pas pressés, mais impatients. Peu avant cette période d’espérance, l’appartement en face du leur, sous le nôtre, fut mis en vente. Dans les rares moments d’échange avec mon père, je lui parlais de cette opportunité. D’une part, nous étions en location et d’autre part, si les parents de Nathalie revenaient, nous serions à la rue. Que je reste près de lui et Nathalie de ses parents était une solution idéale.

Sans discussion, papa m’approuva : il venait d’avoir une rentrée exceptionnelle d’argent et donc cette solution devenait possible. Je dois avouer que je n’avais aucune idée du prix de l’immobilier à Paris et de l’effort colossal que je lui demandais. Je le découvris en signant chez le notaire, car l’appartement fut acheté à mon nom.

Une telle somme ne pouvait provenir que d’un héritage. Sans doute le décès de son père ou de sa mère. Il n’avait donc pas rompu tous les liens. J’atteignais le bord des interdits, j’arrêtais immédiatement de réfléchir à ce sujet.

Après notre installation, le soir, de mon appartement, je donnais deux coups de manche à balai dans une planchette fixée au plafond. Deux coups me répondaient peu après, la façon de nous souhaiter bonne nuit avec papa. Je montais le voir plus ou moins régulièrement. Il paraissait un peu indifférent à ses petites-filles, perdu de plus en plus dans ses réflexions et ses lectures. Je n’avais jamais vraiment échangé avec lui. Professeur de faculté, je l’avais toujours connu plongé dans ses papiers, sans possibilité d’accrocher son attention. J’ai mis du temps à comprendre que c’était son refuge. Moi, mes éloignements, lui, ses pensées. Peut-être était-ce héréditaire ?

J’avais de l’affection pour lui et je crois qu’il me la rendait. La communication était rare, ne portant que sur des aspects quotidiens de l’existence, ne débordant jamais dans le domaine émotionnel. Les gestes de tendresse étaient absents, alors que la retenue était de mise. Parfois, je capturais un regard et je voyais son amour, son admiration, sa satisfaction. Cela me suffisait, comme un bonbon que l’on suce longuement pour profiter de sa douceur. J’aurais pu ressentir une frustration, une carence. J’avais toujours connu cette distance et mon caractère s’y était adapté. Nathalie et David comblaient ce manque et ils avaient su ouvrir d’autres facettes de ma personnalité. Deux êtres humains auxquels j’exprimais mon affection, sur des milliards, c’était peu. J’avais de bons amis et amies, mais mon champ amoureux était restreint. L’étendre à nos deux enfants fut un bienfait. Mes puces brisèrent facilement ma forteresse. J’avais quatre personnes à aimer. Je ne sais pas si j’incluais mon père, car j’ai du mal à l’écrire. Pourtant, il a été et reste au centre de ma vie.

Il y a deux ans, papa est mort. Un soir, il n’a pas répondu à mes coups de balai. Je l’ai trouvé à sa table de travail, comme endormi, déjà froid. Nous étions très peu nombreux à l’enterrement. Aucune des personnes présentes ne s’est présentée comme étant de la famille. Son carnet d’adresses était peu rempli, ses anciens collègues devenus lointains ou disparus. Je n’avais pas prévenu maman. Nos rapports se limitaient à un message banal pour mon anniversaire, plein de bisous, toujours identique à celui reçu pour mes dix ans. Ils arrivaient systématiquement avec des jours ou des semaines de retard, quand elle n’avait pas perdu mon numéro à cause d’un changement de téléphone. J’avais deux demi-frères, Grégoire et Boniface. Je ne connaissais même pas ces garçons au nom de pape. Je ne suis pas sûr qu’elle serait venue à mon enterrement, alors…

Nous dûmes vider son appartement. Ce fut Nathalie qui trouva les cahiers, au nombre de dix-huit. Toute ma vie, puis celles de nos filles, compilation de ces fragments que nous laissons, dessins, photos, relevé de notes s’étendaient devant nous. Nathalie me montrera des taches sur certaines pages, traces de larmes qui parfois se chevauchaient. Il m’avait aimé et n’avait pas su l’exprimer autrement que par cette compilation du quotidien, souvent consultée. En découvrant cette pudeur qu’il n’avait pas pu briser, la mutilation de ses sentiments, une immense compassion m’avait envahi. Peut-être aurais-je dû forcer cette forteresse quand j’étais enfant ? Aurait-il résisté à un élan d’amour enfantin ?

