L'histoire - 10 -

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La cérémonie est terminée. Une grande partie du village était présente, comme à chaque enterrement du reste. Léon sort avec lenteur du cimetière. Quel triste jour, malgré cet agréable soleil d’octobre ! Il soutient Ophélie, sa mère, fort éprouvée par la perte de son époux. Il sait la tendresse qui les liait. Sa mort est une perte irrémédiable. Il regrette de ne pas lui avoir encore plus exprimé son amour filial. Pourtant, cet homme restait un inconnu, très avare de ses paroles. Proche et lointain, mais exemplaire. Ses deux sœurs entourent également leur mère, délaissant leur maris à cette occasion. Cette famille soudée et aimante est un bienfait.

Tout le village était à la messe. Les notables des environs, leurs connaissances de Rodès ont fait le déplacement, même le vieux monsieur Nayrague, soutenu par Armand. Le chagrin de ce dernier montrait l’estime qui les avait liés.

Voilà une quinzaine d’années que Léon travaille avec son parrain, sous la supervision lointaine de son père qui n’intervenait plus à la fin que pour trancher les questions importantes. Un de ses souvenirs les plus forts reste leur conversation dans le bureau, alors qu’il découvrait cette responsabilité. Son père l’avait rudoyé, car, lors d’une visite, il avait prononcé inutilement des mots blessants vers un de leurs paysans. Martin lui avait expliqué que son confort, ses études venaient de ces gens-là. Il devait les respecter. Puis il lui retraça son enfance, sa vie de fils de domestique, comment il avait grandi et travaillé en tant que serviteur et laquais. Ils appartenaient eux-aussi au peuple servile. Martin raconta sa chance extrême et par quel moyen, en imitant son maitre, il avait pu acquérir de la fortune. Ce discours exceptionnel d’un père taiseux à un adolescent de dix-sept ans le marquera toute sa vie, l’ouvrant à une philanthropie généreuse. La force de ce trait traversera la plupart des générations à venir. Léon ressassera cette incroyable aventure. Il cherchera à en savoir plus. Jeune adulte, il s’en rapprochera, le tannant pour arracher des bribes de son passé. Martin cédera finalement devant son fils aimé, touché par cette proximité. Léon couchera sur un cahier l’histoire heureuse de son géniteur.

À l’entrée dans cette maison, il a un frisson, car maintenant, c’est lui le maitre. Il a appris longuement sous la houlette de son père et d’Armand, mais savoir et pouvoir ne sont pas semblable. Surtout, dorénavant, il est le seul maitre de la famille et d’une centaine de personnes. Il est un peu effrayé par ce passage, sans cependant douter de lui.

Ses études chez les frères lui ont bien formé la tête. Son malaise vient de son caractère rebelle associé à sa timidité. À force de tout ramener à la religion, les bons pères l’ont rebuté. Il s’est mis très tôt à douter, sa logique d’enfant butant sur trop d’incohérences. Craignant la foudre de ses maitres, il n’a jamais confessé son incrédulité. Il en souffre. Il veut s’instruire par lui-même. L’exemple de son père lui a montré la possibilité de changer sa destinée. C’est aussi ce questionnement qui le tourmente en franchissant le seuil.

Pour l’instant, il doit assurer son rôle, recevoir tous les invités et prendre soin de sa mère. Auparavant, il monte voir Honorine. Leur petite fille de trois ans joue aux côtés de sa maman alitée, grosse d’un fils, espère-t-il. Tout va bien. Il se remet avant de descendre : son image doit être solide.

Les personnes présentes sont presque toutes des habitués qui se retrouvent. Depuis maintenant cinq ans, cette société est invitée le dimanche de la Sainte Trinité, événement majeur pour la famille. Le choix de cette date avait été très délicat, car une référence à une fête religieuse était nécessaire, mais sans avoir à obtenir la bénédiction du clergé. Cela écartait la fête du Sacré-Cœur, culte majeur de la région. La Pentecôte arrivait trop tôt dans l’année. La Saint-Antoine, la fête du village, était exclue : cette date était maudite depuis le jour de folie de 1742 qui avait vu des affrontements avec les jeunes de Mayssière, laissant plusieurs morts.

Cette journée compassée de printemps débute par un repas généreux, servi dans la grande salle et s’achève dans le jardin autour d’une citronnade, boisson exotique s’il en est. Les menus, joliment imprimés, en français de Paris, sont conservés année après année. L’établissement des listes d’invités donne lieu à des réflexions ardues si on en juge par les ratures et ajouts sur leurs préparations. Par ce moyen, Léon étend lentement la notoriété de la famille.

Ce repas d’enterrement marque une fin. Malgré la lourdeur du temps et du moment, Léon sent une ambiance détendue et gaie, comme si un soulagement devenait nécessaire après cette cérémonie éprouvante.

Léon prend la suite de son père. Plus ouvert et plus à l’aise, aussi bien avec les paysans qu’avec les notables, il est apprécié et connu dans tout le pays comme le boun mèstre de Jonhac.

Le petit Augustin naitra au fond de l’hiver, heureusement de santé robuste, ce qui lui permettra de survivre à l’attaque de la petite vérole dans sa cinquième année, fléau qui emporte un enfant sur trois. Isolé dans sa chambre, surveillé par une bonne qui lui répétait : « Arrête de te gratter, sinon, aucune fille ne voudra jamais de toi ! », il lui répondait : « Attache-moi les mains ! ». L’anecdote restera, mais Augustin aura le visage très peu marqué.



— C’est curieux cette « garden party » !

— Je pense que c’est l’ouverture de la route entre Rodès et Cahors, qui passait par Lampeyrac, qui les a reliés à la ville et aux mondanités. La famille reçoit la bonne société des lieues aux alentours. Il suffit de voir la liste des invités qui s’allonge chaque fois, jusqu’à cinquante personnes, mélangeant robins, notables, bourgeois, ecclésiastiques… On comprend la grande salle de réception !

— Tu veux dire que c’était prévu dès la construction ?

— On dirait ! Ou plutôt, toute maison respectable avait forcément une salle de bal ou de réception. Bon, ces entassements de menus et de listes d’invités sont sans intérêt. On voit juste qu’ils mangeaient bien quand ils faisaient la fête ! Le plus amusant est cette histoire de citronnade, qui semble être le must exotique de ces journées.

— C’est fini pour Léon ?

— On va passer à Augustin, son fils. Il a fait ses études chez les frères, comme son père. Il partage avec lui un esprit libre et ouvert aux idées nouvelles de l’époque. Léon exprime, dans une lettre de 1775, sa fierté de détenir les vingt-huit volumes de l’Encyclopédie, après vingt ans d’abonnement à cette « révolution des esprits », affirmant, dit-il, « avoir lu tout ce qui avait trait à l’agriculture et parcouru la majeure partie de ce savoir enfin réuni ». Père et fils aiment partager les idées originales de Voltaire, de Rousseau, d’Holbach, toutes ces nouveautés révolutionnaires. Augustin en devient prosélyte et se fâche avec les notables catholiques rigoristes, proches des dévots et des Jésuites. Le curé cesse de lui dire bonjour, ce qui l’amuse beaucoup. Le progrès est en marche !

— Tellement en marche, que la Révolution arrive !

— Doucement ! Il nous reste deux ou trois tranches de vie à découvrir, dont deux sont encore relatives à l’agriculture.

— Décidément ! C’était vraiment leur quotidien…

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