La disparition de papa m’a fait prendre conscience de mon absence de famille. Il ne me restait que mon petit cocon. Maman est fille unique et ses parents, mes grands-parents, vivent (vivaient ?) dans le Midi. Ils ne se sont jamais intéressés à moi. Je ne me souviens pas de les avoir vus. Encore moins de possibles cousins. Quinze ans séparaient mes parents. Peut-être est-ce la raison pour laquelle elle a refait sa vie ailleurs. Partager son quotidien avec ce taciturne quand on a vingt ans avait dû être une épreuve, même séduite par son esprit brillant.

Du côté de mon père, je connaissais juste sa brouille familiale, antérieure à ma naissance. Je n’avais tenté qu’une fois de l’interroger. Maman venait de partir et pendant quelques mois, je l’avais senti plus proche et plus tendre. Ce qui veut dire qu’il me regardait parfois avec un sourire. Il avait écarté la question avec humeur et s’était renfermé, ce que j’avais vécu durement. Je savais que nos visites aux Invalides étaient en relation avec son histoire, maigre indice inexploitable.

Avec une profonde culpabilité, j’avais fait des recherches dès que j’avais pu. Hormis cet homme politique, je savais que ma « particule », Jonhac, correspondait à un lieu-dit, dans une commune perdue dans les derniers contreforts du Massif central.

Mon nom m’avait toujours posé un problème. Je me revois, dans une petite classe de l’école primaire, à devoir me présenter. À l’énoncé de ce long patronyme, des ricanements avaient fusé. À la récréation, je dus répondre aux questions : est-ce que j’étais noble, est-ce que j’avais un château, est-ce que je connaissais Stéphanie de Monaco ? Cette particule était devenue gênante, par les quolibets qu’elle déclenchait. Je trouvais cela détestable, car la sonorité m’enchantait. « Jo-niac ! » : le h doit se prononcer comme un i. Pour me rattraper, j’avais décidé que mon nom d’acteur, quand je serais grand et célèbre, serait Gaspard de Jonhac. Je devais cependant faire face à des difficultés insurmontables : je ne savais ni embrasser ni monter à cheval ! Heureusement, ma destinée me délivra de ces affres. J’ai appris à embrasser et définitivement renoncé à essayer de grimper sur une de ces bêtes monstrueuses. Les seuls chevaux que j’avais croisés étaient ceux de la Garde républicaine, bruyants et énormes pour un bonhomme de sept ans.

Aucune photo, aucun autre document de famille n’apparaissait dans ses papiers, au demeurant restreints et classés dans une mince chemise. Le livret de famille m’avait appris le nom de mes grands-parents et l’existence d’un oncle, Albert, de dix ans le cadet de mon père. Michel, né en 1941 et décédé en 1943 et Gabrielle, née en 1944 et décédée à dix-sept ans, séparaient Antoine d’Albert.

J’appris aussi que je devais mon appartement à mes grands-parents. Papa avait hérité d’une très forte somme à la mort de sa mère, très peu de temps avant ma demande. Je découvris également qu’il avait hérité auparavant de son père un très bel appartement boulevard Saint-Germain, dont la location était gérée par une agence.

Quand je découvris chez le notaire l’étendue de la fortune qui me revenait, je fus stupéfait. Ce soir-là, je me souviens, l’incohérence entre la rupture relationnelle et le maintien du lien financier m’apparut, d’autant plus que la richesse ne semblait pas intéresser mon père qui préférait la reconnaissance intellectuelle. Nous vivions correctement, sans ostentation. Il avait délégué toute la gestion financière quotidienne, se contentant de son salaire, puis de sa retraite. Pourquoi ne m’en avait-il jamais parlé ? Mon effarement attira des remarques sceptiques du notaire sur mon ignorance. Il ignorait que cette déficience s’étendait beaucoup plus largement.

En rentrant dans ma nouvelle maison, j’ai eu l’impression de me rapprocher de mon père. Il avait vécu son enfance ici, peut-être sa jeunesse. Son frère et sa sœur étaient également décédés ici. Je décidais de descendre le lendemain au cimetière pour rechercher d’autres noms.

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